Un texte essentiel à quelques semaines du début de la COP21
Délaissant le style des essais d’histoire des sciences et d’épistémologie qui les ont fait connaître , Naomi Oreskes et Erik Conway nous proposent dans cet ouvrage étonnant une sorte de docu-fiction venu du futur. Nous sommes en 2393, et à l’occasion du tricentenaire de la fin de la civilisation occidentale, des historiens se penchent sur les causes de son effondrement. Le principal coupable identifié, le changement climatique, et l’incapacité des générations du XXème et XXème siècle à y faire face de façon responsable, sont ainsi analysés dans un texte hybride qui mêle exposition des contextes politiques et connaissances scientifiques actuelles sur la question, incarnation des conséquences vraisemblables avec une histoire imaginée du XXIème siècle, et dénonciation à peine déguisée des causes de notre incurie collective.
L’historien venu du futur découpe ainsi notre histoire : la période de la Pénombre, allant de 1988 à 2093, fondée sur un déni du changement climatique, de ses causes anthropiques, ou d’une minimisation de ses conséquences, et qui s’achève par le Grand Effondrement et la Migration massive, de 2073 à 2093 - 2093 marquant donc la fin de la civilisation occidentale. La période de la Pénombre voit s’entremêler évènements passés et futurs dans un récit qui gagne ainsi en vraisemblance : à « l’année sans hiver » qu’ont connue les Etats-Unis en 2012 succède ainsi l’été perpétuel de 2023, causant la mort de 500 000 personnes. Des réactions en chaîne de l’augmentation de la concentration du CO2 dans l’atmosphère s’ensuivent, causant la disparition de la banquise arctique estivale puis le dégel du permafrost arctique dans les années 2060, ce qui entraîné une hausse de la température d’environ 11°C en moyenne par rapport aux niveaux actuels. Les conséquences socio-politiques ne se font pas attendre, et on estime qu’ 1,5 milliard d’humains ont dû quitter leur région d’origine pendant la Migration Massive.
J’arrête là le résumé de la description aussi effrayante que réaliste des conséquences du changement climatique dans l’ouvrage pour m’attacher aux causes analysées. Si les suspects habituels, à savoir l’absence de volonté politique et l’action délétère des lobbys du complexe de l’industrie fossile sont bien évidemment mentionnés, on trouve également une analyse aussi fine que convaincante des responsabilités de la communauté scientifique elle-même, à travers notamment trois éléments : la division du savoir en disciplines académiques empêchant d’avoir une vision globale (et présentée dans le livre comme un archaïsme douteux, au même titre que les inégalités entre homme et femme ou le concept même de PIB) ; les conventions sociales régissant les significations statistiques, notamment l’intervalle de confiance à 95%, établi pour éviter les erreurs de type I (croire à quelque chose qui n’existe pas), tout en favorisant les erreurs de type II (ne pas croire à quelque chose qui existe) ; le mode de diffusion des travaux scientifiques, « enfoui[s] dans des revues spécialisées » .
On regrettera cependant que l’ouvrage, centré sur la question du changement climatique et de l’émission humaine des gaz à effet de serre, n’offre pas une vision plus globale des enjeux environnementaux – les auteurs se gardent bien par exemple de se prononcer sur l’industrie nucléaire – ni ne propose une réflexion épistémologique sur les spécificités du changement climatique – en faisant appel par exemple à ce que le philosophe Michel Puech appelle « les catastrophes lentes » . Mais l’extrême concision de l’ouvrage (moins de 150 pages en comptant les annexes) est aussi ce qui fait sa force et on ne peut pas tout avoir…
En outre, la nouvelle édition parue le mois dernier propose des annexes bienvenues, notamment une postface des auteurs qui va plus loin dans la formulation de recommandations concrètes – par exemple, supprimer « les subventions perverses à l’énergie fossile » - tout en développant une interrogation politique esquissée tout au long de l’ouvrage, dont on imagine le pouvoir subversif dans le contexte politique américain actuel : les pays démocratiques occidentaux sont-ils à même de résoudre le problème climatique ? A cette question provocatrice autant qu’essentielle , les auteurs offrent une réponse en demi-teinte, en faisant notamment référence à plusieurs réglementations fédérales aux Etats-Unis limitant la liberté d’expression quand il s’agit d’évoquer le changement climatique (comme l’interdiction des fonctionnaires en Floride d’utiliser l’expression « changement climatique » à l’écrit ou à l’oral dans leurs analyses sur la hausse du niveau de la mer) et lâchent ainsi une véritable bombe politique, loin des représentations habituelles : « Faut-il souligner l’ironie d’une telle situation ? L’Amérique, phare autoproclamé de la liberté dans le monde, interdit de parler du changement climatique, tandis que la Chine – qui reste un pays autoritaire, même si elle n’est plus vraiment communiste – agit pour le combattre. »
A quelques semaines du début de la COP21, un texte essentiel à partager sans modération.