Dans un ouvrage organisé autour de 100 questions, Akram Belkaïd éclaire de manière pédagogique et critique le paysage politique, économique et socio-culturel algérien.
L’ouvrage d’Akram Belkaïd tombe à point nommé. À l’heure où l’Algérie vit au rythme de la rue et espère concrétiser un tournant de son histoire post-coloniale, le journaliste du Monde diplomatique entreprend de donner les clés essentielles pour comprendre les principales réalités politiques, économiques et socioculturelles du pays. Publié dans l’excellente collection « En 100 questions » qui compte déjà des ouvrages similaires sur l’Arabie Saoudite, la Turquie ou encore le Pakistan, le livre offre une somme impressionnante de données et d’analyses à visée pédagogique. En cent chapitres brefs, Belkaïd, auteur entre autres d’Un regard calme sur l’Algérie (2005) et de Retours en Algérie (2013), répond de manière à la fois synthétique et critique à autant de questions relevant de l’histoire de l’Algérie (de l’Antiquité aux années Bouteflika, en passant par la guerre d’indépendance et la décennie noire), d’aspects sociaux (jeunesse, éducation, langues, religions, libertés), économiques (ressources naturelles, marchés) et culturels (littératures, musiques, cinéma, cuisine) ou encore du rapport de l’Algérie et des Algériens aux voisins du Maghreb et au monde.
L’idée générale qui sert de fil rouge à ces cent questions-réponses est que l’Algérie, pourtant dotée d’un fort potentiel en capital humain et en ressources naturelles et culturelles, vit paradoxalement une stagnation politico-économique, ce qui en fait – pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage – « un pays empêché ». L’objectif de l’auteur est précisément d’éclairer les raisons qui sous-tendent, influencent ou nourrissent, de manière directe ou indirecte, ce paradoxe : comme il le note dans son introduction, « mieux connaître ce pays, sa culture, les convictions de sa population, la manière dont cette dernière entretient son rapport au monde, c’est prendre mesure de son empêchement ». Exercice à la fois d’interrogation, de vulgarisation et de concision, L’Algérie en 100 questions alerte le lecteur sur la diversité et la complexité des sujets qui façonnent le portrait d’un pays souvent incompris ou réduit à une vision simpliste ou manichéenne.
Par-delà les discours officiels
Dès la première question, « D’où viennent les Algériens ? », Belkaïd s’emploie à contrecarrer les discours officiels et résister à ce qu’il appelle plus tard « les réflexes unanimistes ». Ainsi, il observe que la question de l’origine berbère reste indissociable de l’espace occupé par l’identité arabe, certes indéniable mais souvent « sacralisée, assimilée au combat anticolonial », au point de faire « figure de totem ou de dogme ». Plus généralement, les premiers chapitres mettent en lumière quelques traits majeurs qui jalonnent l’histoire du pays et résonnent sous différents aspects au présent, à l’image de l’héritage des rois amazighs, des échos de la présence (voire de la « résurgence ») turque ou encore le traumatisme de la colonisation française et les séquelles de sa violence territoriale et mémorielle.
Quand il s’agit d’évoquer la guerre d’indépendance, Belkaïd prend là encore ses distances avec l’historiographie officielle, soulignant aussi bien le rôle des militants minoritaires que l’impact de l’action politique et diplomatique, et rappelant au passage la manière dont les commémorations du 1er novembre ont été ensuite plus ou moins instrumentalisées à des fins de légitimation politique. Cette traversée rapide de l’histoire de l’Algérie est notamment l’occasion de contextualiser le choix du socialisme en 1962, d’évaluer le règne de Houari Boumédiène ou encore d’analyser le tournant libéral des années 1980. En lisant ces pages, il suffit de s’arrêter sur la succession des mouvements populaires (le « Printemps berbère » de mars-avril 1980, les émeutes de novembre 1986 à Constantine puis d’octobre 1988 à Alger, jusqu’au « Printemps noir » en Kabylie en 2001) pour prendre conscience de la continuité et de la profondeur historique des attentes et des désillusions du peuple algérien.
Enfin, les chapitres consacrés à la décennie noire puis aux années Bouteflika donnent à lire les spectres d’un traumatisme qui laisse place, après le rétablissement de la paix civile, à l’absence criante d’un projet politique capable de porter le renouvellement à la fois des élites dirigeantes et de leurs discours. Ceci étant, Belkaïd considère que l’échec des protestations en Algérie lors du « Printemps arabe » de 2011 est dû aussi bien à l’absence d’une offre politique incarnée par une figure emblématique qu’à la persistance des plaies de la décennie noire et à l’évolution chaotique des révoltes dans les autres pays arabes, un chaos agissant – par effet de ricochet – comme « un facteur d’attentisme et d’immobilisme » en Algérie.
Enjeux éducatifs et questions sociétales
Les éclairages apportés par l’auteur au sujet de la société algérienne révèlent la taille des enjeux qui attendent le pays. Avec un accroissement démographique élevé et une jeunesse prédominante et extrêmement connectée mais très peu politisée, le désir d’émigration reste omniprésent. La concentration de la population (près de 85 %) dans la zone nord du pays nécessite la création de nouvelles villes au sud pour « alléger le fardeau de la bande côtière ». Sur le plan des droits en société, Belkaïd pointe les faibles améliorations relatives au statut de la femme algérienne et aborde le sort des minorités religieuses et sexuelles, ces dernières oscillant entre marginalisation, persistance des tabous et libération progressive d’une parole qui reste souvent anonyme et concentrée principalement dans les réseaux sociaux. Un autre espace d’expression populaire est le football, un « sport roi » comme le confirme l’effervescence populaire ayant accompagné la participation remarquée de l’Algérie à la Coupe du monde de 2014, mais aussi un terrain politique permettant de « canaliser les attentes de la population et de faire oublier un quotidien difficile ».
Le paysage linguistique algérien, entre la prééminence de l’arabe, la vivacité et la transformation continue de la darja et la faiblesse des moyens pédagogiques alloués à l’enseignement du tamazight (considéré depuis 2016 comme langue officielle aux côtés de l’arabe), est – comme ailleurs au Maghreb – le carrefour où se croisent des questions d’ordre identitaire, culturel et politique. À ce sujet, l’auteur souligne plus particulièrement l’écart persistant en Algérie entre un système éducatif globalement arabisé et souffrant du manque de moyens et un enseignement supérieur dispensé majoritairement en français, langue continuant de servir comme « réservoir pour l’évolution et l’enrichissement des deux principales langues nationales ». Sur le plan éducatif, Belkaïd parle de « bilan mitigé » entre, d’une part, un taux de scolarisation, des infrastructures et des ressources jugés globalement satisfaisants, et d’autre part, des critiques récurrentes portant aussi bien sur la qualité de l’enseignement que sur le « délitement de l’administration ». Enfin, si le système de soins représente un autre chantier de taille, il reste directement lié à un phénomène de fracture sociale, l’auteur estimant que « la ligne de démarcation entre privilégiés et le reste du peuple passe par la santé ».
Richesses économiques et culturelles
Autre signe de l’empêchement évoqué dans l’introduction, les questions économiques révèlent à la fois la richesse des atouts dont dispose l’Algérie et les blocages qu’ils génèrent, à l’image de ces ressources « névralgiques » que sont le pétrole et le gaz, à la fois sources d’entrées d’argent garanties et facteurs empêchant la diversification économique, ou encore du secteur touristique qui n’arrive pas à tirer profit du patrimoine historique et des richesses naturelles du pays faute de choix politiques adéquats. Concernant l’activité économique, Belkaïd souligne que ni la corruption jugée « endémique » ni « l’emprise de l’administration » ne permettent de créer un environnement propice aux investissements. Le développement économique est rendu encore plus difficile dans un contexte marqué par un système bancaire qualifié d’« archaïque » et un marché noir de devises étrangères particulièrement développé et dont la sortie nécessiterait « une convertibilité totale du dinar et l’allègement des procédures de contrôle de change ».
En matière de culture, l’ouvrage passe brièvement en revue le champ littéraire algérien dans ses composantes francophone et arabophone (notamment à partir de la question de la réception), les différents genres musicaux (chaâbi, raï, rap), la condition du cinéma local ou encore la production relativement modeste de séries et de feuilletons. Belkaïd prend soin de noter le rapport entre production culturelle et engagement sous toutes ses formes, rappelant à juste titre « la vocation critique et politique du théâtre algérien » et le rôle que joue la chanson kabyle en tant que « bon indicateur de l’évolution des combats identitaires et démocratiques en Algérie ».
Enfin, il est particulièrement intéressant de voir Belkaïd consacrer la dernière partie de son ouvrage au rapport de l’Algérie au monde. Tout se passe comme si l’avenir de l’Algérie nécessitait la révision de ce rapport et l’amélioration de l’inscription du pays dans son environnement régional et stratégique. C’est dire si là encore, la notion de l’empêchement resurgit sous de nouvelles formes : les frontières fermées avec le voisin marocain, le manque de programmes d’échange avec les Universités du monde arabe, les opérations d’expulsions des migrants subsahariens, les différends avec les monarchies du Golfe ou encore la persistance des contentieux avec la France sont autant de signes plus ou moins inquiétants. La lecture de cette dernière partie révèle que les rapports de l’Algérie aux autres pays restent globalement instables et souvent tributaires d’équilibres géopolitiques et d’intérêts économiques de taille, à l’image de la proximité avec la Chine et du développement des investissements chinois en Algérie abordés dans le dernier chapitre.
Un ouvrage de synthèse
Fort de son approche synthétique, l’ouvrage de Belkaïd constitue sans doute une contribution majeure à la compréhension du contexte et des spécificités algériennes, même si on regrettera le manque de nuance de certaines analyses. Pour ne citer qu’un exemple, l’auteur avance que les peuples algérien et marocain « s’ignorent depuis plusieurs décennies » et que « les intellectuels des deux pays tournent le dos aux espérances d’union maghrébine ». Ici, Belkaïd semble omettre les signes de fraternité algéro-marocaine exprimés en de nombreuses occasions (la dernière étant la célébration marocaine de la victoire de l’Algérie à la Coupe d’Afrique des Nations de 2019), les initiatives culturelles initiées de part et d’autre de la frontière, à l’image de l’expérience encourageante du Salon Maghrébin du Livre (ayant tenu sa troisième édition en octobre 2019), sans oublier le travail fondamental de grands penseurs du Maghreb dont le regretté Abdelkebir Khatibi.
Il n’en demeure pas moins que L’Algérie en 100 questions offre un travail d’éclairage particulièrement enrichissant. L’expérience de Belkaïd en tant que journaliste transparaît non seulement dans son regard aiguisé sur la presse et la société algériennes, mais aussi dans son attention à la question du langage, qu’il s’agisse de vocables à résonnance particulière dans le contexte algérien (comme « révolution » ou « rupture ») ou d’anecdotes et de boutades locales reprises dans l’ouvrage et résumant parfaitement les contradictions du pays (un bon exemple est la formule « L’Algérie est un pays de jeunes dirigés par des vieux »).
En plus de la variété des sujets abordés et du souci d’organisation et de mise en relation des questions, le lecteur appréciera la « bibliographie sélective » listant, en fin d’ouvrage, des titres de référence allant de La sociologie de l’Algérie de Pierre Bourdieu au Dictionnaire des romanciers algériens de Salim Jay (réédité récemment en France), en passant par la trilogie incontournable consacrée par Benjamin Stora à l’histoire de l’Algérie et les livres essentiels de Mohammed Harbi et Pierre Vidal-Naquet. Écrivant à la suite de ces ouvrages, Belkaïd réussit le pari de dire l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui à travers des questions-réponses suggérant en filigrane qu’un pays « empêché » n’a d’autre choix que de se réinventer et de transformer la somme de ses atouts, ses blessures et ses paradoxes en possibilité de renouvellement.