Yannick Haenel fonde une nouvelle revue de littérature inspirée par le goût de la poésie comme résistance aux ténèbres et conquête de la pensée pure.
Dans son bel éditorial au premier numéro de la revue Aventures, Yannick Haenel rend hommage à Philippe Sollers (« L’enfer, aujourd’hui, c’est le non-accès à la poésie »), à Michel Foucault et à Pierre Alfieri (« La littérature est de la pensée pure, c’est-à-dire libre »). Le titre choisi pour cette nouvelle revue de littérature renvoie à l’enfance et aux chevaliers de Chrétien de Troyes, mais aussi à un petit récit de Rainer Maria Rilke dont une nouvelle traduction est proposée dans ce numéro. L'emploi de ce mot au pluriel se réfère à une lettre de Flaubert à Élisa Schlésinger, son amour de jeunesse, un soir de janvier 1857 : « Les phrases sont des aventures. »
De l'érotisme en littérature ?
« Écrivez-vous des scènes de sexe ? », telle est la question posée à soixante-cinq autrices et auteurs. Les aventures du désir sont en effet au cœur de la littérature, comme désir d’écrire et désir d’aimer. « Qu’est-ce que l’ardeur ? Comment s’exprime en vous la liberté du langage ? Je crois que tout véritable soulèvement est sexuel. La littérature déchaîne ce qui nous limite ; c’est pourquoi elle est tellement désirable », écrit encore Yannick Haenel. Cette enquête, qui vient après la prise de conscience issue du mouvement #MeToo, s’interroge sur les formes de violence ou de domination à l’œuvre dans les scènes de sexe, qui ne sont peut-être que l’expression d’un regard genré. Dans ce lieu de débordement des genres et du langage, peut-on s’autoriser à tout écrire ou doit-on au contraire se plier à certaines interdictions ?
Le résultat est passionnant, dans la singularité des réponses apportées mais aussi comme effet de somme, dans l’enchaînement de la lecture de tous ces textes. Celui de Gaëlle Obiégly est très court et très beau : « Les scènes de sexe sont absentes de la plupart de mes livres ; elles existent pourtant dans mon journal intime. Je trouve ça ennuyeux à lire alors je m’interdis d’infliger ça aux autres. J’écris comme je parle. Jamais je n’ai raconté de vive voix une scène de sexe ; cela ne me vient pas non plus sur la feuille. […] Écrire le sexe et faire du sexe sont deux actes très différents. Tout comme écouter de la musique et parler de la musique. L’effet de la musique disparaît dès que tu le verbalises. Quand je fais du sexe, je me dissous. Alors, après, comment dire ça. […] Quand j’étais enfant, une fillette handicapée exclue de tous les jeux avait fait de moi sa confidente. Son beau-père la violait tous les jours. Elle me le racontait. Les scènes se sont déposées en moi. Ce sont les seules scènes sexuelles marquantes de mon existence. Mais cela ne m’appartient pas. Je ne peux rien en faire. Surtout pas un récit. Je me censure, oui. »
La réponse donnée par Emmanuel Venet est, elle, pleine d’humour et d’autodérision, comme l’indique son titre, « La Pirouette (soixante-cinquième position du Kamasutra) » : « Longtemps j’ai couché de bonne heure. Longtemps j’ai écrit des scènes de sexe de cul d’amour de sexe de bonne heure de bonheur. C’étaient des scènes de sexe sans sexe avec très peu de sexe (et pas beaucoup de bonheur) sauf une fois – et encore ! »
Marie-Hélène Lafon, qui pratique les écritures du corps depuis ses premiers textes, pourrait dire comme une dame patronnesse qu’elle « ne mange pas de ce pain-là », rapport au « rayon agricole […] un rien collet monté » où elle se range. Si les corps exultent rarement dans ses livres, ils existent pourtant : « Les corps sont plantés dans le monde, ils travaillent, ils font comme ils peuvent et ce qu’ils peuvent, ils vont vieillir, ils vieillissent, ils endurent, ils encaissent plus qu’ils n’exultent ; surtout les corps des femmes qui, sexuellement, n’ont pas la main, voire sont écrasées, forcées, violentées, violées. On me l’a souvent fait remarquer et je n’en disconviens pas, même si nul, pas même moi, n’est à l’abri, dans les livres que j’écris depuis vingt-cinq ans, de surprises heureuses, d’échappées lumineuses et autres embellies de la chair que la syntaxe, au prix de quelques syncopes et torsions, s’applique et s’essouffle à incarner. »
Des inédits passionnants
Le lecteur découvrira par ailleurs avec bonheur « Le rêve d’Homère », superbe texte inédit de Pierre Michon : « Ce songe de la jeunesse d’Homère traîne dans tous les auteurs. Mais d’autres, plus rares, dont je suis, racontent que, longtemps après qu’il avait exécuté son ordre et assouvi le premier désir d’Hélène en composant les quinze mille six cent quatre-vingt-treize vers fracassants, une nuit elle revint. »
Une grande place est aussi réservée à la poésie, parmi les invités qui figurent à la fin de la revue : Laura Vazquez, Christophe Manon ou Camille Goudeau, dont « Vocif » entraîne le lecteur dans la violence :
« Donnez moi ce sang que je ne saurai taire.
Donnez moi le couteau et la hache,
Que je les lève et les plantes.
Donnez moi la rage
Faites moi furie,
Criez qu’elle est folle. »
La naissance d’une revue de littérature est sans doute toujours une bonne nouvelle. Mais il est rare que la lecture d’une revue procure autant d’expériences et de réflexions. C’est pourquoi il faut saluer ce beau premier numéro d’Aventures qui est aussi un bel objet.