Un élu local de montagne (Pays de Briançon) engagé dans l'écologie du quotidien livre son témoignage et sa vision des politiques publiques territoriales.
Briançonnais par choix depuis près de quarante ans, Pierre Leroy a été maire de Puy-Saint-André (commune de la station de Serre-Chevalier, Hautes-Alpes), pendant douze ans, et il est actuellement président du Pays du Grand Briançonnais, du Guillestrois, du Queyras et des Ecrins. Par son engagement écologiste, non partisan et ancré de longue date, mais aussi conforté par les leviers de l’action locale et par les bouleversements que vit ce territoire de montagne, il a accepté de retracer son parcours et de partager son expérience singulière de transition écologique, qu'il décrit dans son ouvrage passionnant Passage délicat. Penser et panser le territoire (Actes Sud, collection « Domaine du Possible », septembre 2021).
Nonfiction : Le titre de votre ouvrage Passage délicat est frappant et, ajouté à la photo de couverture, on se dit qu’il s’agit d’un livre de haute montagne. Or il s’agit moins d’une métaphore issue de l’alpinisme que de celle de la période que nous vivons sur le plan climatique puisqu’il nous revient d’agir, globalement et localement, à travers de nombreuses politiques publiques (énergie, eau, déchets, mobilités, agriculture, foncier, biodiversité…) pour négocier ce « passage délicat ». Pourquoi avoir choisi un tel titre et un sous-titre tout aussi suggestif (Penser et panser le territoire, qui renvoie à votre métier de cadre de la santé) ?
Pierre Leroy : Le titre et le sous-titre sont venus très rapidement, sans vraiment que je les cherche, même s’ils n’ont pas plu d’emblée à l’éditeur ! Il a fallu faire preuve de pédagogie pour expliquer exactement en quoi ils correspondaient vraiment au contenu du livre. En effet, il y a plusieurs entrées et clés de compréhension : oui, nous sommes confrontés à un passage extrêmement délicat qui sera assez redoutable pour toute la société dans son ensemble ; ensuite, pour nous les montagnards, l’expression de passage délicat est toute particulière puisqu’il ne recouvre pas nécessairement un sens péjoratif, c’est un moment crucial où l’on s’arrête, où l’on se parle et où l’on s’observe pour essayer de voir si l’un d’entre nous est plus fragile et pour comprendre pourquoi. C’est finalement le moment où l’on essaye de coopérer, où l’on s’encorde, où parfois on se cramponne et on utilise des piolets. Et une fois que tout le monde est prêt et équipé, on donne le top de départ de ce passage délicat, qui peut être un couloir, qui peut être une paroi ou une crevasse. Ces passages sont d’ailleurs prévus, on les connaît à l’avance lorsqu’on prépare son itinéraire.
De ce point de vue, nous savons qu’il existe une aventure qui nous attend et qu’il va falloir faire preuve de soutien mutuel et de coordination pour pouvoir réussir à passer cet obstacle. Et, une fois ce passage délicat franchi, il y a un paysage désirable qui se dessinera, après cette épreuve et ce suspense, qui nous attire et qu’on a envie d’atteindre, de manière heureuse. Ainsi, lorsque l’on parle de crise sanitaire, climatique, sociale, financière, nous avons une vision très négative de ce que l’on vit, à raison eu égard aux souffrances vécues – je pense aux réfugiés climatiques qui meurent au bout de la route sur mon territoire du Briançonnais. Mais, même dans cette période, je souhaite faire passer un message d’espoir car nous savons quoi faire pour en sortir, nous avons des solutions (à l’image des crampons et des piolets) pour franchir ce passage délicat et aller vers un avenir désirable.
D’où le sous-titre Penser et panser le territoire car cela nécessite de la méthode, de la réflexion et un certain nombre de procédures préalables. Je considère notamment que les élus doivent, dans ce contexte, agir comme des soignants car leur rôle est de tenter de prendre soin d’une population et d’un territoire – cela m’a, à titre personnel, toujours paru évident – et de faire en sorte qu’ils vivent mieux, qu’on améliore leur quotidien. D’ailleurs, beaucoup d’élus qui ont travaillé sur la transition écologique viennent du domaine sanitaire car ils ont des capacités à poser des diagnostics et à se placer du point de vue des patients – ou des citoyens en l’occurrence. Cela me paraît déterminant car on ne peut pas leur proposer de changer leurs pratiques si on ne leur propose qu’un avenir catastrophique avec du sang et des larmes. Il faut réussir à leur proposer des perspectives positives, qui ne seront pas simples à atteindre, mais que nous avons tous les outils pour ce faire et pour les accompagner.
Vous retracez dans votre ouvrage votre apprentissage progressif de la vie publique, d’abord en tant que militant puis maire de Puy-Saint-André (commune de la station de Serre-Chevalier dans les Hautes-Alpes) et, pour finir, comme président du Pays du Grand Briançonnais. En prenant connaissance des compétences de chaque échelon territorial et en menant des projets locaux, vous avez mis en œuvre une politique publique exemplaire en matière de transition écologique, vantée notamment par l’ouvrage Ces maires qui changent tout de Mathieu Rivat (publié dans la même collection que le vôtre), tout en devenant président de la Société citoyenne de production d’énergie renouvelable (SEVE) sur votre territoire. A l’image d’autres élus locaux sur d’autres territoires que vous évoquez (dans le Nord, en Alsace ou en Autriche), vous êtes donc connu et reconnu à la fois localement et au-delà. Est-ce que cet apprentissage « en marchant » des mandats d’élu a été long et difficile ou immédiat ?
J’ai d’abord choisi d’habiter à Puy-Saint-André, sur les hauteurs de Briançon, pour des raisons qui concernent la transition énergétique puisque je voulais construire une maison solaire qui aujourd’hui produit à peu près trois fois l’énergie qu’elle consomme. Ce fut un premier projet important pour moi qui m’a fait prendre conscience, après des années de militantisme pendant lesquelles j’ai lutté « contre », que l’on pouvait aussi « faire pour ». Je dirais que cette lutte militante est utile et permet en particulier de se former mais elle crée aussi énormément de frustration puisque « faire contre » n’est pas satisfaisant en soi ; aujourd’hui j’ai choisi de « faire pour » : pour un territoire résilient et avec ses citoyens. Le jour où l’on se retrouve élu, on a ainsi énormément envie de faire évoluer positivement son territoire car pendant des années on a été frustré de ne pas avoir les capacités d’agir. Quand on les a, on apprend vite car on a envie de faire et on détient des outils puissants pour transmettre cette envie aux gens qui nous entoure, afin de les embarquer dans un projet commun. On découvre vite que l’on a des solutions, au moins autant que des difficultés !
Je me suis ainsi retrouvé d’un seul coup maire de Puy-Saint-André sans avoir été élu précédemment, avec une équipe tout aussi novice, qui avait été élue au premier tour, et tout était possible devant nous, avec une immense motivation. On m’a d’ailleurs souvent dit que j’allais trop vite parce qu’il faut d’abord que la population assimile et comprenne les enjeux de notre projet politique local. Comme l’objectif est bien de faire avec la population du territoire, il faut parfois savoir ralentir et accepter de lâcher prise parce que les choses ne se passent pas nécessairement comme on les avait imaginées. C’est tout cela que l’on a appris au fil du temps, parfois très vite car le temps du mandat est compté et que l’envie de faire est plus forte que tout. A titre personnel, cette prise de responsabilité par l’exercice d’un mandat local a été comme une révolution, je n’avais dans ma vie jamais eu une formation aussi intense que celle d’élu.
Quels projets avez-vous pu développer plus particulièrement à l’échelle de votre territoire ?
En tant qu’écologiste, la transition énergétique était essentielle pour moi. Notre programme était de rendre l’énergie publique, citoyenne, renouvelable et locale. Comme nous avons été élu par les citoyens de la commune, nous avons créé avec eux cet outil, la SEVE, qui était la première société d’économie mixte en France qui associait une collectivité territoriale – la commune de Puy-Saint-André – et des citoyens. D’autres se sont faites ensuite et surtout nous avons connu le déploiement de centrales villageoises qui sont des coopératives. Ce fut donc notre premier chantier et aujourd’hui on produit deux à trois fois l’électricité que consomme la totalité des habitants de la commune.
Au-delà de la production, la priorité était pour nous la sobriété énergétique. De nombreux travaux ont donc été réalisés, que ce soit sur l’éclairage public mais aussi sur la réhabilitation des bâtiments publics au niveau de la commune quand j’étais maire, puis au niveau du pays du Grand Briançonnais que je préside, nous avons réhabilité thermiquement 65 bâtiments publics dans 26 communes du territoire. Cela commence à avoir une certaine valeur en termes d’impact et d’exemplarité car l’on commence ainsi à polliniser les voisins et à faire que, petit à petit, les élus du territoire prennent en compte la problématique de la crise climatique et agissent pour aller à l’encontre de ses conséquences. Sachant que, comme je l’explique dans le livre, en zone de montagne, c’est bien pire qu’ailleurs car, d’une certaine manière, nous doublons la mise : quand pour certains on parle d’un degré d’augmentation de température, pour nous c’est deux degrés et avec des conséquences immédiates, dramatiques et très impressionnantes, qui se traduisent par des effondrements géophysiques qui s’expliquent par la fonte du permafrost. On ne parle pas de l’Himalaya, on parle bien de nos Alpes !
A la fin de votre livre, vous proposez d’ailleurs un parallèle saisissant entre le littoral vendéen, dont vous êtes originaire, touché dramatiquement en 2010 par la tempête Xynthia, et le territoire de montagne où vous vivez depuis de nombreuses années. On comprend d’ailleurs que votre propos ne s’adresse pas qu’aux élus et aux habitants de la montagne mais à tous les citoyens et, en particulier, aux futurs élus en leur expliquant que vous jouez tour à tour un rôle d’animateur, de soignant, d’aménageur, de gestionnaire… voire de « shérif ». On sent que ce témoignage, à partir d’une expérience bien particulière, vise à généraliser un propos sur l’action locale en matière de résilience climatique. Est-ce que votre expérience peut être transposable dans d’autres territoires bien différents du vôtre ?
Ce que j’explique dans l’ouvrage, c’est que rien n’est duplicable en l’état. Chaque territoire a une histoire, des potentiels, des handicaps et on ne peut pas calquer une expérience. En revanche, et moi le premier, on a tous besoin d’être inspiré. C’est pour cela que je parle beaucoup de l’expérience du Land du Vorarlberg en Autriche – où j’espère d’ailleurs retourner au mois d’avril pour la quatrième fois –, territoire de montagne exemplaire à bien des égards sur le plan écologique. C’est passionnant également de voir ce qu’a pu réaliser Jean-François Caron à Loos-en Gohelle dans le bassin minier du Nord de la France ou encore Jean-Claude Mensch à Ungersheim en Alsace.
Il existe quelques territoires en France et à l’étranger qui sont très inspirants et qui donnent envie car on a besoin d’aller voir ailleurs des réalisations. Mais il faut savoir analyser, comprendre et diagnostiquer chaque territoire de manière différente, en construisant avec les concitoyens des solutions pour répondre à leurs besoins primaires (manger bio et local, vivre décemment dans son logement sans consommer trop d’énergie, pouvoir se déplacer à proximité pour aller au travail et maintenir du lien social sans produire de CO2…). C’est pour ça que nous avons notamment travaillé sur le sujet de l’eau à notre échelle, avec une baisse de 75 % de la consommation d’eau potable, de la même manière que pour l’énergie. On a travaillé aussi sur la biodiversité, avec la création d’une réserve naturelle de 750 hectares, avec la plantation de dizaines de milliers d’arbres sur le territoire, mais aussi sur l’agriculture, en installant des maraîchers en altitude, sur la gestion des déchets, avec une baisse de près de 50 % du tonnage des ordures ménagères, ce qui est considérable et représente des économies de plus d’un million d’euros par an !
On voit ainsi qu’en travaillant sur la problématique de l’écologie on résout aussi des problèmes financiers sur les territoires, alors qu’on parle beaucoup d’écologie punitive. Or on peut réaliser des économies en menant ces projets et le réinvestir dans des projets d’énergies renouvelables, qui permettent de financer la sobriété énergétique. On flèche les bénéfices liés à la production d’énergie pour les réinvestir sur l’isolation des bâtiments, la mobilité collective, etc. Tout cela constitue des cercles vertueux qu’on a la capacité de mettre en œuvre. Nous avons donc les solutions à toutes les problématiques de la transition écologique, elles sont à portée de main mais faut-il encore les mettre en œuvre à l’échelle locale. Or cette transition ne peut être acceptable que si elle est démocratique, c’est-à-dire si elle est faite avec la population, grâce à l’empowerment, le fait de redonner le pouvoir aux citoyens, qui nécessite impérativement de réinvestir l’humain sur les territoires, pour former et accompagner les habitants dans la transition écologique. Sans cela et sans critères d’éco-conditionnalité, les 100 milliards d’euros du plan de relance financeront de la croissance verte mais ce sera davantage du green washing que de la transition écologique.