Un ouvrage incisif et convaincant qui démontre la réalité des forces de l'Allemagne, tout en déconstruisant les mythes économiques et médiatiques à propos des splendeurs supposées du "modèle allemand".
Les débats de 2012 et ceux de ce début d'année 2013 sont souvent l'occasion d'exprimer en France si ce n'est une fascination, en tous les cas une attraction pour le "modèle allemand". Le livre de Guillaume Duval, rédacteur en chef d'Alternatives Economiques, ingénieur ayant travaillé dans l'industrie allemande, a pour principal mérite de déconstruire ce modèle pour en pointer les réussites réelles et les faiblesses indéniables, ce qui éclaire d'un jour particulier la comparaison avec la France et les préconisations hexagonales d'inspiration allemande, d'une manière peu conforme à la doxa économique et médiatique.
Les ressorts de la puissance allemande ne sont pas ceux que l'on croit
Ainsi pourrait-on résumer la thèse de cet ouvrage : ce n'est pas la rigueur budgétaire allemande et la capacité des Allemands à accepter des sacrifices au nom de la compétitivité qui expliquent les réussites économiques de l'Allemagne. Cela a davantage à voir avec un système de relations sociales plus structuré qu'en France, une spécialisation de l'économie conforme à la demande des pays en croissance et une décentralisation qui permet une diffusion du capital financier, social et culturel propice à l'entrepreneuriat dans tout le pays.
A l'inverse, les réformes récentes, engagées par Gerhard Schröder et poursuivies par Angela Merkel dans le sillage de "l'agenda 2010", ont eu tendance à affaiblir le "modèle allemand", en accroissant spectaculairement les inégalités et la pauvreté. Cela suppose de revenir sur l'histoire récente de l'Allemagne pour voir pourquoi une meilleure compréhension de celle-ci devrait vacciner la France et l'Europe de toute tentation de copier la première puissance européenne dans ses impasses idéologiques.
Un "modèle allemand" ancien et fondé sur des atouts structurants
Sans entrer ici dans le détail, voici les idées forces développées par l'auteur :
- l'Allemagne est un pays historiquement sans colonies, marqué par l'émigration, et dans lequel l'industrie et les corporations ont un rôle central, faisant de la puissance économique allemande le meilleure allié de sa puissance politique ;
- les entreprises allemandes étaient traditionnellement moins dans une optique actionnariale que dans le respect du compromis rhénan de "l'économie sociale de marché", avec une politique de désinflation compétitive qui a fait ses preuves outre-Rhin et s'est peu à peu imposée au-delà des frontières de l'Allemagne ;
- deux éléments récents ont accentué les atouts de la puissance allemande : un modèle relativement écologique dans une société plus environnementaliste, face aux exigences d'un développement plus durable, que ses concurrents européens et une réunification de l'Ouest et de l'Est qui, coûteuse à court terme, est un atout majeur à moyen et long terme.
Dans ce contexte, l'approfondissement de la construction européenne et l'accroissement de l'internationalisation de l'économie ont amené l'Allemagne à des choix politiques présentés comme dignes d'inspiration. Qu'en est-il réellement ?
Schröder, 1998-2005 : analyse d'une mystification interne et d'une intoxication externe
Nous ne nous attarderons pas ici sur les éléments biographiques, pour le moins intéressants, développés par l'auteur pour expliquer le parcours et les mesures prises par le chancelier Schröder au pouvoir de 1998 à 2005, notamment son rapport à l'argent et à la richesse. Nous nous concentrerons sur ses décisions politiques et leurs résultats pragmatiques.
Sans être schématique, on peut résumer le credo de Schröder de façon assez simple : moins de dépenses et moins d'impôts pour plus de richesse et davantage de croissance. Après tout, autant tester empiriquement ces axiomes ! Cela s'est notamment traduit par l'agenda 2010 et les réformes dites "Hartz" (diminution de l'indemnisation du chômage, baisse des retraites, facilitation des licenciements, multiplication des "jobs à 1 euro", baisse de la fiscalité des entreprises...), au coût social important et aux résultats économiques... décevants.
En effet, si l'on compare les trajectoires de l'Allemagne et de la France de 1998 à 2005, que constate-t-on ? D'une part, le PIB de la France a augmenté de 14% contre 8,5% en Allemagne et durant la même période, notamment grâce aux 35 heures et à la politique macroéconomique du gouvernement Jospin, le nombre d'emplois a augmenté de 1,9 millions en France contre 1,1 million en Allemagne. D'autre part, en termes de politique budgétaire, la dette publique a davantage diminué en France qu'en Allemagne : de 59,5% du PIB à 57% en France, de 60,5% du PIB à 59% outre-Rhin. On est loin de la crise depuis 2008...
Si l'on considère toujours la totalité du mandat du chancelier Schröder, le PIB par tête s'est accru de 7,5% en Allemagne, de 10,5% en France et de 11% en moyenne dans la zone euro. Tant l'investissement privé que l'investissement public ont été bridés : le taux d'investissement des entreprises rapporté à leur valeur ajoutée est passé de 20,5% à 17% et l'investissement public est passé de 2% à 1,4% du PIB.
Mais ce n'est pas seulement l'Allemagne qui a perdu sur la période, ce sont avant tout les Allemands. Les salariés allemands ont perdu sur la période de 1998 à 2005 2% de pouvoir d'achat quand les Français en gagnaient 1,5% dans le même temps. Quant au taux de pauvreté, il a augmenté fortement puisque 10,5% des Allemands avaient un revenu inférieur à 60% du revenu médian en 1998 contre 14,5% en 2005. Pour un chancelier social-démocrate ayant pour programme de développer la solidarité, on a connu résultat plus probant ! Parallèlement, les inégalités au profit des plus fortunés ont explosé : en 1998, les 10% les plus riches gagnaient en moyenne 5 fois plus que les 10% les plus pauvres ; en 2005, les 10% d'Allemands les plus fortunés gagnaient en moyenne 7 fois plus que les 10% les plus modestes. La part du partage de la valeur ajoutée attribuée aux salaires a même diminué par rapport au règne du chrétien-démocrate Helmut Kohl (1982 – 2005) !
L'Allemagne, puissance démographiquement en déclin, mauvais élève du Pacte de stabilité européen, serait donc sérieusement un exemple à suivre en France ? La politique de Schröder, en pénalisant les exportations de la zone euro au service exclusif d'une politique court-termiste, conforme non pas aux intérêts de l'Allemagne mais à ceux du patronat allemand, réhabilite corrélativement celle menée par les deux autres figures de la gauche européenne de l'époque : Tony Blair et Lionel Jospin. Le premier, social-libéral, a réussi à baisser le coût du travail, porter le niveau de dépenses publiques de 39% du PIB en 1998 à 48% en 2008 et à instaurer un salaire minimum en Grande-Bretagne à un niveau assez élevé, ce que Schröder n'a jamais esquissé en Allemagne. Le second, socialiste, a réussi à combiner diminution du taux de prélèvements obligatoires, croissance sans précédent depuis les années 1960, diminution massive du chômage, 35 heures et vitalité démographique.
Peut-être l'Europe et la France seraient-ils plus inspirés... de s'inspirer de Blair et Jospin plutôt que de Schröder, en termes d'efficacité économique et de justice sociale.
Permanence de la puissance allemande et conséquences pour la France et l'Europe
Pour autant, en dépit de l'affaiblissement de l'économie et de la société allemandes du fait des conséquences de la politique du chancelier Schröder, l'Allemagne demeure bien entendu une grande puissance avec des atouts permanents, que la politique d'Angela Merkel a su préserver en dépit du maintien d'inégalités sociales préoccupantes.
Il faut aussi noter qu'Angela Merkel marque un tournant dans l'histoire de l'Allemagne en Europe. Tout au long de la Guerre Froide et jusqu'à Kohl, les chanceliers allemands, sociaux-démocrates ou démocrates-chrétiens, étaient des hommes, catholiques, faisant de la relation franco-allemande un axe structurant de la politique européenne de l'Allemagne. Angela Merkel, femme, protestante, issue de l'ex Allemagne de l'Est, construite politiquement contre les barons de la CDU pour la majorité originaires de l'ex Allemagne de l'Ouest, n'est pas une européenne convaincue, mais raisonnée, davantage tournée vers l'Europe de l'est que vers la France et les pays de l'Europe méditerranéenne. De cela découle une insistance sur les facteurs traditionnels de la puissance allemande (industrie, système d'apprentissage...), couplée à un rigorisme budgétaire orthodoxe et une absence de bulle immobilière, qui auraient pu accentuer dans le pays les conséquences de la crise économique mondiale.
Le basculement d'une part croissante du commerce extérieur allemand vers l'est et vers les pays émergents, consommateurs de produits allemands compétitifs, explique de fait une large part de la réussite économique actuelle du "modèle allemand". Tant la compétitivité coût que la compétitivité hors coût de l'Allemagne servent un modèle qui, s'il fonctionne, certes avec de graves inégalités, pénalise le reste de l'Europe et en particulier la France : euro fort qui handicape les exportations, dumping fiscal et social avec les pays de l'est... Cela ne signifie pas que la France et les pays d'Europe de l'ouest ne doivent pas s'interroger sur les facteurs endogènes de leurs difficultés économiques. Cela invite simplement à relativiser l'attrait des atouts de l'Allemagne et à constater au service de quelle politique ils sont mis à profit : un libéralisme austéritaire décomplexé, peu soucieux d'intégration européenne et largement inégalitaire. On peut souhaiter une France à la fois plus compétitive, plus juste et plus européenne, et donc ne pas considérer que plaquer les échecs allemands du chancelier Schröder et les demi-réussites germaniques d'Angela Merkel sur la réalité française doive tenir lieu de réflexion économique et d'horizon politique mobilisateur et transformateur