En 1881, Maupassant est envoyé par « Le Gaulois » pour réaliser une série de reportages en Algérie coloniale. Ce volume nous invite à découvrir certains des articles qu’il rédige à cette occasion.
En 1881, Maupassant est envoyé par le journal Le Gaulois pour réaliser une série de reportages en Algérie coloniale. Certains articles, jusque-là conservés dans les archives de presse de la Bibliothèque nationale de France, sont désormais regroupés dans un bref ouvrage paru aux éditions Allia. L’occasion de (re)découvrir un Maupassant journaliste-reporter et de s’intéresser à son regard sur la question coloniale.
Paru le 30 juin 1881, le premier article, qui donne son titre au recueil, annonce le ton. Maupassant y dénonce la simultanéité de deux événements contradictoires : au moment même où s’accélère la mainmise militaire française sur la Tunisie, Mustapha Ben Smaïl, jeune ministre du Bey de Tunis, en visite à Paris, est encensé par la presse et accueilli avec des égards aussi immodérés que spécieux. Armé de cette ironie mordante qui n’est pas étrangère à ses célèbres nouvelles, Maupassant critique les faux discours ainsi que les stratégies de manipulation et de propagande mobilisées pour célébrer l’hôte tunisien.
Une critique des colons plus que du colonialisme
La suite des articles, portée par cette même plume aiguisée, suit le parcours de Maupassant en Algérie coloniale. D’emblée, l’écrivain-journaliste précise que son but est de saisir « la situation exacte où se trouvent le colon et l’indigène », et ce « sans tendresse pour l’Arabe et sans enthousiasme pour le sabre français ». Le résultat est une critique acerbe non pas tant du colonialisme que de la manière dont il est déployé en Algérie. Maupassant évoque cette « sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux mœurs, au climat et aux gens ». Violence, grossièreté, maladresse, suffisance et manque d’intérêt pour les coutumes locales : pour lui, les administrateurs coloniaux, « ces ogres qui déchirent l’Algérie », accumulent les tares et sont responsables de « l’intolérable situation » des Arabes souffrant notamment de la misère et de la famine.
Le sarcasme dévastateur et le portrait ciselé sont deux armes redoutables du reporter Maupassant. Au détour des pages, il ironise sur le sort de ce général invalide et alité « qu’on a justement envoyé dans le pays où il faudrait être toujours à cheval ». La nécessité de connaître le pays et de comprendre ses spécificités culturelles est d’ailleurs un leitmotiv des chroniques, par opposition à l’attitude des autorités coloniales, qui « font de la colonisation en chambre et de la culture en gandoura ».
Pour autant, Maupassant ne va pas jusqu’à remettre en cause les fondements du colonialisme. Bien au contraire, sa lecture de l’Algérie est marquée par une forme de condescendance, souvent discriminatoire et sans ambages, envers les Arabes. Pour lui, l’islam est cette religion « si puissante qu’elle fait des forcenés de tous ses adeptes ». À Alger, certaines maisons « semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes ». La population locale, qu’il associe à toute une panoplie de vices même s’il appelle à en reconnaître les qualités, est décrite comme « une sorte de résidu de la crapulerie humaine », alors que les Touaregs sont réduits de leur côté à un groupe d’« enragés pilleurs ». Le champ lexical du barbare, mais aussi de l’étrange et du mystérieux, domine les remarques sur la diversité démographique de la ville. Chez le nouvelliste, la description physique en particulier, comme le relève Denise Brahimi dans Maupassant au Maghreb (1982), « mêle un incontestable racisme à la présentation ethnographique » et semble résonner avec sa perception de l’Algérie comme le pays de tous les écarts et de tous les débordements : « Toute notion de justice disparaît dès qu’on met le pied ici ; toutes les règles ordinaires sont renversées. »
Les séductions de la terre algérienne
Il n’en demeure pas moins que les chroniques révèlent en parallèle un Maupassant visiblement séduit, voire subjugué, par la terre algérienne. Dès son arrivée à Alger, anticipée par la fascination qu’il ressent pour l’Afrique, il constate : « Rien n’est joli comme cette ville. C’est un rêve. » La rencontre avec la Ville blanche est une expérience de « ravissement » sensoriel, ce qui explique sans doute son attention minutieuse aux paysages et le souffle de son écriture visuelle et photographique. Au fil de ses déplacements, notamment en train, il compare les marabouts sur les crêtes à « des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants », s’extasie devant les visages tatoués et les danses des femmes et restitue avec précision le dynamisme du port et les scènes du café arabe. Chez Maupassant, la fascination révèle un désir d’évasion qui dépasse l’expérience et les limites du reportage.
Ce qui frappe plus particulièrement, c’est peut-être sa sensibilité au changement des espaces et à la variation des ambiances d’une ville à l’autre, même si l’arrière-pays algérien reste écrasé par le soleil, le silence et le souffle du sirocco dans la nudité des hauts plateaux. Là-bas, le paysage « satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu ». Un banal coucher du soleil devient « une féerique apothéose d’opéra, d’une surprenante et invraisemblable couleur, quelque chose de factice, de forcé et contre nature, et de singulièrement admirable cependant ». Ainsi, l’ambivalence du reporter semble se refléter dans celle du paysage, découvert à mi-chemin du réel et du fantastique, façonné aussi bien par la beauté que par « la misère de la terre ».
Chroniques d’une chute prévisible
Si l’aspect documentaire, voire ethnographique, des chroniques est évident, il demeure sans surprise fortement empreint de la veine orientaliste et de l’idéologie coloniale, qu’il s’agisse de décrire les mœurs de la tribu des Oulad Naïl ou de restituer les exploits de l’« imprenable » résistant Cheikh Bouamama et de ses cavaliers « infatigables ». Minimisant le périmètre de la révolte menée par ces derniers et estimant qu’elle est plus « une guerre de maraudeurs et de pillards affamés » qu’une lutte pour l’indépendance, Maupassant alerte néanmoins sur le risque de voir l’insurrection changer de dimension en raison des erreurs des administrateurs coloniaux. Le recueil inclut d’ailleurs la lettre d’un colon qui, tout en corroborant les analyses de Maupassant, critique les expropriations des terres kabyles et traite les détachés de métropole de « déclassés ignorants et nuls », incapables de comprendre que l’Arabe « demande à vivre » et « ne se révolte guère qu’à la dernière extrémité », et que l’Algérie est « cet admirable pays où il y aurait place pour tout le monde ».
Les deux derniers articles correspondent au troisième séjour de Maupassant en Afrique du Nord en 1888. S’il estime que « l’outillage de la civilisation » manque toujours en Algérie alors que la diversité ethnique et le dynamisme des populations y sont demeurés intacts, sa chronique tunisienne confirme sa fascination pour la ville arabe, et en particulier pour l’animation et la gaieté de ses souks qui « ne sont point possibles à décrire, car il faudrait en exprimer en même temps l’éblouissement, le bruit et le mouvement ». Dans le bazar des parfums de Tunis, le lecteur croise des vendeurs « assis comme des bouddhas » et des cierges formant « un dessin mystique et régulier ». Pour Maupassant, Tunis la féerique est une ville aussi orientale que juive, « étourdissante » par la superposition de ses couleurs et de ses costumes.
Il est certainement difficile de réduire le regard de Maupassant à quelques observations glanées au fil des pages. Il conviendrait, du reste, de consulter les autres textes non retenus dans l’ouvrage et dont certains ont été publiés dans le premier volume des chroniques édité en 2019 par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Anne Geisler-Szmulewicz aux éditions Classiques Garnier. Si la (re)découverte des chroniques de Maupassant servira sans doute l’intérêt croissant pour son activité journalistique, elle permettra également d’ouvrir, par-delà ses deux récits de voyage Au soleil (1884) et La Vie errante (1890), de nouvelles lignes de recherche autour de son rapport au colonialisme et à la figure du colonisé, mais aussi de la littérarité de son œuvre et de la manière dont elle fut nourrie par l’exercice du reportage.
Face aux réalités éclatantes de la colonisation, Maupassant (en bon Normand ?) refuse souvent de trancher. Pour lui, l’Algérie est finalement ce pays « où l’Arabe, sans cesse pressuré, volé et assommé, ne vaut pas mieux que l’Européen qui pressure, vole et assomme ». Comme pour anticiper les réactions que pourraient susciter certaines de ses réflexions les plus polémiques, il s’empresse d’avertir son lecteur que « les règles de la morale changent souvent avec les latitudes ». Cela ne suffit certainement pas à le dédouaner, mais force est de constater que ses chroniques éclairent d’une manière incisive, quoique problématique, la chaîne de ces lois hégémoniques et contradictoires qui soutenaient l’édifice colonial tout en annonçant sa chute inéluctable.