Cécile Berly nous fait entrer dans l’intimité de l’expérience carcérale de quatre figures de la Révolution française, depuis leur arrestation jusqu’à leur exécution.
Le passé monarchique de la France n’en finit pas de fasciner les Français, comme en témoignent l’intense production historiographique sur la période ou encore la sortie du dernier film réalisé par Maïwenn : Jeanne du Barry, présenté en ouverture de la dernière édition du Festival de Cannes.
À travers le récit des derniers jours de l’existence de quatre actrices de la Révolution au destin tragique : Marie-Antoinette, Madame Roland, Olympe de Gouges et Mme du Barry, Cécile Berly ambitionne d’approcher au plus près « une humanité mise à nu », celle de ces femmes jugées par un tribunal d’exception lors des heures les plus sombres de la « Terreur ». Elle inscrit ainsi son étude dans une histoire du genre, plus particulièrement une histoire des femmes, celles qui ont été poursuivies et condamnées pour avoir été « physiquement présentes dans l’espace public » et pour être « sorties de l’espace privé du foyer ».
Elle ambitionne surtout de retracer, par une étude de sources variées telles que des correspondances, des libelles, des écrits politiques ou des témoignages directs de l’époque, le récit des derniers jours d’existence de ces femmes, cherchant à entrer dans l’intimité de leur conscience, tout en posant la question des limites que représente cet exercice : « comment sonder de telles émotions qui toutes appartiennent au registre de l’indicible ? »
Condamner Marie-Antoinette et Jeanne du Barry : pour en finir avec l’Ancien Régime
La situation de la France est critique en cette année 1793. La Révolution est menacée par des ennemis extérieurs : la coalition des puissances européennes, et par ses « ennemis de l’intérieur ». La Constitution adoptée en septembre 1792 ainsi que la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 6 août 1789 sont alors suspendus et un Comité de Salut public est instauré pour « sauver la République ». Bientôt, la loi des suspects, qui permet l’arrestation de toute personne suspectée d’être ennemie de la Révolution, est votée. Arrêtée en octobre 1792, puis emprisonnée au Temple, la famille royale perd son statut dans la jeune République et le couple royal n’est désormais plus que « le couple Capet ».
Cécile Berly raconte les quatorze mois d’enfermement de la dernière reine de France, de son entrée à la prison du Temple, où elle sera séparée de son fils Louis à qui il convenait désormais de donner une éducation républicaine, aux adieux avec son époux, puis à son transfert à la Conciergerie, « l’antichambre de la mort ». L’historienne tente de trouver des traces des émotions de Marie-Antoinette dans les témoignages de ceux qui « contre quelque argent [ont pu] voir la plus illustre des prisonnières de la Révolution, enfermée dans un sinistre cachot » ou dans la correspondance de la reine.
Par l’étude des vêtements de la prisonnière, elle entend faire saisir au lecteur la dureté des conditions d’enfermement et les humiliations subies par la reine déchue désormais accusée de tous les maux du pays. Les motifs d’accusation sont vertigineux et le Tribunal apporte même le procès-verbal d’un témoignage du jeune Louis Capet, qui accuse sa mère d’inceste : « le processus de destruction engagé contre la reine depuis des années atteint son paroxysme ». Elle se défend pourtant en arguant qu’elle n’était « que la femme du roi, de fait soumise à son pouvoir avant, et pendant la Révolution ». Mais son statut et l’Ancien Régime qu’elle incarne désormais à elle seule l’ont condamnée d’avance à une mort certaine. Exécutée le 16 octobre 1793, humiliée sur le trajet la menant à l’échafaud et jusque dans sa sépulture où sa tête sera enterrée entre ses jambes : Marie-Antoinette meurt et, avec elle, c’est aussi la monarchie qui est enterrée.
Cécile Berly choisit également de suivre l’itinéraire funèbre de Madame du Barry, dernière maîtresse de Louis XV, qui se singularise des trois autres femmes par le peu de sources qui la mentionnent. Elle trouve néanmoins sa place au sein de l’ouvrage car le Tribunal révolutionnaire a vu en elle « le souvenir d’une monarchie dégénérée, efféminée, décadente, vivant dans un luxe délirant » mais aussi l’influence du pouvoir féminin. En finir avec la Du Barry revenait ainsi à solder l’Ancien Régime.
Contrairement à ses camarades d’infortune qui vivaient une existence publique, Jeanne du Barry vivait « en vase clos » dans le petit château de Louveciennes, à proximité de Versailles, depuis la mort de Louis XV. Mais le vol de ses bijoux, symboles tangibles de « sa trajectoire extraordinaire : du ruisseau au lit royal », lui fait ignorer toutes les injonctions à la prudence : en pleine Révolution, elle prend des risques inconsidérés en se rendant à Londres à quatre reprises pour y suivre le procès des voleurs et tenter d’y récupérer ses biens. Or, Londres est la terre d’exil privilégiée des émigrés français et ces derniers font l’objet d’une surveillance renforcée : Madame Du Barry devient ainsi suspecte aux yeux du Comité de Salut Public lorsqu’un enquêteur du nom de Blache rapporte qu’elle fréquente « les émigrés français les plus en vue de Londres » et qu’elle a assisté à plusieurs offices en mémoire du défunt Louis XVI.
Le 17 septembre 1793, la loi des suspects est décrétée. S'ensuit le 22 septembre l'arrestation de la « courtisane de Louveciennes », écrouée à la prison de Sainte Pélagie, d’où elle est transférée à la Conciergerie le 4 décembre. Elle subit plusieurs interrogatoires et se convainc que le tribunal la déclarera innocente. Ainsi, lorsqu’elle pénètre dans la salle de la Liberté le 6 décembre 1793, elle est choquée par la lecture de l’acte d’accusation qui stipule qu’elle est jugée pour haute trahison et s’évanouit. Ramenée dans sa cellule, elle demande alors à passer un marché : faire don de tous ses biens à la Nation en échange de la vie sauve, puis de l'exil. L’Assemblée accepte sa proposition et « elle mobilise toute sa mémoire pour établir la liste, vertigineuse, de tous les objets ainsi que le lieu où ils ont été enfouis ». La déposition dure environ cinq heures.
Cependant, elle a été dupée et le 8 décembre, elle est conduite à l’échafaud, « complètement démunie » : plus le convoi s’approche de la place de la Révolution, plus la peur la gagne et plus elle supplie. Puis le couperet tombe : « Madame du Barry n’est plus. L’Ancien régime est soldé ».
Condamner Madame Roland et Olympe de Gouges : pour « remettre de l’ordre entre les espaces et les genres »
Au mois de décembre 1793, « les personnalités féminines les plus en vues ont été guillotinées », dont Olympe de Gouges le 3 novembre et Mme Roland cinq jours plus tard. Une fois guillotinées, elles ne représentent plus « de dangers immédiats pour ce nouvel ordre politique, républicain et masculin ». En effet, ces deux femmes ont en commun d’être perçue comme des intruses dans la vie publique, des « viragos qui osent "politiquer" ».
Se revendiquant femme de lettres, Olympe de Gouges écrit, fait imprimer puis placarder ses affiches politiques. Elle ose même signer de son nom ses écrits, ce que le Comité de salut Public juge être le symbole de « l’arrogance d’une femme dénaturée ». Quant à Manon Roland, « elle est la plume de son époux », Ministre de l’Intérieur de Louis XVI depuis mars 1792. Le couple tient également salon deux fois par semaine, dans lequel il reçoit les députés et les hommes politiques les plus en vue. Avec la chute de la monarchie le 10 août 1792, l’opinion publique ainsi que les révolutionnaires les plus radicaux décrivent le couple Roland comme « un binôme infernal […] dont l’âme machiavélique est celle de la femme, qui rêve de pouvoir, de gloire littéraire, et qui fait de son corps un piège politique ».
En prison, les deux femmes ne renoncent pas à l’écriture, au contraire. Olympe de Gouges continue de faire imprimer ses textes et n’a de cesse d’écrire au Comité de Salut Public pour demander à être entendue au plus vite par le Tribunal révolutionnaire. Être jugée est pour elle la condition pour réhabiliter autant la femme que l’écrivaine qu’elle incarne. « La mort ou la liberté ! » : telle est sa devise. Lors de son procès, ce sont bien ses écrits qui sont au cœur des débats : on l’accable en raison de « sa prétention (féminine) à fouler l’espace public (masculin) par l’écriture ». Aux yeux de ce tribunal exclusivement masculin, elle représente une anomalie. Au moment de recevoir la sentence qui la condamne à mort, Olympe de Gouges se déclare enceinte : réalité ou subterfuge pour gagner quelques mois en espérant une accalmie politique ? Les médecins dépêchés dans sa cellule à la Conciergerie ne peuvent ni infirmer, ni confirmer ses dires : elle est ainsi conduite à l’échafaud le 3 novembre. Un témoin anonyme ayant assisté à l’exécution publique écrit que « jamais on n’avait vu tant de courage réuni à tant de beauté ».
Quant à Manon Roland, pendant son incarcération, « l’écriture la rassure » et elle entend livrer son testament politique avant de « mourir en héroïne romaine ». Lors de son procès, les hommes du tribunal la considèrent à la fois comme un intrus et comme « une source de désordre dans l’espace politique […], une exaltée prête à tout pour fragiliser le nouvel ordre public ». Elle exige de pouvoir se défendre seule devant le Tribunal mais est brutalement interrompue au début de son intervention. Les juges craignent-ils que celle que l’on appelle « la reine Coco » soit convaincante ? ou redoutent-ils de sa part un geste suicidaire ou toute autre mise en scène de sa propre mort ? Quoi qu’il en soit, elle est condamnée à mort : « tout se joue en quelques heures ». En fin d’après-midi, elle est menée à l’échafaud où elle apparaît comme un modèle de dignité aux yeux du public réuni pour assister à son exécution.
Guillotinées est le fruit d’une lente gestation : c’est après le terrible assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020, soit 227 ans jour pour jour après l’exécution de la dernière reine de France, que la plume de Cécile Berly s’est « non sans paradoxe, libérée ». Elle livre ainsi un ouvrage ambitieux, qui entend restituer les derniers mois de la vie de ces quatre femmes illustres, dans toute leur épaisseur émotionnelle. En utilisant les sources à sa disposition, Cécile Berly tente de s’immiscer dans les méandres de leur conscience pour y chercher les traces des pensées qui les ont habitées et des émotions qui les ont animées. Elle réussit le pari de faire du lecteur un témoin de ces expériences carcérales tout en donnant une dimension plus humaine et individuelle à cette épreuve de la guillotine dont le grand public retient surtout le nombre total de victimes, sans forcément prêter attention aux destins individuels qui s’y sont brisés.