Le dossier Polyphonies syriennes va à la rencontre d'écrivains, d'intellectuels et d'artistes venus de Syrie à Paris : retrouvez un nouveau portrait tous les lundis et vendredis sur nonfiction.fr.
Prêter attention aux voix de ces exilés syriens de Paris – qu’ils soient là depuis longtemps ou qu’ils soient arrivés depuis 2011 –, c’est trouver auprès d’eux des éléments de réponses à la question « Comment en sommes-nous arrivés là ? ».
Les intellectuels syriens en exil à Paris se demandent tous « comment en sortir ? » et nous indiquent des pistes.
Bassma Kodmani et Salam Kawakibi, les politologues du Jour d'après
« Je suis pour l'intégrité de la Syrie. »
Bassma Kodmani, à 28 minutes sur ARTE, le 24 février 2016
Bassma Kodmani, née à Damas en 1958, vit en France depuis qu’elle a dix ans et jouit des deux nationalités. Docteure en sciences politiques de l’Institut d’études politiques de Paris, elle est directrice de l’Initiative pour une réforme arabe (Arab Reform Initiative), fondée en 2005, qui regroupe onze instituts de recherche arabes et six instituts européens et américains. Elle a été membre du bureau exécutif du Conseil national syrien (CNS) à sa création en septembre 2011 et une de ses porte-parole, poste dont elle démissionna en août 2012, à la suite d’attaques personnelles et de controverses.
Cela ne la dissuade pas cependant, de participer à la mise sur pied de la délégation de l’opposition à Riyad en décembre 2015 et aux débuts des négociations de Genève, suspendues à cause de la poursuite des raids du régime et de la Russie. Retracer ses prises de position publiques, c’est faire l’inventaire des occasions perdues et prendre conscience du coût politique et humain d’une non intervention extérieure, à mettre en regard avec le coût de l’intervention américaine en Irak en 2003, sans accord des Nations unies, ou de l’intervention occidentale en Libye en 2011, dans le cadre d’une résolution de l’ONU…
21 novembre 2011, à la mairie du XXe arrondissement de Paris – C’est la première intellectuelle syrienne que je lis dès avril 2011 et c’est la première que je vais écouter dans Paris. Bassma Kodmani, d’un ton posé, raconte la création du CNS en août 2011, coalition hétéroclite de 74 technocrates, consciences politiques, Syriens de la diaspora, représentants du mouvement révolutionnaire sur le terrain. « Ainsi, en trois semaines de temps, la Déclaration de Damas, les Comités locaux de coordination, le groupement de formations kurdes, les Frères musulmans se sont fédérés. Les critères allaient de soi : la volonté politique, la représentation géographique, l’équilibre communautaire pour respecter la diversité de la société syrienne. L’objectif qui nous rassemble, c’est la chute du régime et la mise en place d’un État civil au service d’une société pluraliste. »
Un mouvement citoyen en faveur d’une société pluraliste
« Notre priorité, c’est de représenter les 20-40 ans qui constituent l’essentiel de la rue syrienne (certains leaders de terrain ont décidé de sortir de Syrie pour prendre des responsabilités au sein du CNS) et de créer des instances de décision. Nous avons créé une attente, à nous d’y répondre. Mais nous avançons lentement car nous venons d’horizons et de cultures professionnelles très différentes. Les jeunes, qui n’ont jamais eu de mots d’ordre religieux, sont très vigilants par rapport aux opposants de longue date appartenant à différents partis politiques, parmi lesquels certains ne sont pas défavorables à un dialogue avec le régime. . Les défis, ce sont la protection des civils, l’arrivée d’un nouvel acteur, l’Armée syrienne libre (ASL), la sortie du système Assad et la mise en place d’une période de transition. »
« Nous cherchons à peser sur la Ligue arabe (LA) pour qu’elle joue pleinement son rôle auprès de la communauté internationale et qu’ensemble elles agissent. Car un pouvoir qui ne protège pas sa population perd sa légitimité. De même, quand l’ASL protège le mouvement pacifique, nous acceptons son action. Quand elle va au-delà, cela nous pose problème. Un Conseil militaire, formé récemment, devra se conformer à un certain nombre de règles s’il veut que le CNS soit son adresse politique. »
« Les tendances nationalistes et laïques, au sein du CNS, regardent plutôt du côté arabe ; les islamistes – dont nous connaissons bien les ramifications et la diversité – pensent plutôt à la Turquie quand ils cherchent des soutiens extérieurs. En tout état de cause, la Turquie, consciente d’être en première ligne par rapport au risque que représente la situation en Syrie, n’agira pas sans la couverture du Conseil de sécurité de l’ONU. Pour l’instant, les Russes sont crispés. Ils ne sont pas hostiles à l’opposition, ils sont hostiles à l’Occident. Le précédent libyen nous fait beaucoup de tort. » Pour finir, elle salue la position de la France qui reconnaît le CNS, fait « d’autant plus notable qu’elle avait des intérêts en Syrie. Elle considère la révolution syrienne comme un mouvement citoyen de toutes les composantes de la société. Sa position lui permet de jouer un rôle moteur au sein de l’Union européenne. » La clarté de l’exposé et le contenu de cette analyse rassurent les Français présents en nombre dans la salle.
Un train pour la Syrie
Le 11 décembre 2012, un TGV pour Strasbourg, affrété par l’association Souria Houria (Syrie Liberté), accueille militants et sympathisants. À son bord, une délégation de douze membres, conduite par l’ancien sénateur communiste Jack Ralite, doit se rendre au Parlement européen pour être reçue par des représentants des différents groupes parlementaires et le cabinet de la Haute représentante à la politique extérieure de l’Union européenne, Catherine Ashton, à l’époque. Dans le train du retour, Bassma Kodmani, rompue à ce type d’exercices, énumère les messages que la délégation a transmis : la Coalition est le seul représentant légitime du peuple syrien et les associations de médecins ont besoin de soutien, comme l’a illustré avec des témoignages concrets le professeur Raphaël Pitti de l’Union des organisations de secours et soins médicaux France (UOSSM). Quant à Samar Yazbek, elle a plaidé pour une action spécifique en direction des femmes dont la situation a régressé depuis la militarisation de la révolte. Le Belge Guy Verhofstadt, au nom des Libéraux, et la Française Eva Joly, pour les Verts, les ont assurés de leur solidarité. Eva Joly leur a suggéré de suivre sur le site Europa à quels projets sont affectés les 250 millions d’euros alloués pour l’aide humanitaire à la Syrie.
« Il faut qu’IL s’en aille »
10 octobre 2013, à l’Institut du monde arabe (IMA) dans le cadre du colloque de l’association Ila Souria (Pour la Syrie) – Bassma Kodmani intervient, d’un ton grave, pour parler des démocrates et de la démocratie en Syrie : « La société civile non partisane est maintenant en partie militarisée. Les membres des formations politiques – nationalistes de gauche, libéraux, Frères musulmans et leur bras armé –, les militaires passés à l’opposition, ont souvent fui à l’étranger. Les djihadistes venant d’ailleurs sont un cancer qu’il faut combattre. La révolution n’est pas islamiste mais elle est financée par des islamistes. Les démocrates ont pris les armes. D’où la nécessité de les nourrir, de les armer et d’avoir une stratégie militaire. Enfin, il est important de maîtriser le récit de la révolution réécrit par le régime. La tragédie leur appartient. Et nous, à l’extérieur, nous devons documenter les crimes. L’objectif, c’est de sauver la Syrie alors que le désordre la déchire. La solution politique, dorénavant, exige une stratégie militaire et une stratégie politique. »
« Sauver la Syrie, cela implique le départ d’Assad et de sa famille. Sauver la Syrie, cela veut dire assurer le droit de se réunir, de se gouverner, de se développer, et ne pas constituer un danger pour son environnement régional immédiat… Nos soutiens à l’extérieur redoutent le chaos, la vengeance, les haines confessionnelles et, de ce fait, freinent leur soutien militaire. Les rebelles de Douma, à l’est de Damas – la Stalingrad syrienne –, qui sont prêts à assurer la sécurité des convois humanitaires, le disent en recourant aux métaphores : “Nous sommes au milieu de la mer. Il va falloir que nous apprenions à nager. Mais il faut qu’IL s’en aille.” Quel que soit notre souhait de voir la victoire de la révolution, c’est la Syrie que nous voulons sauver. »
Les occasions manquées
28 octobre 2013, à une table ronde à l’Institut d’études politiques de Paris organisée par les étudiants de Sciences Po monde arabe. « La Syrie, pays pivot du Proche-Orient, ne suscite plus la compassion de l’opinion. Ce qui aurait pu être fait il y a deux ans n’est plus envisageable. Les États-Unis ont suggéré à l’opposition de coopérer pour obtenir une résolution à l’ONU ; elle n’est pas venue. L’hypothèse d’une zone d’exclusion aérienne a été écartée ; les armes antichars et les systèmes de défense antiaérienne n’ont pas été livrés. Les missiles SCUD sont utilisés pour la première fois par un dictateur contre son propre peuple ! Unir les Syriens était possible si nous avions eu une direction politique à leur proposer en accord avec les chapitre VI et chapitre VII de la charte des Nations unies. « Après l’utilisation d’armes chimiques et la stabilisation du régime d’Assad, il est possible de retourner maintenant à la solution politique dans un moment où la situation militaire sur le terrain renvoie dos à dos régime et djihadistes. La recherche d’une solution politique passe par un impératif : le départ de la famille régnante, à savoir deux ou trois familles. Certains diplomates reconnaissent qu’Assad ne coopérera jamais. Seule une liquidation physique l’empêcherait de continuer de tuer et de salir l’ONU et les normes du droit international. »
« Un casse-tête pour les diplomates »
21 octobre 2014 à l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) – Trois ans et demi de conflit et maintenant ?
« Commençons par préciser l’état des forces sur le terrain entre le régime, l’Armée syrienne libre – la résistance nationaliste proprement syrienne – le groupe État islamique qui contrôle dorénavant un quart à un tiers du territoire syrien. Il faut remonter à l’automne 2013, quand une riposte à l’utilisation des armes chimiques a été envisagée, pour comprendre la situation présente. Les frappes sous leadership américain n’ont pas eu lieu. D’où une contre-offensive du régime dans certains endroits. »
« Tout au long de 2014, le régime n’a rien fait pour combattre Daech ; l’ASL, elle, ne fait plus le poids maintenant que Daech s’est équipé sur le dos de l’armée irakienne à Mossoul. C’est ce qui a décidé la coalition internationale menée par les États-Unis à intervenir car ils ne peuvent pas laisser tomber l’Irak étant donné que Bush et les néoconservateurs américains ont créé le problème en 2003 [au moment de l’invasion du pays, à la recherche d’armes de destruction massive, de la chute de Saddam Hussein et du démantèlement de l’appareil d’État baathiste NDLR]. Pendant ce temps, les frappes du régime contre l’ASL et la population civile s’accentuent. »
« Pour le moment, l’ennemi n° 1, c’est Daech ; l’ennemi n° 2, c’est le régime mais il reste un non-dit. Aucune tentative n’est faite pour chercher une solution politique avec la Russie et l’Iran. Les Alaouites ont perdu 60 000 hommes, ils ont plus de 100 000 blessés à vie dans leurs rangs ; le régime est fatigué, contesté de l’intérieur. Le prolongement de pareille situation n’apportera pas la stabilité. La coalition internationale doit avoir un objectif politique clair en Syrie car Daech s’étend là où le régime, qui continue de payer les fonctionnaires, le laisse face au vide. »
« Il est temps de sortir de la crise syrienne, plus dangereuse que la guerre civile libanaise et le conflit israélo-palestinien pour la région. L’effort militaire devrait être parallèle à un effort diplomatique. Or, dans le cas de la Syrie, il n’y a pas d’effort diplomatique fait en direction de la Russie et de l’Iran. Il y a eu pression sur le gouvernement irakien et l’Iran à propos de l’Irak ; pas à propos de la Syrie. Lakhdar Brahimi [le diplomate algérien, qui avait accepté en 2012 d’être médiateur de l’ONU et de la Ligue arabe] a confié, en 2014, après avoir rendu son tablier que "La crise a été sous-estimée par tous les diplomates. La Syrie n’a pas été prise au sérieux." Dans ce contexte, écraser Daech demeure l’objectif n° 1 des pays du Golfe, faire partir Assad, l’objectif n° 1 de la Turquie. Les Syriens, eux, ont besoin d’un plan de sécurisation. La vérité, c’est qu’Assad a créé ce monstre. Si nous nous laissons manipuler par lui, la boucle sera bouclée. En combattant Daech sans combattre le régime, nous le remettons en selle, conclut Bassma Kodmani. »
Arrivons à 2015, marqué par un enlisement diplomatique. Sur le terrain, au printemps, les rebelles et l’EI infligent des défaites au régime, au Nord, au Sud et à l’Est. Le régime est à bout de souffle. À la fin de l’été, Assad appelle Poutine à l’aide. Le 30 septembre, Moscou intervient dans le ciel syrien. Avec l’appui au sol des Pasdaran iraniens, les rebelles perdent du terrain à Lattaquié et à Alep. La Russie choisit ce moment pour mettre sur la table un plan de sortie du conflit en huit points. Le Groupe de soutien international pour la Syrie qui compte vingt pays, dont la Russie et les États-Unis, attrape la balle au bond, en dépit de grandes divergences sur le fond et mandate l’Arabie saoudite pour qu’elle mette sur pied une délégation de l’opposition en vue de pourparlers de paix. Le 18 décembre, pour la première fois depuis le début du conflit, la résolution 2254, soumise par le secrétaire d’État américain John Kerry, est votée à l’unanimité par le Conseil de sécurité.
Le plan russe comme la résolution 2254 de l’ONU sont moins favorables à l’opposition que ne l’était le texte de juin 2012, lors des premières négociations de Genève, qui prévoyait la mise en place d’une autorité gouvernementale de transition dotée des pleins pouvoirs. Mais au moins, souligne Bassma Kodmani avec pragmatisme, le 20 janvier 2016 à l’iReMMO, avant de retourner à Genève, – outre la Russie, les États-Unis et les Européens – les acteurs régionaux qui comptent sont impliqués dans ce nouveau processus : l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie…
Comme les perspectives d’un succès politique sont lointaines, il est indispensable que l’opposition obtienne des mesures de confiance, insiste-t-elle : la levée des villes assiégées, la libération des prisonniers (leur nombre est estimé à 90 000 ou 100 000 et il y a 50 exécutions par jour) et l’arrêt des raids aériens. L’opposition refuse de considérer ces questions humanitaires comme des conditions préalables, ce sont des mesures de confiance.
À la conférence de Munich à la mi-février, pourtant marquée par un climat très sombre, un accord de cessation des hostilités a été annoncé et il est intervenu le 27 février. Il tient encore le 10 mars, en dépit de violations. Pendant la trêve, deux vendredis de suite, les manifestations ont repris, avec les drapeaux des révolutionnaires et le mot d’ordre « la révolution continue », sans un drapeau noir. Quelque temps plus tôt, décidemment pragmatique, Bassma Kodmani déclarait en songeant au Yemen et à la Libye : « compte tenu de la situation de la population civile, on ne peut pas être contre un cessez-le-feu. Et si on discute d’un cessez-le-feu, il est important que les groupes armés soient à la première place des négociations ».
Un deuxième round de négociations doit se tenir à Genève du 14 au 24 mars, sous l'égide de l'ONU, a annoncé le 9 mars à l’Agence France Presse (AFP) l'envoyé spécial pour la Syrie Staffan de Mistura. Bassma Kodmani s’y rend « sans illusions », m'a-t-elle confié le 12 mars. À peine arrivée à Genève, la délégation de l’opposition syrienne apprend le retrait partiel des troupes russes de Syrie, avec prudence et une lueur d’espoir.
Salam Kawakibi à l'IMA
« L'opposition syrienne est le reflet de cinquante ans de dictature et la diaspora a perdu la guerre de la communication. »
Salam Kawakibi, aux Dimanches de Souria Houria, le 26 octobre 2016
Salam Kawakibi, né à Alep, a fait des études de relations internationales dans sa ville natale avant de les poursuivre à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence où il a fait des sciences politiques comparatives. Son DEA en poche, il est retourné à Alep où il a dirigé l’Institut français du Proche-Orient en Syrie de 2000 à 2006. Il est aujourd’hui directeur adjoint de l’Initiative arabe de réforme (Arab Reform Initiative).
Salam Kawakibi n’est pas un chercheur qui cache sa sensibilité derrière des rapports et des chiffres. Au contraire, celle-ci irrigue ses prises de position qui oscillent entre le pessimisme le plus noir et le désir de ne pas insulter l’avenir. Ainsi il pratique volontiers l’autodérision quand il raconte comment, en voyage à Alep, peu de temps avant le soulèvement, en 2011, il se désolait du calme de ses concitoyens… Il adopte souvent un ton sarcastique quand il veut exprimer sa colère, sa déception ou sa rage, selon les publics et les circonstances. Il ne dissimule pas non plus sa nostalgie.
L’obsession du Jour d’après
Ainsi je l’ai entendu plusieurs fois regretter, en public comme en privé, que les diplomates ou les experts n’aient pas tous pris la peine de lire le document de 122 pages, intitulé Le Jour d’après (The Day After), aboutissement d’un an de travail collectif, financé par l’Institut américain de la paix et dévoilé le 28 août 2012 à Berlin au siège de l’Institut allemand pour les affaires internationales et la sécurité (SWP). C’est en effet un document essentiel. Il aurait mérité d’être traduit en allemand, en français et en suédois pour toucher, au-delà du cercle des diplomates et des experts, les leaders d’opinion dans les pays qui accueillent une importante diaspora syrienne aujourd’hui. Le projet a réuni 45 représentants de l’opposition, de différents profils – parmi lesquels on retrouve Bassma Kodmani –. Leur but était de proposer une vision de l’après-Assad, de mettre en avant les principes sur lesquels une transition pouvait s’engager et d’identifier les défis et les risques à relever. Le document a voulu aussi faire des recommandations concrètes, en songeant aux Syriens des Comités locaux de coordination (LCL) notamment engagés dans la résistance sur le terrain, dans six domaines – l’État de droit, la justice transitionnelle, la réforme des services de sécurité, l’élaboration de la Constitution, la loi électorale et la mise en place d’une Assemblée constituante et les réformes économiques et sociales – dans le cadre d’un processus forcément délicat. Quatre ans plus tard, la prise en compte du pourrissement de la situation sur le terrain s’impose. Les auteurs ont d’ailleurs laissé blanche la page 74, concernant le calendrier de mise en œuvre de leurs recommandations…
Un long tunnel
30 septembre 2014, lors d’une table ronde à l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), après l’invasion de Daech – Salam Kawakibi s’emploie à rappeler des faits trop oubliés. Le régime n’a jamais frappé Daech avant la prise de Mossoul. Depuis, il cherche à se racheter une virginité… Les frappes occidentales contre Daech sont en retard de plusieurs mois sur ses mouvements sur le terrain, pourtant observables en Syrie via Google Earth . À Deir ez-Zor, à l’Est et à Idlib, au Nord-Ouest, ce sont les combattants de l’ASL qui ont chassé les djihadistes de Daech. Pour marquer d’autres points au sol, ils ont besoin de moyens, pas de formation, contrairement à ce que pensent les Américains.
26 octobre 2014 aux Dimanches de Souria Houria (Syrie libre) conçus et animés par Farouk Mardam-Bey, le chercheur poursuit sur sa lancée : « depuis 2003, le régime cherche à favoriser l’émergence d’un mouvement comme Daech, né en 2004, indépendant financièrement depuis 2007. Il a bénéficié d’une aide financière et militaire dans la région d’Alep avant l’évasion, en 2011, de mille djihadistes d’Al Qaeda de la prison d’Abou Ghraïb, en Irak, vers la Syrie dans des cars pullman climatisés… La coalition internationale a une stratégie en Irak ; pas en Syrie. L’opposition syrienne est le reflet de cinquante ans de dictature et la diaspora syrienne a perdu la guerre de la communication. Nous avons perdu la bataille de l’unification de l’opposition. Franco a été réhabilité pour combattre le communisme. Assad peut encore servir. Je vois un long tunnel très noir. »
L’instrumentalisation des minorités, la rente de situation du régime
24 avril 2015 – Sur le régime, les minorités et notamment les chrétiens : le régime baathiste s'est servi des chrétiens pour mieux asseoir sa domination et tromper l'Occident. Extraits.
« En Occident, le discours selon lequel le régime de Bachar al-Assad serait un moindre mal a aujourd'hui le vent en poupe. Parmi des pans entiers de l'opinion, le dictateur de Damas passe pour le dernier rempart protecteur d'une minorité chrétienne en voie de disparition. Cette perception est le résultat d'une stratégie qui porte ses fruits. Celle d'un régime qui a toujours su jouer habilement la carte de la division entre les diverses composantes de la société syrienne et instrumentaliser la religion à des fins dominatrices. »
« Dans une société où la liberté d'expression et la citoyenneté n'existent pas, les Assad ont commencé par créer de toutes pièces une hiérarchie religieuse – chrétienne comme musulmane – à leur botte. La nomination des muftis et des évêques était soumise à l'approbation des tout-puissants services de renseignements syriens. Transformés en véritables agents administratifs, beaucoup d'évêques ont relégué au second plan la vie spirituelle et l'attention aux pauvres et bénéficié de nombreux avantages matériels. »
« Le régime a par ailleurs compris tout le bénéfice qu'il pouvait tirer de la montée de l'islamisme, dès les années 1980, en soufflant sur les braises de l'ignorance et de l'obscurantisme. Toute action intellectuelle qui prônait la pensée réformiste était bannie. Des propos et comportements agressifs à l'égard des chrétiens ont commencé à se répandre, chacun se définissant désormais à partir de sa religion. »
Claire A. Poinsignon
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Stèle à la mémoire d'Abd al-Rahmân al-Kawâkibî à Alep.
DU DESPOTISME ET AUTRES TEXTES, D'ABD AL-RÂHMAN AL-KAWÂKIBÎ
« Une lecture récente d'un texte ancien »
Dédicace de Salam Kawakibi
Le 3 février 2016 à la librairie L'Arbre à lettres, rue du Faubourg Saint-Antoine à Paris
L’œuvre maîtresse d’Abd al-Rahmân al-Kawâkibî, réformateur musulman, né à Alep dans une famille de religieux et de scientifiques, installée dans cette ville depuis le XIVe siècle, n’avait jamais été publiée en français. C’est maintenant chose faite grâce à l’éditeur Farouk Mardam-Bey, responsable de la collection Sindbad chez Actes Sud, à la journaliste Hala Kodmani qui a assuré la traduction de ce texte dans un « style concis, simple et efficace » dénué « de tournures alambiquées » , et à Salam Kawakibi qui a rédigé une préface et une postface à cet ouvrage d’une modernité troublante et presque insolente.
Lors de la présentation du livre, Farouk Mardam-Bey rappelle qu’au XIXe siècle, les intellectuels musulmans qui ont participé au mouvement de la nahda, qu’on traduit communément par renaissance, ne s’appuyaient que sur des références à l’islam pour justifier les réformes qu’ils préconisaient. Kawâkibî, lui, avait étudié au départ les sciences juridiques et l’histoire puis s’était tourné vers la physique et les sciences naturelles. Comme il connaissait le turc, il a eu l’occasion de lire Montesquieu en turc, lecture qui le pousse à réfuter la notion de despote éclairé, antithétique à ses yeux et lui donne envie de « percer le secret de la civilisation occidentale ».
Salam Kawakibi, son arrière-petit-fils, refuse d’endosser le rôle de thuriféraire officiel mais il est fier de cet héritage et le cite souvent dans ses rapports et ses articles. Pour lui, les points forts de la pensée de son aïeul sont la séparation qu’il prône entre le religieux et le pouvoir et l’importance qu’il accorde aux sciences humaines – philosophie, sciences politiques, sociologie –, ennemies jurées des despotes en tous temps et en tous lieux. Il a connu les théoriciens italiens, nous raconte-t-il, à travers des commerçants vénitiens d’Alep et c’est ainsi qu’il est devenu un lecteur d’Alfieri et un auditeur de Vivaldi.
En 1902, le livre sort au Caire ; Kawâkibî meurt « empoisonné par des agents du sultan », selon Salam qui a recueilli quelques souvenirs de sa fille quand elle était très âgée. (Elle avait organisé la première manifestation de femmes du monde arabo-musulman en 1899 pour exiger la libération de son père, emprisonné sur ordre du sultan à Alep avant qu’il ne s’exile au Caire). Et cependant le contexte de l’empire ottoman sous le sultan Abdulhamid II n’était pas aussi répressif que celui qui prévaut en ce moment en Syrie et en Égypte. Une lettre de Lénine à Kawâkibî, pieusement conservée avec d’autres archives et objets dans la maison familiale qui jouxtait la mosquée du même nom et devait être transformée en musée, a été perdue dans les bombardements d’Alep… Dans le monde arabe, le texte a été exploité par plusieurs courants politiques allant des communistes aux nationalistes arabes.
Hala Kodmani insiste, pour sa part, sur la volonté de l’auteur de s’adresser aux « captifs du despotisme », sans le truchement d’intermédiaires : « voyez à quoi vous êtes réduits, réveillez-vous, reprenez votre destin en mains, révoltez-vous, soulevez-vous ! » Outre la façon dont il dissèque de l’intérieur, en connaisseur, les ressorts du despotisme, l’ouvrage de Kawâkibî est aussi pour les lecteurs francophones non spécialistes un témoignage précieux sur la foi d’un musulman de son temps – ouvert et tolérant à l’égard des autres religions monothéistes et asiatiques – et sa vision de l’islam dont il ne peut s’empêcher de faire l’apologie (pas moins de 51 références au Coran en attestent). Sa volonté réformatrice est profondément enracinée dans sa foi car, selon lui, Dieu a créé les hommes libres et égaux avant que le despotisme ne pervertisse le message. Son esprit, épris de raison, manie les faits scientifiques et les concepts politiques avec une aisance manifeste. Quant à ses talents d’observateur et de moraliste, ils font penser à la fois à l’historien et sociologue Ibn Khaldûn et à La Bruyère. Enfin, la rivalité entre l’Orient et l’Occident et les traits de la civilisation occidentale l’interpellent : la révolution industrielle, l’affaire Dreyfus, le scandale de Panama…
Lui qui maîtrisait l’arabe, le turc et le persan, enjoint son fils parti étudier la médecine à Istanbul, d’étudier le français tous les jours puis l’anglais pour avoir accès aux revues scientifiques et pouvoir rédiger dans les trois langues. Il prie simplement Dieu que son fils ne prête pas « attention aux gens de la médecine avec leurs croyances matérialistes. »
Après une première expérience de jeunesse à Al-Furât, le journal officiel d’Alep, interrompue par les autorités, Kawâkibî crée ses propres journaux pour propager ses idées : Al-Chahbâ (La Rousse, surnom populaire d’Alep) en 1877, interdit au bout de seize numéros, puis, en 1879, Al-I’tidâl (La modération) qui lui vaut un premier emprisonnement, au bout de dix numéros. Contraint à l’exil au Caire, il lance Al-‘Arab (Les Arabes), suspendu par le khédive en personne. Malgré ces déboires, il voue un culte au journalisme, auquel il assigne une mission de service public (cf. la postface p. 214).
Bref, ce réformateur demeure moderne. Il va même jusqu’ à exhorter les peuples arabes à « apprendre le sens du mot “je” ». Sur ce dernier point, les printemps arabes lui ont emboîté le pas, même s’ils ont payé au prix fort leur incapacité, du fait des circonstances historiques, à suivre la règle énoncée dans la dernière partie « En finir avec le despotisme » (p. 176) : « Avant de combattre le despotisme, il faut préparer ce par quoi il va être remplacé ».
Du despotisme et autres textes
‘Abd al-Rahmân al-Kawâkibî
Traduits de l’arabe par Hala Kodmani
Préface et postface de Salam Kawakibi
Collection « Sindbad »
Actes Sud, 2016
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ÉCOUTER
Le groupe franco-syrien Soutour à l’Institut du monde arabe (IMA) lors de la journée de solidarité La Syrie au cœur le 24 février 2013, 12’44.
L’Été, tiré des Quatre saisons de Vivaldi, interprété par le violoniste serbe Nemanja Radulovic dans une version de 2011 consacrée meilleure interprétation des 25 dernières années par la Tribune des critiques de disques sur France Musique. Qu’en aurait pensé ‘Abd al-Rahmân al-Kawâkibî qui, dans son chapitre consacré au progrès, rêve d’un homme « trouvant son plaisir dans l’innovation et la créativité et non dans la conservation de l’ancien » ?
Salam Kawakibi sur France Culture.
VOIR
14 mars 2014 – Bassma Kodmani raconte l’exil et la « révélation » qu’a été pour elle, depuis Paris, la révolution en Syrie, 4’16.
20 janvier 2016 – Bassma Kodmani répond à la question de l’iReMMO : quelles négociations ?
Sitcom tournée à Alep par Lamba Media Production pendant les combats, Forbidden in Syria (Interdit en Syrie, 2014) en plusieurs épisodes, mis en ligne sur YouTube. Humour noir garanti.
LIRE
Pour mémoire, cette frise chronologique de Courrier international sur les cinq ans de révolte, de répression puis de guerre.
Salam Kawakibi, à mots ouverts, 7 septembre 2011, L’Express, repris par Souria Houria.
Site de l’Initiative pour une réforme arabe (Initiative Arab Reform) en anglais.
Site du Jour d’après, The Day After (TDA) en anglais.
28 août 2012 – Présentation du projet Le Jour d’après à Berlin : soutenir une transition démocratique en Syrie
27 août 2014 – L’opposition syrienne modérée n’a pas la capacité de combattre sur deux fronts, contre le régime de Damas et contre les djihadistes de l’Etat islamique. Mais la coalition d’anciens adversaires qui est en train de se mettre en place pour affronter l’EI pourrait vite se rendre à l’évidence que Bachar al-Assad n’est pas un allié fiable, pas plus que ne l’était Nouri el-Maliki en Irak, écrit Basma Kodmani, directrice de l’Initiative pour la réforme arabe .
9 mars 2016 – Syrie : négociations à Genève du 14 au 24 mars.