L'importance du Premier ministre et du gouvernement au sein du système présentiel français fait l'objet de deux récentes études approfondies et éclairantes d'une politiste et d'un juriste.
Le juriste et politiste Maurice Duverger avait son temps défini le système constitutionnel français de la Ve République comme un « parlementarisme rationalisé », voire un régime « semi-présidentiel » car, à la différence de systèmes présidentiels « purs » (comme les Etats-Unis d’Amérique), il existe dans le cas français un Premier ministre, qui est non seulement chef du gouvernement (alors que le Président est chef de l’Etat) mais aussi chef de la majorité parlementaire, responsable du gouvernement devant le Parlement – ce qui n’est pas le cas du Président de la République, élu au suffrage universel direct (depuis la réforme constitutionnelle de 1962) et « irresponsable » face aux parlementaires. De là, les meilleurs analystes ont conclu que la lettre de la Constitution, inspirée par le discours de Bayeux du Général de Gaulle (1946) et largement rédigée par Michel Debré, était claire et nette : le Président préside et le Premier ministre gouverne, ce que d’aucuns ont (trop) vite traduit de la manière suivante : il (ou elle) met en œuvre les décisions présidentielles, voire, « expédie les affaires courantes » (ce qui n’a cependant pas été le cas, tant s’en faut, en période de cohabitation).
C’est pourquoi le Premier ministre, et même plus largement le gouvernement au sens collégial du terme, ont longtemps constitué un « angle mort » de la science politique et du droit constitutionnel, réservant leurs études à la figure du Président de la République et à son entourage, ainsi qu’à chacun des ministres (et ministères principaux) et à leur cortège de conseillers de cabinets. C’est précisément pour rompre avec cette prééminence présidentielle qu’il importe de lire deux récents ouvrages, l’un de science politique sobrement intitulé Premier ministre, par Delphine Dulong (professeure à l’Université Paris 1), l’autre de droit public, sous la forme d’un manuel de Droit gouvernemental (le terme est largement inédit et mérite quelques explications), par Mathieu Caron (maître de conférences à l’Université polytechnique des Hauts-de-France).
Une analyse magistrale de l’institution primo-ministérielle
Le livre de Delphine Dulong est une véritable somme, parfaitement maîtrisée, qui vient après plusieurs ouvrages de synthèse (Sociologie des institutions politiques dans la collection « Repères » de La Découverte en 2012) et d’approfondissement (La construction du champ politique en France, aux Presses universitaires de Rennes en 2010) de la part d’une universitaire confirmée, à la fois bonne connaisseuse de l’histoire constitutionnelle et de la sociologie politique. Il en résulte une parfaite enquête socio-historique qui, sur le rôle du Premier ministre, fera date et sera sans doute considérée comme l’équivalent du maître-livre de Bernard Lacroix et Jacques Lagroye Le Président de la République en 1992. Plongeant à la fois dans les archives et les souvenirs d’anciens Premiers ministres ou directeurs de cabinet de l’Hôtel de Matignon (Jours tranquilles à Matignon de Jean-Paul Huchon sous le gouvernement Rocard ou Matignon Rive gauche d’Olivier Schrameck à l’époque de Lionel Jospin, sont des témoignages restés célèbres), ainsi que dans la presse et les récits journalistiques (L’enfer de Matignon de Raphaëlle Bacqué), Delphine Dulong propose une analyse détaillée du rôle, des prérogatives et du positionnement du Premier ministre depuis le début de la Ve République, sans ignorer ses incohérences et ses conflits avec l’Elysée.
A vrai dire, le point de départ de l’ouvrage est précisément de se demander, à la suite de Maurice Duverger (déjà cité), si le Premier ministre peut avoir une réelle existence politique (hors période de cohabitation) ou s’il n’est condamné qu’à être considéré comme un « collaborateur », selon la terrible expression restée célèbre du Président Nicolas Sarkozy à propos de son Premier ministre François Fillon. Dès les premières heures du régime né du retour de De Gaulle en 1958, il est clair aux yeux des observateurs comme des acteurs politiques qu’il ne peut exister de dyarchie au sommet de l’Etat. Et pourtant, la Constitution – c’est un fait qui n’est pas souvent rappelé – n’établit guère de hiérarchie entre le Président de la République et le Premier ministre, ni d’ailleurs de division très nette des prérogatives sur certains domaines essentiels, tels que la défense ou les affaires étrangères (il n’existe pas, contrairement à une opinion courante, de « domaine réservé » en la matière de l’Elysée). En réalité, comme le montre magistralement Delphine Dulong avec de nombreux exemples historiques à l’appui, c’est bien le Premier ministre qui agit et gouverne le plus souvent, étant situé à l’intersection de tous les espaces sociaux et devant tout à la fois faire fonctionner le gouvernement dans sa collégialité, mais aussi assurer les relations avec le Parlement et avec les administrations centrales (dont il est le chef, selon l’article 20 de la Constitution), sans oublier son rôle auprès des « partenaires sociaux », des représentants des collectivités territoriales et de certains dirigeants étrangers (les chefs de gouvernement étant ses homologues).
C’est donc bien davantage la pratique du régime que la lettre de la Constitution qui a fait du Premier ministre un supplétif du Président de la République, pour la bonne et simple raison qu’il n’est pas oint du suffrage universel direct comme ce dernier mais directement nommé par lui. Bien entendu, et cela est justement rappelé dans l’ouvrage, les trois périodes de cohabitation (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002) ont largement rééquilibré ce rapport de forces, bien que le Président ait conservé un pouvoir de nuisance (par exemple dans le refus de signer certaines ordonnances de la part de François Mitterrand lorsque Jacques Chirac était « son » Premier ministre). On peut donc dire avec Delphine Dulong, qui fait en ce sens œuvre d’historienne autant que de politiste, que cette contradiction entre ses importantes attributions constitutionnelles et sa position dominée par l’Elysée ont fait du poste de Premier ministre un point d’observation privilégiée du fonctionnement et de l’évolution de la Ve République, du « tournant Pompidou » (chapitre 2) au « précédent fondamental » de Chaban-Delmas (1969-1972) puis jusqu’aux plus récents quinquennats (à partir de 2002), en passant par la tentative de « gouverner autrement » par Pierre Mauroy (chapitre 5) ou le « coup d’éclat obligé » de Jacques Chirac (chapitre 10), seul homme politique à avoir été deux fois à Matignon avant d’accéder à l’Elysée.
A ce sujet, le livre consacre son dernier chapitre aux stratégies d’acteurs et aux rapports de pouvoirs quasiment structurels au régime de la Ve République par un titre qui résume assez bien le supplice du locataire de Matignon alors qu’il gouverne la France au quotidien : « résister à la tentation de l’Elysée », tout en gardant le cap et en se méfiant des boussoles sondagières dont raffolent les journalistes politiques. Dans une perspective sociologique, Delphine Dulong s’attarde d’ailleurs sur l’habitus et les différentes manières d’être Premier ministre, même si les différents titulaires du poste ont eu en commun de diriger le gouvernement, d’arbitrer les conflits entre ministres ou encore de négocier avec le Parlement et l’Elysée le calendrier de l’action gouvernementale. Par petites touches, l’on mesure ainsi à quel point la présidentialisation du régime est finalement relativement fragile, pour reprendre les termes de l’auteure, les équilibres parlementaires étant notamment bien davantage réglés à Matignon qu’à l’Elysée – même si constat ne semble plus tenir dans le cas du quinquennat actuel avec une majorité devant tout à l’élection du Président de la République puisque n’existant pas en tant que telle avant lui.
Une première théorisation juridique de l’organisation gouvernementale
Dans un registre bien différent, bien que complémentaire, le réjouissant manuel de Droit gouvernemental de Mathieu Caron, issu de sa thèse intitulée « L’autonomie organisationnelle du Gouvernement » (Université de Lille, 2014), justement saluée par les préfaciers du livre Pierre Avril et Jean Gicquel (maîtres estimés du droit constitutionnel français) comme une « authentique avancée de la connaissance juridique », vient combler un manque dans la doctrine car il n’existe pas jusqu’ici de pendant du droit parlementaire (enseigné de longue date et inspirant des doctorants) pour ce qui concerne le droit qui régit l’organisation intérieure du gouvernement.
C’est désormais chose faite avec cet ouvrage qui propose une première théorisation juridique des règles qui régissent l’action gouvernementale et permet de mieux comprendre le fonctionnement de l’appareil politico-administratif de l’Etat central, en déterminant notamment le rôle de chacun de ses acteurs : le Premier ministre, là encore, mais aussi les ministres, secrétaires d’Etat, les cabinets ministériels, les administrations d’état-major et les services administratifs centraux. S’adressant tout autant aux spécialistes, universitaires et praticiens, qu’aux citoyens désireux de mieux connaître les coulisses du pouvoir national, Mathieu Caron propose dans un format clair et concis (y compris grâce aux organigrammes des administrations) des développements très instructifs sur la spécificité d’un droit gouvernemental sous le régime de la Ve République.
L’on comprend ainsi, à travers des chapitres ciselés et documentés, que le droit gouvernemental est avant tout un droit des praticiens de l’action gouvernementale et qu’à ce titre, il se fonde sur moins de sources écrites que le droit constitutionnel ou le droit parlementaire. C’est avant tout l’autonomie organique (première partie de l’ouvrage) qui structure à la fois l’équipe gouvernementale, les cabinets ministériels et les administrations centrales de l’Etat. Par le biais des organes de délibération gouvernementale (Conseil des ministres au niveau politique et réunions interministérielles au niveau plus technique), c’est l’autonomie fonctionnelle, explique Mathieu Caron, de l’action gouvernementale qui s’exprime et tranche ses décisions, selon une procédure qui tient plus de la pratique et de la « logistique gouvernementale » (moyens matériels et humains), voire du management, que de règles écrites – même s’il existe une légistique gouvernementale propre à la préparation des avant-projets de loi, des ordonnances et des décrets. Pour finir, les derniers chapitres rappellent que, comme dans tout Etat de droit, le gouvernement français est subordonné à la fois à Constitution (et, ce que certains déplorent, aux traités européens) mais aussi aux jurisprudences constitutionnelle, administrative et pénale.
Ces deux ouvrages approfondissent ainsi notre connaissance politique et juridique de la logique gouvernementale française qui, bien que dominée par la figure du Président de la République, n’est pas sans présenter sa propre autonomie et une centralité finalement moins définie en droit que produite par un phénomène de sédimentation et une pratique du pouvoir.