Les Feuillets de la Minotaure, sous-titrés « récit-poèmes », sont un volume conséquent et important. Il révèle un écrivain, femme et qui le revendique : la Minotaure. Elle précise : « Je préfère les auteurs qui ont de la tenue. » Son livre est riche en significations, complexe, dont la forme multiple reste un vecteur, pas une fin en soi. Malgré quelques embrassements de la prose et des vers, la partie récit couvre les 90 premières pages et les principaux poèmes achèvent le « recueil »   .

Captivités

Le titre invite à la rêverie. Les feuillets devraient s’échapper du labyrinthe ; la Minotaure, avec eux, se délivrer de ses pulsions. Le recueil est construit en trois grandes parties, auxquelles s’ajoutent une ouverture et un final, ainsi qu’un intermède séparant la partie récit de celles des poèmes. Les deux parties qui forment le récit, d’égale importance en volume, font se succéder un échange asymétrique de lettres non datées, et des « journuits », c’est-à-dire des pages de journal, là encore sans date – ce qui ne facilite pas la lecture. S’il fallait résumer le récit : deux femmes à l’évidence se sont passionnément aimées et se déprennent l’une de l’autre. Bien que Min(o)a écrive à Chloris le plus grand nombre de lettres, puis tienne le « journuit », on se demande si Chloris, donnée pour légère et détachée, ne serait pas de convention. « Je vous laisserai reprendre votre liberté. » Aucun portrait, par exemple. Mais peu importe. Car le sujet profond du livre, c’est comment « écrire pour fuir ce vide laissé par la mère […] ne pas être dévoré » ou, dit autrement : « De quelles captivités sommes-nous les otages ? De nous-mêmes, des autres ? »

Angèle Paoli est habile à brouiller les pistes, elle a pris le génie du labyrinthe. Si elle déclare n’être « pas très experte ni très habile dans les faux-semblants », elle reconnaît combien « l’aune de la visibilité/lisibilité » est flatteuse et nécessaire. Elle écrit encore : « Dans la transparence, pas de fantaisie possible. Je préfère le caché au dénudé ; ce qui est dedans et qu’il faut chercher, à ce qui est dehors, exhibé, visible à l’œil nu et au premier regard. J’aime tout ce qui cache. Voiles, maquillages, superposition des jupons. J’aime le mystère. Aux eaux claires, je préfère les eaux profondes. […] Le limpide synonyme d’ennui. » Ce ne sont là que les ruses les plus évidentes, à partir desquelles elle nous incite à creuser, jusqu’en nous-mêmes, profondément, pour explorer les vides de nos geôles intérieures.

L’amour, la mort, l’écriture

Cependant le gnothi seauton (ou « Connais-toi toi-même ! »), comme promené de l’Antiquité à nos jours, n’est pas seul à produire de belles pages. Celles sur l’amour, que ce soit en prose ou en vers, sont convaincantes. On sent la passion à fleur de peau. Les 39 alexandrins de la sextine donnée en ouverture éclatent comme un plein jeu de cathédrale : « liberté du désir de la rage en dérive / se couler à nouveau dans les vagues du rêve ». Angèle Paoli a beau graver dans ses pages que « l’espace divin est interdit aux femmes, encore plus aux étrangères », elle gagne un firmament certain.

Inévitablement, elle considère notre fin dernière et combine la nécessité de disparaître (« est-ce là ce qui gît de crasse de désespoir / de griffes de crochets // crocs qui lacèrent la peau / jusqu’à l’à-vif ») avec celle de durer un peu par les livres. Le poème « (Orphée) »  qui précède le chant final « (Le Brame de la Minotaure) » disent encore : « mon destin est obscur et mes maux sans appel ». C’est donc un livre sombre et lumineux tout ensemble, de haute tenue, d’une richesse intense, pour ne pas dire insondable, que Les Feuillets de la Minotaure. D’autres, plus savants, l’amour au cœur peut-être, sauront en dire davantage et mieux. Mais déjà, ce livre n’est pas près de se refermer
 

Angèle Paoli, Les Feuillets de la Minotaure
Corlevour et Terres de femmes, 2015
176 pages, 22€