Une plongée dans la violence infernale des quartiers les plus pauvres de Mayotte – si loin, si proches.
Tropique de la violence est le sixième roman de Nathacha Appanah. Née en 1973, elle y donne à lire la plongée dans l’enfer d’une jeunesse livrée à elle-même. Dans le quartier le plus pauvre de Mayotte, le plus misérable des territoires français d’outre-mer, le personnage central lit et relit, comme un talisman et par contraste, le conte d’Henri Bosco : L’Enfant et la rivière. Autour d’elle, cinq destins se croisent et révèlent la violence de leur quotidien. Tandis que la voix de l’auteure s’efface, la voix de chacun des personnages raconte une histoire intérieure de la violence.
Tout commence par une adoption, par une blanche de trente-trois ans, infirmière à l’hôpital. « J’ai vu des femmes avec des cancers tellement avancés qu’ils n’existent plus, en métropole, que dans les livres de médecine. J’ai vu des grands brûlés à la peau toute pourrie, des bébés morts depuis plusieurs jours mais toujours dans les bras de leurs mères, des hommes aux jambes sectionnées par des requins. » Le bébé a quelques jours. Sa maman en a seize et l’abandonne à Marie, qui le prénommera Moïse. Délaissée par son mari, l’infirmière va négocier son divorce contre un certificat de reconnaissance de paternité. Mais, vers treize ans, Moïse arrivé en « kwassa sanitaire » va lui reprocher de lui avoir volé sa vraie vie. Il va se détourner du collège et se livrer aux petits malfrats qui tiennent le quartier de la misère, et qu’il regarde comme des géants. Ce sera d’autant plus nécessaire pour lui que sa mère, Marie, qui l’a conçu sans pécher, décède bientôt, d’un coup, seule, d’un AVC. Plus de retour possible.
Déjà, Moïse vient de commettre un meurtre. A seize ans, il est placé en garde à vue. Après la polyphonie des six personnages qui rythme le début du roman, c’est ici sa seconde originalité. A partir de là, il tente de comprendre pourquoi, comment le si jeune Moïse en est arrivé à cette extrémité – non sans réserver une ultime coup de théâtre. On découvre ainsi ce monde interlope de la drogue, des vols et parfois des viols quotidiens, ses lois, son architecture de mafia dirigée par un adolescent boucané, qui a supplanté un précédent chef, et à qui le premier lieutenant succédera à son tour.
On découvre l’hypocrisie des politiciens accourant peu avant les élections, avec les coffres de leurs berlines pleins et leurs gardes du corps, leurs pactes secrets, leurs lâchetés. Donnant la parole à un inspecteur de police, Nathacha Appanah lève le voile sur les faiblesses du système et plus encore sur le désarroi des fonctionnaires si démunis. L’inspecteur décrit ainsi le quartier défavorisé, surnommé Gaza. « C’est un bidonville, c’est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c’est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c’est une énorme poubelle fumante [quand, de l’intérieur, ils regardent les poubelles des riches qui débordent…], Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France ». Le policier a même cette phrase : « Il m’est arrivé d’espérer quand il y a eu le petit Syrien échoué sur une plage turque. Je me suis dit que quelqu’un, quelque part, se souviendrait de cette île française […] pourtant il n’y a jamais rien qui change ».
Les ONG, du moins leur personnel, sont étrillées ici et là. L’un des personnages, cependant, relève l’honneur. Il ouvre une maison pour les jeunes du quartier. La concurrence n’était pas acharnée : « Mayotte, c’est la France et ça n’intéresse personne. Les autres voulaient […] de la vraie misère […] des pays où “c’est chaud”, des pays où les tempêtes succèdent aux guerres ». En offrant sa protection à Moïse, l’humanitaire va pourtant le faire buter sur son destin. Celui-ci est devenu lieutenant du roi du ghetto, de celui que tous jalousent mais qui exerce son pouvoir en sachant secrètement les faiblesses de chacun ; il domine par le chimique vendu – ou parfois donné, à bon escient – et la répression. Ainsi Moïse, pour avoir déserté au profit du petit blanc de l’ONG, sera-t-il violé par tous ses anciens partenaires, sous les yeux du chef.
Il était bêtement retourné comme un agneau vers son prédateur. Sans mère et sans maître, le souvenir des premiers débuts se confond alors avec l’anticipation de la fin de toute chose : alors « j’ai réalisé que j’avais à peu près l’âge de ma mère quand elle avait débarqué sur cette plage de sable noir encerclée de baobabs. Avait-elle eu peur dans la nuit, pendant la traversée ? Est-ce que j’avais pleuré ? Savait-elle qu’il y avait un creux dans les baobabs dans lequel elle aurait pu me glisser ? » Et de tirer en conscience la balle fatale.
Tropique de la violence est donc un roman rude, très rude, réaliste et humaniste à la fois. Il dessille qui veut voir avec l’auteure, au-delà d’elle, ce monde terrible et si proche – car les quartiers sont partout. Natacha Appanah publie simultanément Petit éloge des fantômes, une suite de sept nouvelles au style éminemment proche et parfait, qui donne à partager des souvenirs d’une enfance passé sur l’île Maurice où auprès de ses grands-parents. « Nous acceptons que les larmes viennent sans prévenir », disent encore ces fantômes dont elle dresse l’éloge. Dans un livre comme dans l’autre, elle ranime des êtres étonnamment universels dont nous partageons l’humanité sans réserve, avec gratitude.
Nathacha Appanah
Tropique de la violence
Gallimard, 2016
192 p., 17,50 euros