Au siècle des Lumières, les philosophes matérialistes ont développé une conception non utilitariste de l'intérêt, dont les fondements anthropologiques peuvent aujourd'hui être pensés à nouveaux frais.
La lecture de l’ouvrage de Sophie Audidière constitue un antidote puissant aux objections qui ont été formulées contre les philosophes matérialistes des Lumières au siècle suivant. Madame de Staël (1766-1817), par exemple, voit dans la pensée des Lumières l'expression d'un « utilitarisme » vulgaire, ne pouvant « s'appliquer aux besoin de l'âme » (De l'Allemagne). Victor Cousin, quant à lui, est le thuriféraire d'une philosophie « orthodoxe », qui oscille entre fascination et répulsion dans le traitement du concept d'intérêt.
Ajoutons que si les penseurs des Lumières, et les matérialistes tout particulièrement, ont suscité autant de résistances théoriques et idéologiques, c’est qu’ils ont ébranlé certaines évidences : selon eux, la violence révolutionnaire ne résulte pas mécaniquement de l’effet dissolvant de l’esprit critique — fer de lance, il est vrai, d’un siècle engagé à « fouler aux pieds les préjugés ». Par ailleurs, les philosophes des Lumières n'ont pas été les premiers, historiquement, à fonder une anthropologie susceptible d’éclairer leurs positions philosophiques et politiques respectives : Montaigne, dès la Renaissance, proposait de forger une « science de l’homme en tant qu’homme », dans des textes mis à l’Index (puisqu'une réflexion sur la nature de l’homme et sa « sensibilité physique » revenait à mettre à distance toute référence théologique).
C'est donc à une révision de l’histoire de la philosophie que nous convie Sophie Audidière. Comment démêler les rapports entre intérêt et matérialisme ? Comment distinguer le matérialisme philosophique des courants empiristes (Locke, Hume) ou sensualistes (Condillac) ? Quelles filiations entrevoir entre matérialisme et augustinisme, entre la pensée (multiforme) du siècle des Lumières et la philosophie de Pascal ? L’essentiel, à tout prendre, est de se défier des traditions historico-philosophiques consacrées, de démystifier les représentations liées à l'intérêt, y compris lorsqu'il s'agit de la « vulgate » distillée par Marx.
L’articulation entre intérêt et philosophie matérialiste est bien au cœur du débat, mais la thèse selon laquelle une réflexion sur l'homme est déterminante pour comprendre l’importance du concept d'intérêt l'est tout autant. L'ouvrage de Sophie Audidière nous fait prendre conscience que Diderot et Helvétius, ici concernés, ont paradoxalement déployé une philosophie non utilitariste de l'intérêt.
Intérêt et connaissance
De quelle anthropologie, au demeurant, parle-t-on ? Et en quoi éclaire-t-elle la genèse de la connaissance, dans la relation de l'homme à son « intérêt » ? Si, comme le soutient Helvétius, « juger est sentir », cela signifie-t-il que le jugement se réduit à la « sensibilité physique » ? Plaisir et douleur, dans tous les cas, sont la source de toutes nos idées, et la connaissance consiste à jouir d’une idée lorsqu’elle est instructive et agréable. Helvétius précise que, pour former des idées, les hommes ont eu besoin de la main, sans laquelle ils se contenteraient de glousser « comme des coqs d’Inde » ; grâce à cet organe, ils ont acquis le langage (c'est aussi la thèse de Buffon). C’est aux « organes des sens » que les hommes doivent leur esprit (comme faculté de penser), sachant qu’il existe des « raisonnements d’habitude » quasi inconscients, partagés en ce sens par les animaux et par certains hommes.
Mais quid de la pensée en tant que telle ? Si Locke la considère comme une propriété du corps humain, Helvétius hésite à l’attribuer à la matière, car c'est là un concept indécidable (ce que nous prouvent à l’envi matérialistes et immatérialistes). Néanmoins, l’intérêt est ce qui permet, d'après Helvétius, de « comparer » les sensations, et par conséquent de juger : dire la sensation, telle est la finalité des opérations de l’esprit. Le langage nomme les impressions sensibles et singulières, faisant de la désignation de « Dieu », dans le droit fil du nominalisme, un son dépourvu de signifié.
La théorie de la connaissance, d’après Diderot cette fois, n’est pas prise en charge in extenso par la physiologie : la pensée s’enracine dans les « sensations » (nous dirions les affects), mais s’exerce à travers la perception des rapports qui sont dans les choses (rapports perçus par des êtres semblables à moi). Le matérialisme de Diderot accorde bien aux organes des sens la capacité d’engendrer des significations (dans une sorte de sémantique des sens), même si les sens, en tant que tels, ne jugent pas. Rappelons que dans le Rêve de d’Alembert ainsi que dans les Lettres (sur les aveugles et sur les sourds et muets), le monisme matérialiste diderotien fait état d’un corps qui « penserait partout ».
Or, dans la Réfutation d’Helvétius, la sensibilité physique est la condition de possibilité de la pensée (et non sa cause) ; il existe, par exemple, des « plaisirs de pure opinion ». Non seulement le nécessitarisme diderotien (la volonté dépend du désir et non l'inverse) intègre l’idée que le plaisir n’est pas exclusivement « animal » (physique), mais il rend possible une histoire des sensibilités : le goût n’est pas statique mais « évolutif », et si les jugements esthétiques relèvent d’abord d’un plaisir des sens, ils procurent un plaisir « second », fait d’évaluation et de mesure. Ainsi, les limites du « moi » ne recoupent pas celles du corps ou de la sensibilité organique, toujours soumises au travail de la culture.
Sensibilité physique vs éducation ?
Dès lors, quid de l’ « organisation », du rôle du cerveau, du statut de l’éducation, de leur influence respective sur l'homme ? Helvétius et Diderot se sont affrontés sur un certain nombre d’alternatives, dont celle relative à l’égalité (ou à l’inégalité) des esprits. Helvétius ne nie pas la contribution de facteurs physiques dans le développement de l’esprit, mais les subordonne à des « causes morales » (et politiques, les lumières ne se déployant pas sous des régimes despotiques, comme l’a montré Montesquieu). Le seul recours à l’organisation physiologique (ou au climat), pour le médecin Helvétius, n'est donc pas pertinent : « Ainsi, l’inégalité des esprits occasionnée par la différente constitution des hommes, est-elle insensible », affirme Helvétius (De l'Esprit). Ici, contre toute attente, Helvétius vise Rousseau : l’auteur de l’Emile, dit-il, introduit une théorie de l’éducation empirico-matérialiste qui délègue aux sens toute leur importance dans la genèse de l'éducation. Helvétius, au contraire, privilégie dans l’éducation des facteurs extérieurs, à savoir l’origine sociale et les passions dites « factices ».
L'organisation physiologique, paradoxalement, est moins déterminante que l'éducation ; si matérialisme il y a, il faut le chercher dans des conditions matérielles circonstancielles, voire dans le hasard de l’existence. Les activités humaines socialisées, néanmoins, renvoient toujours au creuset du plaisir physique ; « on apprend à s’aimer » : l’intérêt fixe l’amour-propre sur ses objets, dans une version « égoïste » qui n’est pas sans rappeler les analyses de Pierre Nicole (théologien, moraliste et logicien français du XVIIe siècle) et de Hobbes. Le « moi » est le juste appréciateur de son plaisir, et nul ne sait mieux que soi-même comment se conduire pour être heureux. Le « véritable » intérêt conjugue en fin de compte amour-propre et position « politique », l’individu se comportant comme un État à lui seul. Helvétius construit ainsi une « histoire naturelle » de l'intérêt qui prolonge l'augustinisme de Port-Royal et la voie des moralistes français, ce à quoi le lecteur ne s'attend pas forcément.
Dans sa réfutation d’Helvétius, Diderot se soustrait à l’alternative organisation vs circonstances extérieures, et « dialectise » nature et histoire : les circonstances finissent par agir sur l’organisation, tandis qu’Helvétius refuse l’idée que la sensibilité (physique) puisse, avec le temps, se transformer. Si la physiologie est commune aux hommes, elle s’individualise sous l’effet des conditions extérieures, motif pour lequel Diderot insiste souvent sur la notion d’apprentissage (cf. La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient).
En définitive, les causes de l’inégalité des esprits procèdent, selon Helvétius, de l’inégale force des passions et, selon Diderot, du fait que le sujet pensant « fait corps avec son histoire ». À ce titre, faire de l'intérêt le critère de notre existence ne veut pas dire céder au langage du « calcul économique » ni à l'idée de la maximisation du profit. Il est impossible d'être heureux en « faisant de l'usure » avec Dieu, comme le montre éloquemment l'Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de ***. Face à la rationalité « calculante », Diderot ne renonce jamais à l'exigence éthique, et lui confère même une dimension normative, en l'associant au droit (via une réflexion sur le travail). La priorité, pour l'humanité, est de lutter contre la nature et, pour l'institution, de garantir la propriété privée, fruit du labeur. Mais il n’exclut pas, ponctuellement, qu’une sorte d'« arithmétique politique » permette d'évaluer ce qui, d'une vie vertueuse ou vicieuse, nous conduirait plus aisément au bonheur.
Joindre l'utile à l'agréable : de l'intérêt particulier à l'intérêt public
La théorie de la connaissance implique un sujet « intéressé », sujet également présent dans le domaine moral et politique, et qui se préoccupe de l' « utilité publique ». Comment faire le lien entre un bonheur personnel et le bonheur convoité par la « communauté politique » ? L'utile relèverait-il du droit naturel — de l'ordre de la valeur et du « régime de la raison » — ou d'un « code naturel » ? Et faut-il distinguer l'un de l'autre ?
Diderot invoque un « code naturel » distingué du droit naturel, en ce qu'il sert, par la voie de la politique, l'intérêt de l'espèce et non pas une « loi gravée dans le cœur des hommes ». La vertu sociale (condition de la politique) se fonde sur une morale naturelle qui nous enjoint d’atteindre le bonheur. L'Encyclopédie nous indique d'ailleurs, dans l'article « Droit naturel », combien la question est complexe. Parce que s’il n’existe aucun motif de brider le désir (y compris sexuel), il n'existe aucun motif non plus de réduire l'homme à l'animalité. Jouissances particulières et maintien de l' « ordre public » peuvent parfaitement s'accorder, et incarner l'union de l'utile et de l'agréable.
Pour ces raisons, l'anthropologie diderotienne dénie aux despotes éclairés (qui veulent faire le bien des sujets malgré eux) ainsi qu'aux philosophes-rois, la capacité à rendre le peuple heureux ; ou, plus exactement, ils ne sont que les dépositaires de la volonté du peuple souverain.
Par ailleurs, chez Helvétius, (De l'Homme), le juste se confond délibérément avec l'intérêt : la même logique traverse les démonstrations mathématiques, les opinions, les religions, le sens de la justice etc. Comment articuler, dès lors, intérêt personnel et intérêt public ? Les critères du juste et de l'injuste sont-ils à rapporter au jugement particulier ou à celui du « public », qui, semble-t-il, « juge toujours droit » ? Ou faut-il considérer que le philosophe est seul habilité à produire une « science morale », vecteur de l'application d'une politique juste ? Enfin, certaines positions sociales n'entrent-elles pas en contradiction avec l'intérêt public ?
La justice, germe de toutes les vertus, se manifeste sous la forme d’une félicité publique, elle-même adossée à la vertu « citoyenne », sous l’égide de passions « douces ». L'originalité d'Helvétius, ici, est de soutenir que « la loi naturelle » désigne les « premières conventions », consensuelles et « faites pour l’avantage du plus grand nombre ». Liées à la sensibilité physique comme « mécanique des passions », ces lois fondamentales (« primitives ») se distinguent des lois positives, variables, et garantissent le droit le plus intangible, le droit de propriété. Désirer la justice n'est rien d'autre qu'identifier intérêt particulier et intérêt public, dans la perspective de ce que l'on pourrait appeler, selon l'expression de Sophie Audidière, un « horizon républicain ».
Recourir à l’intérêt comme principe anthropologique n’est certes pas nouveau, mais sous la plume des philosophes matérialistes, le concept prend un sens spécifique : il fonctionne comme une « règle » à la jonction de l’utile et de l’agréable. Loin de diviser l’homme, il l’intègre plutôt à la communauté politique. Ainsi, en produisant une « anthropologie éclairée de l’intérêt », Diderot et Helvétius entretiennent une certaine proximité. Le travail d’historienne de la philosophie accompli par Sophie Audidière en est la démonstration.