Un manifeste pour la sobriété heureuse à travers une analyse critique de la société technicienne.
Même les moins écolos d’entre nous s’accordent généralement pour reconnaître que « non, ça ne peut plus continuer comme ça », comme l’illustre par exemple le « Jour du dépassement » atteint il y a quelques jours (19 août 2014 : Date symbolique à laquelle la consommation globale excède les capacités de production de la planète). Dans ce contexte, Philippe Bihouix réussit le pari de repenser une nouvelle société à partir d’une utilisation plus raisonnée et moins gourmande des technologies, et ce sans tomber, du moins la plupart du temps, dans une technophobie primaire. Citant volontiers Barry Commoner, Matthew Crawford, Jacques Ellul ou Ivan Illich, dont il apparaît comme un disciple un peu turbulent, l’auteur dessine ainsi le profil technique d’une société conviviale et proprement décroissante.
Très pédagogique, l’ouvrage est divisé en quatre sections : un premier acte explique « comment on en est arrivé là » et pourquoi la solution à la crise environnementale n’est pas à chercher du côté de la technologie; un deuxième acte expose les principes de base des basses technologies, fondées avant tout sur une remise en cause des besoins ; un troisième détaille, secteur par secteur, à quoi ressemblerait la vie quotidienne au temps des basses technologies ; enfin un quatrième acte s’interroge sur la faisabilité de la transition.
Le premier quart de l’ouvrage n’apprendra pas grand-chose à ceux déjà familiers du sujet, hors quelques données anecdotiques à glaner. Pour les autres toutefois, l’ouvrage a le mérite de rappeler quelques fondamentaux. Ainsi sur la question énergétique (passer directement au paragraphe suivant pour les experts…), l’auteur, ingénieur de formation lui-même, explique très pédagogiquement l’importance de la prise en compte du rendement énergétique de chaque site, ou EROI (Energy Return On Energy Invested), c’est-à-dire de la quantité d’énergie nécessaire à la production d’énergie. Le problème n’est en effet pas qu’il n’y ait plus, dans un futur plus ou moins proche, de pétrole ou de gaz à extraire, comme les médias peuvent parfois le laisser penser, mais l’énergie nécessaire à l’extraction de ce pétrole ou de ce gaz. Pour donner les chiffres cités dans l’ouvrage, un champ onshore d’Arabie Saoudite a un rendement autour de 40 (un baril de pétrole nécessaire pour en produire 40) tandis qu’au Canada, les sables asphaltiques de l’Athabasca ne dépassent pas un rendement de 3, avec un input sous forme de gaz naturel. « En clair, on brûle du gaz pour produire deux à trois fois plus de pétrole. » Une analyse similaire de la situation des métaux amène à l’idée non seulement d’un pic du pétrole ou d’une autre ressource, mais d’un « peak everything » : « Nous pourrions nous permettre des tensions sur l’une ou l’autre des ressources, énergie ou métaux. Mais le défi est que nous devons maintenant y faire face à peu près en même temps : plus d’énergie nécessaire pour les métaux moins concentrés, plus de métaux nécessaires pour une énergie moins accessible. »
Mais quid de l’innovation ? L’auteur tord le cou à ce qu’il appelle les « tartes à la crème high tech », comme la bioéconomie, les nanotechnologies ou la dématérialisation de l’information, qui sont loin d’être techniquement soutenables. Une bonne raison en est, par exemple pour les nanomatériaux, qu’il s’agit d’applications dispersives, c’est-à-dire utilisant d’infimes quantités de métaux certes, mais sans aucun espoir de recyclage, ce qui renvoie au problème initial de l’accès aux ressources primaires.
Notre société se trouverait ainsi dans une triple impasse, liée à la raréfaction des ressources, à l’explosion des polluants divers, à la consommation d’espace enfin – sur ce sujet, l’auteur avance le chiffre, proprement incroyable, de 1% de la superficie du territoire français artificialisé (un joli mot qui veut dire bien souvent une terre agricole ou une forêt qui devient une zone commerciale, un nouveau lotissement ou un parking)… en moins de 10 ans ! C’est pour répondre à cette triple impasse que l’auteur nous invite à penser une société radicalement nouvelle.
La priorité absolue est de repenser nos besoins, car « l’enjeu n’est pas entre croissance et décroissance, mais entre décroissance subie (…) ou décroissance choisie. » Pour ce faire, plusieurs pistes sont envisagées et détaillées par l’auteur, dont les plus importantes sont sans doute la sortie du tout-voiture, une forme de moratoire sur le bâti (rénover plutôt que construire), une agriculture fondée non sur une augmentation toujours accrue de la productivité (production par travailleur) mais soucieuse du rendement surfacique (production par hectare), une relocalisation de l’industrie tout en restant vigilant aux effets d’échelle, enfin pour le monde financier la fin du prêt à intérêt, qui entraîne mécaniquement un besoin de croissance.
Pour intéressantes qu’elles soient, ces propositions rejoignent en partie celles d’un Pierre Rabhi ou d’un Serge Latouche, que l’auteur cite d’ailleurs, avec un accent il est vrai plus prononcé sur les questions industrielles en général et les ressources minières en particulier. Mais Phippe Bihouix va plus loin, et aborde de façon tout à fait sérieuse des questions qui le paraissent beaucoup moins. Ainsi sur la question des loisirs nous propose-t-il un tableau comportant le nombre de m² nécessaires par joueur pour différents sports, afin de déterminer quels sports sont les plus gourmands en surface, et par conséquent à éviter. Lecteurs qui frétillez déjà sur vos sièges en vous demandant si vous devriez annuler votre match de dimanche, rassurez-vous : si vous pratiquez le ping-pong , le basket ou le volley, votre « rendement surfacique » est tout à fait honnête. En revanche, amateurs de golf, de foot ou de tennis, il serait bon de vous restreindre – ou au moins de jouer en double (dans le cas du tennis) ! Pour les autres, je vous invite à consulter la figure « Kant appliqué aux sports de balle » .
Toutes ces mesures, des plus systémiques aux plus anodines, ont comme objectif principal de réduire la consommation globale d’énergie et de ressources. D’après l’auteur, pour être soutenable, notre production d’énergie devrait ainsi atteindre 20 à 25% de notre consommation actuelle, d’où les nombreux changements à effectuer. La question de la faisabilité d’une telle transition occupe donc tout naturellement le dernier quart de l’ouvrage, qui répond globalement (mais on s’en doutait un peu) que oui c’est possible, si chacun y met du sien, d’autant qu’au fond nous serions plus heureux. Et c’est là que mon adhésion à l’ouvrage se fissure un tantinet. Pourquoi ce besoin, chez les décroissants et sympathisants, de nous vendre une mesure nécessaire comme profondément désirable ? N’est-ce pas là imposer une normativité aux relents passéistes qui risque d’éloigner inutilement les plus accrocs à la modernité? Quelques exemples parmi d’autres : « Apprendre à cliquer sur une souris, est-ce nécessaire en maternelle ? Je n’ai pas appris à cet âge, et pourtant je me débrouille plutôt bien. » . Il me semble qu’on est là sur un autre débat (en l’occurrence deux autres débats puisque s’y rajoute la question de l’éducation) celui de la désirabilité de la décroissance en dehors de toute considération environnementale. Si je peux être sensible à l’humour dont vous faites preuve, M. Philippe Bihouix, permettez-moi de vous dire que le monde que vous décrivez ci-après ne me fait pas du tout rêver : « Je me prends à rêver d’un monde dans lequel, en arrivant chez des amis, au lieu d’apporter un bouquet virtuellement parfumé au kérosène, on proposera à la maîtresse de maison d’aller uriner dans le jardin potager pour rendre quelques nutriments à la terre et augmenter sa production légumière à venir. » Parce qu’en vrai Philippe, je suis désolée de vous décevoir, mais j’ai une confession à faire. J’aime l’odeur des fleurs coupées, et abomination, le goût des nuggets de poulet de chez Macdo ou les voyages vers des terres lointaines. Si mes choix de vie ne reflètent pas toujours mes goûts, si récemment encore j’ai acheté des billets de train pour un voyage professionnel de 15h plutôt qu’1h en avion, ce n’est pas que je ne trouve pas ces avatars de la modernité pratiques et réellement séduisants, mais c’est que j’ai conscience, comme vous, des impasses auxquelles ils nous mènent. Ou comme vous le dites de façon si poétique « Non, nous ne pouvons plus nous permettre de continuer à consommer comme des porcs, à produire et jeter comme des goujats, grâce à l’économie circulaire et aux énergies renouvelables, avec quelques aménagements, ici et là. » . Là on est d’accord Philippe. Mais arrêtez de nous prendre pour un enfant à qui on confisquerait son cornet Miko en lui disant « non mais voilà des choux de Bruxelles, c’est bien meilleur et tu vas te régaler, tu verras ! »