A travers son double, le vieux professeur Baumgartner, l’écrivain newyorkais livre un beau récit sur la vie, l’amour et la mort qui vient.

Le célèbre romancier américain Paul Auster qui souffre d’un cancer, publie un roman élégiaque et ironique dont il a confié à un journaliste du Guardian, qu’il sera sans doute « le dernier ». Cela lui donne une dimension évidemment autobiographique et tragique. Le narrateur, Sy Baumgartner est son Doppelgänger.

Ce long presque-monologue est le livre de l’adieu. L’adieu à la vie, l’adieu à l’amour. A son seul amour, Anna, rencontrée en 1969, et tragiquement disparue, voilà dix ans, en pleine jeunesse, un jour lumineux où ils étaient heureux sur une plage.

L’écrivain rassemble ses dernières forces pour revivre depuis le premier jour, les années vécues avec son épouse qui se noya en un instant, sous ses yeux. Cet instant, sans cesse revécu, où soudain, elle ne fut plus là. Où elle ne sortit pas de l’eau pour se sécher à ses côtés.

Ce roman de la douleur atroce, de la perte de celle qui fut « son être de vie », comme l’écrivit Thomas Bernard à propos d’Edith Stawianiceck qui lui offrit une seconde existence lorsqu’elle l’invita à vivre sous sa protection et à côté de laquelle il se fit enterrer.

Anna fut bien « l’être de vie » du professeur Sy Baumgartner qui dit souffrir comme s’il avait été amputé d’un membre. Il sent constamment et douloureusement sa présence, mais il/elle n’est plus là. Anna était poète ; il admirait le seul petit recueil de poésies qu’elle avait consenti à publier.

Professeur de philosophie à l’université, comme Philip Roth et Cynthia Ozick ses aînés, Baumgartner était originaire de Newark, une banlieue très juive de New York. Cloitré dans la maison où il vécut des années lumineuses avec sa bien-aimée, la réalité du monde quotidien s’impose à lui de manière obsessionnelle et macrophotographique. Il observe, analyse et commente dans de longues digressions qui entretiennent des liens avec les remémorations de Proust, mais à ceci près qu’elles sont plus mécaniques et brèves que celles de l’inimitable auteur d’A la recherche du temps perdu. Proust a fait un cadeau empoisonné à ses admirateurs, car tout écrivain entrant dans ses pas est amené, à son corps défendant, à devenir son prisonnier ; pas forcément son égal.

Sy Baumgartner qui se fait vieux et n’arrive pas à vraiment s’intéresser à son essai sur Kierkegard, tombe dans l’escalier, se fait très mal, se brûle en voulant se chauffer un café, attend la sonnette de quiconque se présente à son huis. Il est si seul que le livreur, la postière le ramènent à la vie.

Des jours entiers, il se remémore sa rencontre avec la jeune Anna, leurs amours sensuelles, leur vie commune dans la maison où il endure, sans repos, les affres du deuil.

Mais soudain, point l’espoir. Bebe Coen, une jeune universitaire qui consacre sa thèse à l’œuvre d’Anna, souhaite venir consulter chez lui ses manuscrits. Voilà qu’une raison de vivre restitue à Sy un sursaut d’espoir et d’énergie.

Oui ! il va la recevoir. Il va même faire rénover un studio, afin de l’héberger pendant le temps où elle se plongera dans l’étude des poèmes et du Journal inédits d’Anna.

Sy et la chercheuse Bebe Coen commencent à entretenir une riche correspondance, via Internet. Sy attend impatiemment son arrivée, et lui propose de prendre le train pour ne pas devoir endurer un long voyage hasardeux en voiture, en plein hiver. Ironie de l’histoire, elle aime précisément les longs trajets en voiture. Elle le tient à distance, alors qu’elle est encore si loin.

La seconde partie du roman pourrait, à elle seule, constituer une nouvelle à la manière des Portraits de Fidelman de Bernard Malamud, tant l’hyper activité du narrateur devient, en pure perte, aussi dérisoire que comique. Apollinaire n’écrit-il pas : Que la vie est lente / Et que l’Espérance est violente...

En attendant Bebe, pour passer le temps, Sy prend, un soir de très mauvais temps, sa voiture et roule sans but précis, dans l’obscurité. Pour éviter un chevreuil, ébloui par les phares, il fait une embardée dans un fossé, et fracasse sa voiture contre un arbre. Il est blessé au front et saigne abondamment. Dans le froid glacial, il marche en direction d’une maison à la porte de laquelle il frappe. Nous n’en saurons pas plus. Si ce n’est que le romancier conclut qu’il s’agit « du dernier chapitre de la saga de S.T. Baumgartner ». S’agit-il d’une pirouette pour mettre le mot fin ? Ou bien la fin de la fin ?