La réédition d’un essai majeur et d’une série d’hommages au grand poète algérien Jean Sénac (1926-1973).
Pour une poésie de la résistance
Ces dernières années ont vu un intérêt croissant, en Algérie et ailleurs, pour l’œuvre et l’héritage poétique de Jean Sénac. Les Éditions Terrasses, nommée d’après la revue au numéro unique qu’il a dirigé en juin 1953, ont pris l’heureuse initiative de republier son essai Le Soleil sous les armes, paru pour la première fois en 1957. Associée à la réédition des œuvres de Jean Pélégri et d’Anna Gréki, cette résurrection éditoriale redonne accès à la voix singulière de Sénac dans un volume qui comprend par ailleurs son recueil A-Corpoème et une série d’hommages parus initialement en 1981, soit huit ans après l’assassinat du poète, dans un ouvrage intitulé Jean Sénac vivant.
Texte d’une conférence donnée par Sénac en 1956 à Paris, l’essai principal a pour ambition, comme le soulignent les éditeurs dans leur note introductive, de « présenter et d’analyser le patrimoine poétique de la nation algérienne dans toute sa pluralité » et à travers sa contribution à la lutte anticoloniale. Sous-titré « Éléments d’une poésie de la Résistance algérienne », l’essai s’ouvre sur cette phrase programmatique : « Poésie et Résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. » Pour Sénac, cette quête acharnée de la dignité constitue un trait d’union entre la création poétique et l’acte militant.
Contre « l’ignoble collusion » de « l’Art Atrophié et des puissances colonialistes » en Algérie, Sénac célèbre « les armes bien modestes » mais éminemment miraculeuses des poètes algériens solidaires de leur peuple et de sa cause révolutionnaire. Pour ce faire, il parsème son essai de fragments de poèmes de Mohammed Dib, Nordine Tidafi ou Ismaël Aït Djafer, mais aussi et surtout de morceaux choisis de la poésie populaire algérienne, dont les « rythmes guerriers » appellent à la résistance sans sacrifier la tendresse et le lyrisme. Citant les poètes combattants du début du vingtième siècle tels que Mohammed Belkheir et Messaoud Ben Zelmat, Sénac met en exergue ce qu’il appelle « les qualités motrices de l’esprit algérien », à savoir ce lien indéfectible entre la mobilité, l’insoumission et la fierté de la tribu telle que défendue et perpétuée par la tradition orale.
Inspirations poétiques et identité nationale
Dans la vision poétique de Sénac, le lyrisme a pour vocation de donner accès à « la violente saveur de l’authenticité vécue ». La poésie est à la fois écoute attentive du peuple et reproduction fidèle de son expérience. « Sans notre frère analphabète, nous ne serions qu’arbre sec. Respectons la syntaxe des réfractaires. Demeurons, à l’affût de leur souffle, les copistes intègres », lance-t-il à ses confrères. Pour autant, Sénac rejette le chauvinisme obtus et considère les poètes algériens comme les « héritiers d’univers légués par Breton, Lorca, Éluard, Char, Faulkner, Maïakovski, Aragon, Valéry », s’empressant aussitôt de préciser qu’« il ne s’agit pas de faire feu de tout bois », mais plutôt d’élargir la sphère de l’écoute et de l’inspiration poétiques. Dans un texte qui relève autant du manifeste que de l’anthologie (Sénac publiera une Anthologie de la nouvelle poésie algérienne en 1971) et que Nathalie Quintane qualifie d’« assemblage » dans sa préface fragmentaire, on passe de Rimbaud à Kateb Yacine et on lit Saint-Just à la suite d’Ibn Badis.
Soucieux de penser l’Algérie de demain, qu’il veut tolérante et ouverte aux minorités ethniques au nom de la « fraternité universelle », Sénac s’attarde sur la question de l’identité nationale. Pour lui « est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne » et œuvré pour en inscrire les caractéristiques dans la sensibilité et la grammaire de ses textes. Citant Henri Kréa et Jean-Pierre Millecam, il plaide pour une communauté nationale libérée de toute forme de sectarisme ou d’exclusion, saluant au passage les intellectuels français ayant soutenu l’indépendance algérienne, même s’il regrette, dans l’action de la gauche française anticolonialiste, « une fâcheuse mentalité d’arbitrage et de médiation, parfois même une curieuse tendance au paternalisme ».
Il y a dans l’écriture de Sénac une force et une générosité poétiques capables non seulement d’entraîner le lecteur et de gagner son adhésion, mais aussi de renouveler le message du poète en variant les registres et les procédés. Tantôt magnifiant son lyrisme de combat, tantôt s’effaçant derrière les voix de ses confrères, Sénac est attentif à la traduction et à la circulation des textes mais conclut en admettant que son essai « est forcément incomplet, et provisoire ». Conscient des limites de son entreprise, il semble appeler en filigrane à prolonger le travail de collecte et de mobilisation des énergies poétiques.
Hommages au corpoème
Dans la seconde partie du livre, un essai de Jean Déjeux relit la démarche poétique de Sénac à partir de sa double quête du père (qu’il n’a pas connu) et du nom (il utilisait le pseudonyme arabe Yahia El Ouahrani), et de cette solitude qu’il a portée « comme une croix, un bestiaire, un tatouage ». Si Déjeux voit dans la poésie de Sénac une « transmutation par le Mot » et un Verbe « qui se fait chair », les hommages et les témoignages suivants oscillent entre la célébration de l’écriture vive, efficace et non conformiste de Sénac et l’évocation de ce goût de l’absolu qui traverse son être et son œuvre. Passeur de poésie algérienne, poète de l’angoisse et de la jubilation, chantre d’une fraternité et d’une sensualité dérangeantes, Sénac est le « Compagnon au VERBE HAUT » (Salah Guemriche), le « Soleil bafoué » (Tahar Djaout) errant « dans ce no man’s land incertain qui sépare peuples et nations » (Jean Pélégri) et opposant à la violence de l’époque « la ténacité de la morsure » (Alain Bosquet).
On relira avec émotion la lettre de Sénac à René Char où il évoque, après une nuit d’insomnie, cette expérience quasi mystique qui l’introduit dans « l’intimité » de l’Univers et lui procure le sentiment d’avoir « possédé la vérité dans un corps total, âme et chair ». Une présence au monde qui résonne dans les poèmes du recueil A-Corpoème avec des rythmes calés sur les villes et les archipels et un vocabulaire transformé au contact de « l’océan amer anonyme du plaisir ». Plus qu’une ode au désir homosexuel et à l’érotisme fougueux et libérateur, il y a là l’expérience d’une transfiguration poétique qui recrée la patrie autour de la fusion du corps et du poème. Chez Sénac, ce processus est éminemment politique comme le montrent sans détour les deux poèmes écrits en hommage à la Palestine et au Vietnam.
Lire Sénac aujourd’hui
Dans sa postface à l’ouvrage, la poétesse algérienne Lamis Saïdi rappelle que Sénac considérait les auteurs algériens de « graphie française » (la formule est de lui) comme « des écrivains de transition », des relais de la littérature populaire produite en arabe et en berbère. Cette définition, souligne Saïdi, correspondait à une époque où le rôle du poète comme porte-parole de son peuple opprimé et dépossédé faisait encore sens. Aujourd’hui, à l’heure des soulèvements populaires portés par la poésie des chants et des slogans d’émancipation qui résonnent dans les pays du Maghreb, ce rôle est peut-être dépassé mais l’appel de Sénac à écouter, traduire et relayer le souffle du poème est toujours d’actualité.
Dans le champ littéraire maghrébin, (re)lire aujourd’hui la poésie de Sénac revient à ressusciter les ingrédients d’une fraternité aimante et solidaire qui est de plus en plus menacée par les antagonismes politiques et les discours de haine et de propagande. C’est la raison pour laquelle, au lieu de suivre Quintane dans sa diatribe inopportune et quelque peu condescendante contre la programmation des instituts culturels au Maroc et en Algérie, on préfère citer le poète marocain Abdellatif Laâbi saluant son confrère algérien dans « Le dernier poème de Jean Sénac » :
Je suis né / pour aimer / la haine m’est étrangère / Les peuples heureux / n’ont pas de poésie