Morose journée internationale de la biodiversité. Un sujet de plus pour avoir le bourdon : la liste des espèces invasives s'allonge, triste pendant de la litanie des espèces menacées. La faute à la mondialisation. Mais pour l'auteur, Professeur émérite du MNHN, la robustesse perdue pourrait être reconquise.
Même en matière de biodiversité, la confiance des Français dans l'action des pouvoirs publics est bien basse : une récente étude du Crédoc publiée par le ministère de Delphine Batho à l'occasion de la Journée Internationale de la Biodiversité montre que 77% estiment qu'ils "ne font pas assez pour protéger la biodiversité, c’est à dire la protection des espèces et espaces naturels". Sur ce thème d'actualité, le président du conseil scientifique du WWF, par ailleurs conseiller environnement de la multinationale Cemex, signe un ouvrage fourmillant et, à la fois, très accessible, peignant une "Dame Nature" non-angélique.
Certes, "malade des activités humaines la biodiversité se porte mal " constate l'écologue Jean-Claude Lefeuvre, fier ancien "locataire" de la maison parisienne de Buffon au Museum de la rue Geoffroy-St-Hilaire (MNHN) . Mais il ajoute vite: la destruction et la fragmentation des habitats ont été considérés comme causes principales de son déclin.... jusqu'à récemment : "Fait majeur", néanmoins il est clair depuis peu que "l'une des causes essentielles de la régression de la biodiversité est due à des espèces exotiques envahissantes". La Nature aussi est comme un royaume divisé contre lui-même : elle nourrit en son sein une vitalité tantôt salvatrice, tantôt dévastatrice. Cette volte-face irréfragable, selon des accélarations/décélarations très variables, est relatée avec une précison d'horloger et des exemples luxuriants dans cet ouvrage qui ne se contente pas, Dieu merci, de tirer la sonnette d'alarme. Quand des fourmis exotiques envahissent les territoires des puces... électroniques de nos joujoux high tech, dévastant nos terminaux (ordinateurs, téléphones mobiles, tablettes...) une "nouvelle frontière" n'est-elle pas franchie?
Tous les continents sont et furent le théâtre d'un subreptice paradoxe : des espèces introduites au nom du renforcement de la biodiversité d'un territoire seraient finalement "à la base de la perte substantielle des espèces locales, ou autochtones" . Un peu comme une réponse du Berger à la Bergère : à la fièvre de conquête de l'homme correspond une "pulsion" de colonisation perpétuée par la nature elle-même. Un effet de miroir, à méditer. Sauf que l'auteur ne nous en laisse pas le temps, le panorama qu'il dresse est au contraire entrainant : par monts et par vaux, elle court, elle court, l'invasion biologique...
Un riche panorama "glocal"
Le chapitre 1 met en balance les motivations des introductions volontaires d'espèces importées du fait des humains et la disséminiation naturelle à l'échelle de la planète. Sans cette dernière, par la voie des airs et des courants marins, à l'origine de la biodiversité, la planète eut été largement plus inhospitalière, de toute évidence.
Par exemple, la dissémination naturelle est à l'oeuvre dans le phénomène des tornades capables de "faire pleuvoir des grenouilles" à des kms de leur lieu de naissance. Le franchissement des barrières géographiques est vieux comme le monde : en atteste, allègrement, l'endo/exochorie des oiseaux, notamment les hordes de migrateurs, semant aux 4 vents les graines de plantes . Sans ces phénomènes précédant, et de très loin, les grandes expéditions humaines, les îles vierges d'origine volcanique auraient paru nettement moins attrayantes aux colons de la Réunion par exemple (Ile Bourbon, au XVIIème s.)
Pour autant, ne croyons pas que la disséminiation naturelle, par les courants marins et les voies aériennes, est antédiluvienne tandis que les importations de "bonnes étrangères" perpétrées par un désir humain - ou une nécessité- d'améliorer menus, pharmacopée, jardins d'agrément... serait une tocade des Temps modernes. Les marchands intercontinentaux, explorateurs au long cours, et les légions d'expat' ou de touristes ont prodigieusement amplifié une propension humaine attestée au moins 10 000 avant J.C., avec l'introduction volontaire du daim de Mésopotamie à Chypre. Ou encore, celle de la Myrrhe d'Erythrée en Egypte pharaonique, pour le bon plaisir de la Reine Hatshespsout. Ces exemples fameux paraissent toutefois bien tardifs, comparés "aux 1ers Mélanésiens, il y a environ 35 000 ans, vraisemblablement responsables de l'intégration progressive d'espèces à usage alimentaire, médicinal ou symbolique parmi lequelles l'Igname, le bambou, la canne à sucre..."
Des introductions utiles vs invasives
Car la manie consiste, de longue date, à se déplacer avec armes et bagages. Autrement dit, son "jardin de curé" personnel, ses animaux de compagnie voire, ses cheptels . Ce phénomène a laissé des traces, tout au long de l'histoire des peuples sillonnant la Terre, de gré ou de force parfois. Il y eut des implantations réussies, admet le Professeur Lefeuvre, c'est-à-dire sans gravissimes dommages collatéraux brusquant l'équilibre de l'écosystème d'accueil, en particulier sur les espèces natives avec lesquels les nouveaux venus ont fâcheusement tendance à entrer en compétition. Mais "Quel éleveur breton de dindes, de pintades ou de poules s'imagine que les premières viennent d'Amérique, les secondes d'Indonésie, les troisièmes d'Afrique tropicale?" Qui songerait en effet aujourd'hui à se plaindre de la pomme de terre acclimatée par Parmentier, à considérer le maïs comme un étranger à bouter hors de France, à honnir le parfum d'une rose de Damas, ce butin des Croisés, ornant un talus francilien? Enjambant les époques et les lieux, comme un Chat Botté, le Professeur Lefeuvre varie les focus pour le plus grand bonheur du lecteur globe-trotter, féru de biologie. Résultat, un panorama haut en couleurs, et contrasté. A la fois scientifique et fabuleux. En effet, si d'entrée de jeu foisonnent les exemples de "greffes" réussies, le chapitre 2 s'attache au contraire aux conditions qui favorisent les prétendants au mortifère label d'espèce "invasive".
Fourmis d'Argentine supplantant les espèces états-uniennes, coccinelles de Chine parachutées en Europe pour prêter main forte aux locales dans la guerre aux pucerons mais laminées à leur tour dans la bataille, lapins longtemps méditerranéens colonisant tardivement l'Europe du Nord au point de conduire Colbert à interdire les Garennes ; ou, plus près de nous, la flopée de micro-algues importées "à la faveur" du trafic martime international, responsables de quelque 60 000 intoxications alimentaires par an (mortelles dans 1,5% des cas)... la liste des espèces invasives est aussi vertigineuse que celle des espèces menacées d'extinction. Non sans déconnexion. Un état des lieux des dégâts abyssaux occasionnés, nonobstant les apologues invétérés des "Belles vagabondes" (tel le paysagiste Gilles Clément) occupe le chapitre 3. Ce livre impartial leur accorde place . Dans le monde académique, "le regard sur les espèces invasives a changé" explique le Professeur Lefeuvre . Il rélève quelque les 12,5Md d'euros dépensés chaque année en Europe pour lutter contre les ravages des bioinvasions représente une somme ! Or elle n'affole pas les partisans de l'exotisme. Mais la mobilisation des chercheurs s'intensifie sur ce "sujet d'importance internationale". Le chapitre 4 cartographie cet engouement tardif et lent, par rapport aux enjeux économiques et environnementaux estime l'auteur. "Une course contre la montre" s'engage titre le chapitre V, qui égrène les moyens actuels mis en oeuvre pour juguler la destruction de la biodiversité liée à ces Attila "100% bio".
Effets en cascade...
Vanité des vanités que de prétendre '"assigner à résidence " les espèces, bien sûr. Le livre invite à réféchir au bien fondé et aux conséquences des transferts volontaires, aux invasions impromptues, et aux interactions nouant les deux !
Zoom sur la fourmi, édifiante à cet égard : "Aux Seychelles, dans l'île aux Oiseaux, en s'attaquant aux rats, les gestionnaires ont déclenché une prolifération de fourmis folles (...) Les dégâts collatéraux sont impressionnants : en quelques années, les fourmis ont tué 3,5M de crabes rouges terrestres et détruit la colonie d'oiseaux marins pour la protection de laquelle le programme d'éradication du rat avait été conçu." . Fourmi d'Argentine, fourmi électrique, fourmi rouge (alias fourmi de feu, à cause de son venin brûlant) ou encore à longue pattes figurent sur la "liste des 100 espèces exotiques envahissantes parmi plus les néfastes au monde, d'après la Global Invasive Species Datrabase" issu du SCOPE -Comité Scientifique sur les Problèmes d'Environnement . La fourmi électrique, identifiée comme native d'une zone allant des Caraïbes au Nord de l'Argentine, est tout d'abord introduite accidentellement dans l'archipel néo-calédonien où elle se disperse, dans le sillage du pin des Caraïbes. Ses piqûres, douloureuses chez l'Homme occasionnent la cécité des animaux dommestiques piqués à répétition. Sans oublier les nuisances dans les maraîchages, champs, vergers... et d'autres secteurs. Quant à la venimeuse fourmi de feu, espèce sud-américaine qui migre au sud des Etats-Unis dès l'aube du XXème s et se déploie peu à peu dans le Pacifique et les Caraïbes, elle affecte "la santé publique, l'agriculture, la biodiversité, la qualité de vie et les infrastructures" . Une menace, non seulement pour les biotopes mais en outre, pour des artefacts humain comme les "fourmilières high tech" semblent l'indiquer.
... effets de surprise
Toute espèce (bactérie, virus, champignon, plante ou animal) exotique n'est pas fatalement invasive, ni même envahissante. Et vice-versa. Ou parfois, c'est "selon" : ainsi en va-t-il du Silure glane , une espèce de poisson protégée par la Convention de Berne mais considérée en France comme un ravageur de ses eaux douces... donc une espèce plus menaçante que menacée! La plupart des espèces "acclimatées" voire "naturalisées" disparaîtraient -comme le maïs et la pomme de terre sous nos latitude- s'ils n'étaient pas cultivés, souligne l'auteur.
Revers de la médaille, les hybrides les plus immédiatement performants se révèlent être, le plus souvent, des "clones très fragilisés lorqu'une maladie apparaît" . C'est le cas du pommier dont le cultivar original est, lui, résistant à moultes affections dont l'impitoyable tavelure . Redécouvert il y a deux ans environ, dans les montagnes du Tian Shan, au Kazakhstan où les premiers pommiers seraient nés, il y a 165 millions d’années, la "mère" de tous les pommiers (ou presque) est l'objet intense de recherches promettant la solution à l'éradication des ... phytosanitaires, drogues de nos vergers.
Là où il y a de la vie, il y a de l'espoir!
L'ouvrage ne se contente pas de tirer la sonnette d'alarme et passe en revue les pistes poursuivies ou à poursuivre, dans l'espoir de porter remède aux écosystèmes tourneboulés. Maintenant, "la lutte biologique (à vocation agricole initialement) est aussi appliquée dorénavant aux espèces invasives" . Piste prometteuse, mais risquée à l'aune des leçons évoquées plus haut (cf effets en cascade aux Seychelles par exemple). Les lieux pollués apparaissent plus propices aux invasives. La dépollution, donc les activités des éco-industries, auraient des vertus préventives.
Autre voie scientifique à explorer, suggère-t-il : ne pas seulement comprendre comment les espèces exotiques colonisent un nouvel écosystèmes mais pourquoi et comment des espèces "bien installées" finissent par déclarer forfait... Finalement, les mécanismes de l'expansion semblent avoir jusqu'ici plus fascinés les chercheurs que l'étude du même phénomène considéré du point de vue des "perdants".
Aussi alerte que le Micromegas de Voltaire, l'ouvrage non-fictif du scientifique Jean-Claude Lefeuvre se lit comme une épopée naturaliste, truffée de focus "macro" et "micro" scopiques. Foisonnant voyage à travers les âges, les continents! Une alternance de points de vue qui rend cette leçon de biologie singulièrement vivante