Les thèmes et enjeux majeurs du livre d'Ezéchiel analysés à la lumière d'une approche essentiellement littéraire.
« Prophétise sur ces ossements. Tu leur diras : Ossements desséchés, écoutez la parole de Yahvé. […] Je prophétisai, comme j’en avais reçu l’ordre. Or il se fit un bruit au moment où je prophétisais ; il y eut un frémissement et les os se rapprochèrent les uns des autres. Je regardai : ils étaient recouverts de nerfs, la chair avait poussé et la peau s’était tendue par-dessus, mais il n’y avait pas d’esprit en eux. […] Je prophétisai comme il m’en avait donné l’ordre, et l’esprit vint en eux, ils reprirent vie et se mirent debout sur leurs pieds : grande, immense armée. » (Ez 37, 3- 10)
Cette vision - une des quatre visions majeures du livre d’Ezéchiel et sans doute la plus célèbre - marque un des traits caractéristiques de ce livre prophétique : le phénomène visionnaire. Que l’on considère la racine akkadienne « nabum » (appeler, nommer) du mot « nabi » (prophète en hébreu) et l’on perçoit d’emblée la dimension visionnaire du prophétisme envisagé comme voix de Dieu. Si le Premier Testament comporte de nombreux livres prophétiques , celui d’Ezéchiel apparaît comme l’un des plus originaux en ce qu’il combine une fiction autobiographique à une réflexion singulière visant à interpréter théologiquement la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor en 587 av. è.c. et l’épreuve douloureuse de l’exil en Babylonie.
C’est précisément dans cette perspective qu’Elena Di Pede, professeur au département de théologie de l’Université de Lorraine, propose une étude introductive au livre d’Ezéchiel. L’auteur y décline six études thématiques susceptibles de mettre en lumière la dynamique narrative du texte. Le rédacteur supposé, Ezéchiel - dont le nom signifie « Dieu rend fort » - , vraisemblablement un membre du clergé de Jérusalem emmené en déportation avec la première vague d’exilés en -587, tente de dépasser la catastrophe de l’exil pour en proposer une interprétation théologique visant à affirmer la toute-puissance du Dieu Yhwh, malgré la déportation d’une partie de son peuple. Rédigé au VIe avant notre ère et à l’adresse probablement de la première Golah (le petit groupe des premiers exilés) , le livre déploie une structure en deux parties : Ez 1-32 qui voit s’exercer le jugement divin pour Juda et les nations ; Ez 33-48 qui rapporte oracles et visions annonçant le salut pour Israël.
Une relecture théologique de l’événement traumatique de l’exil
Reste que l’événement décisif qui marque la principale division du recueil est constitué par la prise de Jérusalem de -587 dans la mesure où cet événement acte le passage d’une prophétie de jugement à une prophétie de restauration. C’est ainsi que le thème de l’exil (1ère étude thématique du présent ouvrage) révèle, par-delà l’apparente défaite et humiliation du peuple de Yhwh, la promesse d’une restauration et de la renaissance du peuple d’Israël. De ce point de vue, la vision de la gloire de Yhwh quittant le Temple (Ez 8-11) et celle de la gloire du même Yhwh revenant dans le Temple renouvelé à la fin du livre (Ez 43 1-12) signalent précisément la dimension salvifique de l’exil interprété rétrospectivement comme un des actes du plan de salut divin. Quant à la vision des ossements desséchés (qui ouvre la présente recension), elle symbolise à elle seule la création renouvelée de Yhwh désormais engagé dans une nouvelle alliance marquée par la fidélité absolue de l’homme à Dieu.
C’est la raison pour laquelle le livre d’Ezéchiel déploie une série de métaphores familiales qu’Elena Di Pede étudie d’un point de vue littéraire et théologique : Yhwh, considéré à la fois comme le père et le mari du peuple d’Israël (en hébreu, la distinction entre fille et épouse est bien moins stricte qu’en français) veille à sa fidélité, autrement dit, il cherche à le préserver de l’idolâtrie. La métaphore nuptiale (l’association infidélité/prostitution) court ainsi à travers l’ensemble du livre et permet de soutenir concrètement l’incarnation de la dynamique de l’alliance dans l’histoire. Comprenons que la nouvelle alliance proposée par Yhwh dans le livre d’Ezéchiel impose qu’Israël ne répète pas les mêmes erreurs ayant conduit à l’exil, c’est-à-dire l’idolâtrie religieuse (le commerce avec les idoles, les sanctuaires cananéens…) et politique (l’asservissement à des nations étrangères).
Le livre d’Ezéchiel : richesse visuelle et innovation littéraire
En déployant une dynamique de salut au cœur même de l’expérience de l’exil, le livre d’Ezéchiel témoigne, comme tous les livres prophétiques, d’une alternance d’oracles de jugements et de promesses de salut. Il n’empêche que le propre du livre d’Ezéchiel - et l’auteur le démontre - est de tisser un ensemble d’images allant des visions à proprement parler aux allégories (celle de la vigne, de l’épouse, de l’aigle) et aux actions symboliques (le prophète est invité par exemple à manger littéralement un rouleau qui contient « plaintes, gémissements et cris » (Ez 2, 10)). C’est précisément cette richesse visuelle, cette innovation dans les formes littéraires utilisées que le présent ouvrage parvient à mettre en lumière. Cette dimension saisissante de la narration - voire parfois hallucinante - laisse émerger dans le même temps une idée essentielle du judaïsme naissant : la présence de Dieu n’est pas liée à la terre d’Israël ou au sanctuaire mais elle transcende toute limitation de l’espace pour accompagner les exilés.
Soulignons également avec l’auteur la richesse des prolongements théologiques offerts par le livre d’Ezéchiel : c’est à lui que l’on doit entre autres l’image du Bon Pasteur (Ez 34) ainsi qu’une image promise à une incroyable postérité : celle du tétramorphe, autrement dit celle des quatre vivants correspondant aux figures ailées dans la vision du char divin (Ez 10, 1-22), et dont Jérôme fera au IVe siècle le symbole des quatre évangélistes. Ajoutons que le livre d’Ezéchiel anticipe ou annonce la tradition apocalyptique, notamment à travers le livre de l’Apocalypse de Jean dont de nombreuses images réfèrent au livre prophétique (le Bon Pasteur, la vision du char divin...).
Il revient enfin d’évoquer la source d’inspiration que représente le livre d’Ezéchiel tant pour l’art (on pense entre autres à l’angélologie nourrie par l’imagerie d’Ez 1 ou aux représentations de la cour céleste (Ez 6 ) dans les absides d’église) que pour la littérature (Ez comme source d’inspiration pour Schiller et Hugo notamment), pour la musique (certains chants Spirituals, comme Ezékiel saw the wheel de Louis Armstrong) ou encore pour le cinéma (voir la scène de La Vie est belle de Benigni, où Guido se retrouve nez à nez avec une montagne de cadavres rappelant la vallée d’Ez 37, 1).
Vers la prise en compte du phénomène prophétique dans toutes ses dimensions
Le présent ouvrage constitue une introduction claire et très accessible au livre d’Ezéchiel. De ce point de vue, le livre répond parfaitement à l’esprit de la collection « Mon ABC de la Bible » (15 titres parus à ce jour dont entre autres : Introduction à l’Ancien Testament, Introduction au Nouveau Testament, Les livres prophétiques, L’Apocalypse). Son format (152 p.), toutefois, ne permet pas d’envisager le phénomène prophétique dans toutes ses dimensions : l’analyse des thèmes qui traversent le livre d’Ezéchiel, celle des prolongements théologiques ou artistiques qu’il favorise ne doivent pas faire oublier les recherches qui existent actuellement concernant l’histoire rédactionnelle du livre (de nombreux exégètes s’accordent à considérer qu’il y a plusieurs rédactions successives comme autant d’actualisations d’une parole ; on parle volontiers alors d’une école d’Ezéchiel).
On pourrait aussi étudier la dimension sociologique de toute parole prophétique dans la mesure où les grandes périodes du prophétisme biblique correspondent à des moments de crise profonde ou à des élans réformateurs . Il serait également fécond de considérer les livres prophétiques au regard du prophétisme du Proche-Orient ancien : on y décèlerait la forte influence, par exemple, de textes assyriens transmettant, sous formes d’oracles, la réponse de diverses divinités à une consultation sollicitée par un souverain.
Enfin, pour qui souhaite prolonger la réflexion concernant le prophétisme biblique et l’analyse du livre d’Ezéchiel, il est intéressant de consulter l’ouvrage de S. Anthonioz intitulé Le prophétisme biblique. De l’idéal à la réalité. On y trouvera entre autres un chapitre stimulant qui prolonge la réflexion littéraire de Di Pede en soulignant la dimension extatique du prophétisme d’Ezéchiel, ce qui marque pour l’exégète le passage d’un prophétisme ancien entendu comme divinatoire et cultuel à un prophétisme biblique, littéraire et absolu où la parole de Yhwh, toute-puissante, investit le prophète, fût-il rétif à cet appel. En ce sens, le prophétisme relève à part entière d'une catégorie de la révélation qui marque pour les Hébreux l'accomplissement de l'existence. La tradition apocalyptique chrétienne saura prolonger de manière féconde cette perspective...