Chacun l’accorde : Benoît Hamon est un homme sympathique, et de tout son programme émane une infinie gentillesse. Une gentillesse toute maternelle, qui sait faire droit aux désirs et aux besoins de chacun des 60 millions d’enfants de la République.
Si ce projet avancé d’un Etat maternant se présente avant tout comme le résultat d’une rencontre stratégique entre l’approche communautaire façon EELV et celle préconisée par la célébrissime note de Terra Nova, il semble donner à voir dans les couleurs de notre époque la sombre vision du despotisme doux qui effrayait le libéralisme de Tocqueville voilà bientôt deux siècles.
Lorsqu’on lit le slogan qui barre les affiches de campagne de Benoît Hamon, son invitation à « faire battre à nouveau le cœur de la France » ne peut que rendre sympathique le programme du candidat officiel d’un Parti socialiste qui ne l’a pas suivi massivement. En appeler au « cœur », aux sentiments bienveillants et fraternels, humanise un programme qui présente pourtant un certains nombre de zones d’ombre aux yeux de celui qui interroge la possibilité de gouverner la Cité comme une grande Famille. Parmi elles, la question du travail est riche de non-dits et d’ambivalences.
Dès le 29 janvier 2017, à l’issue des primaires, il cite Tocqueville : « Chaque génération est un peuple nouveau. C’est à vous de décider quel peuple vous voulez être […]. Votre générosité peut montrer la voie à tous les Français ». « Générosité » : le mot est lancé. La solution à la pauvreté passera, pour Benoît Hamon, par un élan du cœur – c’est-à-dire, au sens étymologique, par une « charité » publique. Celle-ci prendra le nom de Revenu universel.
Sauf que pour Tocqueville, cette charité n’est pas recevable dans une démocratie bien pensée. Il y voit sourdre cette « tyrannie douce » qui entretient les désirs matériels dans une logique d’économie de marché, et qui produit en boucle paupérisation et assistanat. Conservateur mais libéral, l’opposant au césarisme de Napoléon III lui préfère un mélange de solidarité d’inspiration politique et de charité individuelle chrétienne.
Comme Tocqueville, Benoît Hamon se défie de l’appauvrissement massif de pans entiers de la population, à l'origine d'une désocialisation qui fait encourir à la société un risque de chaos. La paupérisation doit donc être prise en charge. Contre elle, Tocqueville prône l'association, qui permet de multiplier les contacts entre les individus. C'est le moyen de lutter contre l’asservissement de toute autre valeur au désir immodéré des biens matériels, c’est-à-dire contre l'individualisme. Il y voit l’essence même de la démocratie, la protection contre le despotisme des désirs immodérés. Or tel n’est pas, semble-t-il, le parti-pris de Benoît Hamon.
Une douce tyrannie ?
Ses propositions ne manifestent aucune volonté de renversement politique. Il demeure fidèle à la perspective d’un Etat social qui se doit d’intervenir contre l’accroissement des inégalités et ses effets. Dans cette perspective, les rapports de pouvoir demeurent pyramidaux. Face aux inégalités qui écartèlent la famille française, il en appelle ainsi « seulement » à un bouleversement de leur prise en charge, modélisée par le Revenu universel.
Sous la plume de Tocqueville, dans La démocratie en Amérique, on peut lire une critique virulente de ce type de proposition :
« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »
Cet Etat absolu et bienveillant est la forme que doit revêtir ce que Tocqueville appelait la douce tyrannie : une tyrannie maternante au service du bien-être immédiat qui, en désœuvrant la volonté de l’homme, lui retire le goût de la réflexion et de la liberté. Dans ce modèle, l’égalité – pourtant chère à Tocqueville – se dévoie par un triomphe obtenu en se confondant avec l’identité. Devant le tyran, où plutôt à l’abri d’un Léviathan protecteur, il ne semble plus y avoir de différence. La plaie de la pauvreté est pansée, et dans l’ouate du convalescent ou du nourrisson biberonné, les rescapés du paupérisme, alignés dans une condition commune, ne menacent plus l’ordre établi. Cet ordre, pourtant, n’en est pas moins pyramidal ; et dirigé par ceux qui, en plus d’en tirer meilleurs bénéfices, se voient ainsi légitimés par leur fonction d’assistance.
Dans son Discours sur la question du droit au travail du 12 septembre 1848, sous la présidence du futur Napoléon III, Tocqueville s’opposait à une proposition constitutionnelle visant à obliger le gouvernement à fournir du travail en dernier ressort à ceux qui n’en auraient pas. Un « droit opposable au travail », en somme. Il y attaquait un socialisme faisant de chaque homme « un agent, un instrument, un chiffre. » Ce qu’il dénonçait dans ce projet, c’était plus largement un projet politique valorisant les « passions matérielles de l’homme » et l’appel à une consommation illimitée (laquelle semble s’être aujourd’hui réalisée dans le modèle de notre « société de consommation »). Loin d’être aveugle aux inégalités qui divisent la société française à l’aube de sa révolution industrielle, il dénonce l’attaque « tantôt directe, tantôt indirecte, mais toujours continue aux principes même de la propriété individuelle », qui selon lui va à l’encontre de l’esprit de la Révolution française, façonné par les idéaux de la bourgeoisie. Car aussi bourgeois soit-il, la remise en cause de cet idéal n’était rien d’autre, selon Tocqueville, que le projet de confisquer la liberté humaine. Car la propriété est aussi l’outil du maître de la maison, dont sont dépourvus aussi bien ses enfants que ses esclaves. Et Tocqueville de conclure : « si, en définitive, j’avais à trouver une formule générale pour exprimer ce que m’apparait le socialisme dans son ensemble, je dirais que c’est une nouvelle formule de la servitude. » Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville identifia la démocratie avec « l’égalité dans la liberté », et le socialisme avec « l’égalité dans la gêne et la servitude. »
Pauvreté bien ordonnée
Tocqueville est donc peu suspect de sympathies socialisantes. En retour, il est nécessaire selon lui « d’introduire la charité dans la politique », de concevoir « des devoirs de l’Etat envers les pauvres, envers les citoyens qui souffrent, une idée plus étendue, plus générale, plus haute qu’on ne l’avait eu. » Ainsi, dans des textes comme le Discours sur la question du droit au travail ou le Mémoire sur le paupérisme (1835), s’il exprime sa préoccupation au sujet de la dépendance créée par une charité publique indifférente aux ressources de la propriété, il approuve aussi la charité privée qu’il appelle alors « du christianisme appliqué à la politique », et il différencie très nettement une telle approche des tentatives socialistes pour transformer les hommes en pupilles de l’Etat – c’est-à-dire en bénéficiaires infantiles d’un patrimoine aussi national que mystifié dont la gestion propriétaire reste éternellement la prérogative de l’Etat paternel.
Entre charité individuelle bien ordonnée et solidarité publique non-caritative, les propositions de Tocqueville laissent le lecteur contemporain dubitatif. Dans tous les cas, elles expriment une réticence profonde vis-à-vis des propositions du socialisme naissant, qui lui semblent résonner comme un défi fondamental auquel devra s’affronter la liberté en démocratie. De fait, à bientôt deux siècles de distance, les doutes de Tocqueville s’immiscent à nouveau dans la proposition de Revenu universel brandie par Benoît Hamon – avant qu’il n’en rabote l’essentiel lorsque la victoire fût venue –, qui résonne comme l’écho du Speenhamland.
Qu'est donc le Speenhamland ? C'est le nom donné à un revenu minimum mis en place dans l'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, dès les prémices de la révolution industrielle. D’après l’économiste hongrois Karl Polanyi, qui écrit en 1944, ce revenu de base contribua à développer davantage la paupérisation des masses laborieuses : son existence incitait en effet les employeurs à tirer les rémunérations vers le bas, jusqu’au minimum, au point d’amoindrir fortement les avantages du travail et donc d’assécher le vivier de travailleurs qui devait le financer, tout en alignant la norme des revenus sur le strict nécessaire. De sorte que selon Karl Polanyi, « l'abolition de Speenhamland fut le vrai acte de naissance de la classe ouvrière moderne... quoi que leur réservât l'avenir, ce fut ensemble que classe ouvrière et économie de marché apparurent dans l'histoire ». Ce fut aussi l’apparition du rôle de l’Etat-providence, qui gère le salariat et donc la perpétuation de l’économie capitaliste. La proposition de Benoît Hamon pose ainsi une épineuse question : si le Revenu universel doit permettre d’offrir une solution à la raréfaction du salariat en particulier et du travail en général, offre-t-il aussi une solution aux apories du Speenhamland ? Et jusqu’à quand les entreprises pourront-elles se satisfaire d’un marché de consommateurs frugaux ?
La Nation comme subvention ?
Mais laissons ces questions historico-économiques aux économistes et aux historiens, et revenons-en à la philosophie. La mise en avant de la proposition du Revenu Universel, aussi gentiment cynique fut-elle, traduisait en réalité une autre préoccupation électorale. En août 2016, Hamon déclarait à Saint Denis: « Dans un pays où la question identitaire se substitue à la question sociale, il est prévisible que l’instinct des foules submerge bientôt la conscience du peuple. »
Par ces mots, il donnait privilège à la question sociale : il entendait conjurer le danger de voir le peuple paupérisé se dissoudre en une foule non-solidaire de ses intérêts communs, et se réfugier dans les questions identitaires réservées, par une analyse un peu rapide, aux partis d’extrême droite. S’il est un avertissement à retenir des considérations de Tocqueville sur la « tyrannie douce », c’est peut-être sa mise en garde contre les dangers que lui-même voit à vouloir construire une identité universelle des catégories populaires sur la base de l’égalité. Conjurer le communautarisme au nom d’une identité des bénéficiaires de l’Etat social et de son cortège de « droits », voilà qui est tentant. Le risque qui demeure est que la liberté de chacun s’endorme à l’ombre tutélaire d’un pouvoir dont on ne pourra plus guère attendre que la mansuétude paternelle – dans l’attente d’un « âge viril » toujours à venir…
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