L'oeuvre picturale, trop souvent appréhendée à la lumière de sources exogènes, produit ses propres effets de sens et affirme sa propre esthétique contemplative.
Que la philosophie européenne contemporaine ait inclus l’art dans ses sources de connaissance, au même titre que la littérature ou la science, est un fait manifeste du XXe siècle : qu’il s’agisse d’Heidegger (L’Origine de l’œuvre d’art, 1931-32), de Sartre (L’Imaginaire, 1940), de Derrida (Vérité et peinture, 1978), de Deleuze (Bacon, 1981), de Wahl (Introduction au discours du tableau, 1996) ou encore plus récemment d’Onfray (Le Crocodile d’Aristote, 2019), tous ont cherché à questionner la spécificité de l’œuvre d’art par rapport notamment à l’œuvre de langage, même si ce questionnement réfère constamment à la peinture figurative et non à la peinture abstraite.
Reste que le choix d’un tel thème paraît souvent subordonné à la nécessité d’illustrer ou de confirmer des idées philosophiques . Or, on peut aussi se demander si, dans certains cas, le tableau lui-même n’annonce pas l’idée, si le tableau lui-même ne contribue pas à redessiner ou dynamiser le champ conceptuel. C’est précisément ce type de perspective que Marc de Launay, philosophe et chercheur au CNRS, se propose d’étudier dans Peinture et philosophie (l’ordre des noms fait bien sûr sens ici). Décryptant une dizaine d’œuvres situées entre le début de la Renaissance et la fin du Baroque, l’auteur tente de définir la spécificité de l’expérience esthétique indépendamment de toute approche exogène.
Esthétique et représentation
Le premier tableau étudié, de ce point de vue, est éclairant : le philosophe s’intéresse à une œuvre de Pieter Aertsen, Le Christ chez Marthe et Marie, de 1552 (Musée d’histoire de l’art, Vienne). Or, l’épisode rapporté dans l'évangile de Luc (10, 38-42) n’est dans cette œuvre figuré que dans le tiers gauche du tableau (par rapport au spectateur) et à l’arrière-plan, tandis que le premier plan représente une table de cuisine sur laquelle semble trôner un gigantesque gigot d’agneau dont la clarté fait écho à une motte de beurre piquée d’un œillet et ornée en son centre d’une croix.
A première vue, et dans le contexte de l’époque, le tableau semble évoquer le thème de la vita activa opposée à la vita contemplativa, autrement dit l’opposition entre la vision catholique du salut par les œuvres et la vision luthérienne de la seule foi qui sauve. Reste que ce qui fait l’objet à proprement parler du travail pictural le plus riche demeure la scène profane, tant la masse éclatante du gigot, d’un jaune cireux, occupe avec force le champ visuel.
Tout se passe donc ici comme si le tableau opérait un glissement subreptice dans la représentation allégorique : ce n’est plus la scène édifiante de Marthe et Marie entourant le Christ qui capte l’attention, mais celle de la cuisine qui préempte l’interprétation et qui recompose, à travers le détournement d’« objets » domestiques, l’allégorie de la Passion, de la Cène et de l’eucharistie. C’est ainsi bien sûr que le gigot réfère au sacrifice de l’agneau pascal et que le meuble de cuisine, à demi-ouvert, suggère l’autel eucharistique. Il faudrait mentionner aussi, dans la perspective de cette allégorie, la motte de beurre flanquée d’une croix, la bourse de cuir trônant sur le meuble et susceptible d’évoquer la trahison de Judas ainsi qu’un petit papier fiché sur le meuble-tabernacle qui n’est pas sans rappeler le titulus de la croix.
Ce qui constitue toutefois la force subversive du tableau, c’est la tentative manifeste chez l’artiste de se défaire de toute représentation a priori : représentation de type typologique , si on pense à la représentation des personnages à l’arrière-plan, ou de type allégorique, pour les éléments ornant la cuisine. A la pure représentation, l'artiste substitue une esthétique de la contemplation qui échappe ou qui dépasse l’opposition entre typologie et allégorie. C’est ainsi que ledit gigot d’agneau, semblant suspendu dans l’espace et sur le point de choir, bouleverse nos représentations conceptuelles, puisqu’on ne sait précisément si cet élément réfère à la chute de l’humanité ou au contraire à son salut promis en la résurrection du Christ.
Que le spectateur se retrouve ainsi confronté au questionnement visuel et à la force de l’image marque, selon le philosophe, le passage à la « conscience esthétique », autrement dit ce moment émancipatoire où la peinture s’affranchit des représentations religieuses, d’ordre scripturaire notamment, pour affirmer sa toute-puissance créatrice. On pourrait ainsi voir, selon l’auteur, dans la « profanisation du sacré » offerte par ce tableau, l’anticipation de « la place, restreinte désormais, que la religion allait occuper dans la vie générale de la culture ».
Les citrons des « vanités » comme annonce de la sécularisation
Dans le prolongement de cette réflexion, Marc de Launay cite un ensemble de tableaux mettant en scène un citron référant, par son amertume, à l’« irruption de la sécularisation ». D'un côté, L’Eglise entourée des symboles de l’éphémère (1664) de Jan van Kessel expose au premier plan deux citrons. De l'autre côté, Collation aux fromages de Nicolaes Gillis (1611) représente, lui, un pain posé sur son assiette et accompagné de citrons tranchés. Le philosophe voit dans cet agrume, apparaissant au milieu des « tables mises », l’un des signes picturaux avant-coureurs de la crise spirituelle qui s’affirmera au XVIIe siècle, c’est-à-dire le mouvement de « sécularisation de la vie publique au profit de la souveraineté affirmée des Etats contre l’auctoritas papale. »
[Pieter Claesz, Nature morte avec deux citrons, 1629.]
L’influence décisive de certains tableaux dans l’histoire des idées
L’auteur entend affirmer la force d’intervention de certains tableaux dans l’histoire des mentalités, au nombre desquels figure le célèbre portrait des Ménines de Velazquez (1656). Ce tableau, véritable théâtre de miroirs aux multiples perspectives, voit l’infante Marguerite regarder ses parents, visibles dans le pâle reflet du miroir. Si l’œuvre témoigne d’une savante construction de l’espace, ce qui est proprement novateur, selon l’auteur, c’est le fait que la toile du peintre espagnol détourne, voire transgresse un événement ponctuel : la famille royale d’Espagne en train de poser pour le peintre officiel de la cour.
En effet, le roi Philippe IV, uniquement représenté dans le miroir, semble s’effacer au profit du peintre lui-même représenté dans sa position d’artiste, comme s’il se montrait lui-même en majesté. On mesurera encore une fois le glissement qui s’opère via le tableau : ce qui se joue ici, c’est la promotion de l’artiste (et du spectateur épousant la position fictive du souverain) ainsi que celle de l’individu que consacrera notamment le XVIIIe siècle.
Singularité du tableau et effets de sens
Le présent ouvrage, dont la lecture de certains chapitres reste ardue, développe la thèse intéressante selon laquelle le tableau produit ses propres effets de sens et participe activement à l’histoire des idées. Le livre, rédigé dans un style concis, parvient conjointement à faire vivre avec bonheur les œuvres décrites et à mener une réflexion puissante nourrie de travaux liés à la philosophie de l’art et plus largement à l’esthétique. Ajoutons que le lecteur trouvera au cœur de l’opus huit représentations en couleur sur papier glacé.
En tentant de restituer au tableau ses lettres de noblesse, l’auteur cherche à en souligner l’irréductible spécificité qui ne peut être déterminée de manière conceptuelle. En effet, le tableau, dont l’interprétation a trop souvent été préemptée par le discours philosophique notamment, au motif d’illustrer une idée ou une thèse, ne saurait être réduit à ce seul rôle : l’œuvre possède sa propre temporalité (de l’ordre de l’immédiateté), sa propre réflexivité (entendue comme production de sens), son propre travail d’agencement (le réseau de déterminations contextuelles, le travail sur la lumière, les couleurs...) et l’émotion esthétique enrichit la réflexion philosophique, participant, à sa manière, à ce que Saint-John Perse nomme « la grande phrase en voie toujours de création » . Peut-être conviendrait-il dès lors de questionner, dans le prolongement de la réflexion engagée, l’apport de la peinture abstraite à l’histoire des idées au XXe siècle.