Festival de Cannes 2017 - "The Square" de Ruben Östlund
[lundi 16 octobre 2017 - 01:00]

De l'autodéfinition de l'Europe

The Square, c'est d'abord une œuvre fictive d'art contemporain : un carré blanc de quatre mètres sur quatre tracé sur le sol et destiné à délimiter, en opposition au désordre et à la violence du monde extérieur, un espace d'harmonie et de bienveillance réciproque pour les personnes qui se trouveraient en son sein. Son installation dans le musée d'art contemporain de Stockholm constitue, dans le film de Ruben Östlund, le fil rouge d'un récit aux multiples ramifications tournant autour de la crise existentielle du directeur dudit musée, et se déroulant pour l'essentiel dans l'atmosphère luxueuse et feutrée des hautes sphères de la bourgeoisie intellectuelle blanche de la ville. Le "monde extérieur" n'est pourtant pas absent du film, puisqu'y sont convoquées périodiquement, et de façon parfois perturbante (car épousant sans les contredire ouvertement la fascination esthétique ou les préjugés condescendants que le personnage principal éprouve à leur égard), deux de ses "figures" principales : celle du sans-abri et celle de l'immigré.

Faisant l'objet d'un jeu stylisé avec le cadre et le hors-champ, ces deux figures pénètrent donc par intermittence l'univers confiné d'une intrigue principale où le point de vue adopté est systématiquement celui des dominants, et que l'on peut présenter aussi bien comme une satire des milieux d'art contemporain que comme une parabole vertigineuse sur les angoisses identitaires de l'Europe. Car cette œuvre d'art contemporain appelée "The Square" peut également être vue comme une sorte d'autoreprésentation métonymique que les sociétés européennes voudraient parfois se donner d'elles-mêmes – celle d'un espace préservant la sécurité, le confort et la civilité au cœur d'un monde chaotique maintenu "à l’extérieur", à une époque où tout contredit ce fantasme d'entre-soi idéal aux frontières closes et étanches. C'est en tout cas ce que le film nous amène à comprendre, au terme d'un développement sinueux et flirtant par moments lui-même avec la "ligne blanche" (la désinvolture morale de certaines séquences, comme cet improbable montage de plans ultra-esthétisants sur les clochards d'un centre commercial, interpelle).

Il n'est pas non plus indifférent que l'intrigue de The Square tourne autour de l'invitation à Stockholm d'un plasticien américain (incarné par Dominic West), qu'elle ait pour centre névralgique un magasin appartenant à une chaîne américaine (un 24/7), et qu'il soit marqué avec insistance qu'un autre personnage roule en Tesla, une puissante berline américaine. De quel "Europe" est-il question ici, au fond, si ce n'est celle résultant d'un fantasme de social-démocratie indépendante et raffinée, en réalité colonisée par le modèle néo-libéral de l'american way of life ?

 

Du rôle social de l'homme blanc

En anglais le mot "square" sert également à qualifier quelqu'un de "coincé", de "rigide". À cet égard, "the square", c'est également un homme, Christian (Claes Bang), directeur de musée, quadragénaire installé, raisonnablement spirituel et séduisant, légèrement esclave du personnage public qu'il est devenu. Un matin, en sortant du métro, Christian se retrouve malgré lui au cœur d'une altercation, où il parvient, à sa grande satisfaction, à faire fuir un homme hostile qui menaçait une femme apeurée. À peine le temps de se réjouir à grands cris de cette victoire inattendue qu'il réalise que le rôle masculin valorisant qu'on lui a fait jouer n'était qu'un moyen de détourner son attention pendant qu'on lui subtilisait son portable, son portefeuille, et même ses boutons de manchette. Se trouvant sans le sou et sans moyen d'appeler, il se trouve donc, comme le sans-abri croisé quelques minutes plus tôt à la sortie du métro (et auquel il n'avait alors pas prêté la moindre attention), contraint de quémander à son tour un peu de considération auprès des passants trop pressés pour lui en accorder. Ce petit itinéraire moral, un peu facile, qui conduit le protagoniste à occuper "la place de l'autre", Ruben Östlund le mène en un plan-séquence ressemblant à un mini-spectacle de prestidigitation (au sens où nous sommes victimes, avec le personnage, d'un procédé de "détournement de l'attention"). Il s'agit de l'événement déclencheur de l'intrigue principale, dont il condense les principaux enjeux pulsionnels et idéologiques.

Afin de récupérer son bien, Christian va recourir à un procédé un brin tordu : puisqu'il est parvenu à localiser, par satellite, l'immeuble dans lequel se trouve le portable volé, il ira déposer une lettre de menaces dans chaque boîte aux lettres afin d'être certain de toucher son agresseur (et tant pis pour les autres habitants, n'ayant rien à voir avec cette affaire, de cet immeuble situé dans une banlieue populaire de Stockholm). Contre toute attente, le stratagème réussit, mais Christian se voit ensuite confronté à un des destinataires innocents de sa lettre de menace : un enfant issu d'une famille immigrée, que ses parents ont puni après avoir lu ladite missive, pensant qu'il avait commis le larcin mentionné. Cet enfant légitimement furieux, et qui l'exprime au moyen d'un bagout "méditerranéen" qui, dans cet univers de bourgeois nordiques et policés, souligne de façon insistante son origine sociale et ethnique, va devenir le cauchemar de Christian, le harcelant jusque dans son immeuble de centre-ville. Cela durera jusqu’à ce que Christian use involontairement d'une nouvelle solution violente qui fera "disparaître" l'intrus – à l'image, du moins, car le gamin continuera obsessionnellement à peupler l'espace de Christian, par le son. (Le film fait, de façon générale, une utilisation très marquée de sons dont la source est localisée hors-champ.)

On comprend qu’un des buts d'Östlund est de placer son héros, censé incarner un des produits les plus fins de la civilisation des mœurs, en situation de vivre des événements où peuvent (res)surgir certaines dimensions mâles, épaisses et guerrières de sa personnalité, que le courant normal de sa vie ne mobilise pas d'ordinaire, et dont les conséquences sont peu glorieuses : toute cette entreprise de restauration de la virilité hiératique du mâle contemporain n'aboutit qu'à précipiter un enfant dans un escalier (le motif de la chute d'un "étranger" dans les parties communes d'un immeuble de standing pourra ici appeler le souvenir d'Une Séparation d'Asghar Farhadi).

Comme Snow Therapy, le précédent film de Ruben Östlund, The Square est donc un film qui mobilise d'impressionnants moyens formels (cadres très composés, ambiances sonores événementielles, etc.) pour exposer la médiocrité et la culpabilité rentrée de l'homme blanc bourgeois, qui ne comprend plus réellement le "rôle" qu'il est censé incarner dans la société contemporaine. Il y avait cependant plus de mystère et de "mythologie" à l'intérieur des atmosphères silencieuses et enneigées de Snow Therapy qu'il n'y en a dans The Square, dont le propos est plus verbeux, et alourdi par une portée sociologisante plus affirmée ; voir, par exemple, le portrait caricatural des jeunes loups de l'agence de com', et l'épisode assez grossier de la vidéo promo "choc" de l'exposition sur Youtube, qui déclenche un buzz négatif incontrôlable : on est là dans le domaine de la satire sociale, pas la plus fine.

 

De l'usage collectif de l'art muséal

S'il se fige parfois dans les poses surplombantes et convenues d'un contempteur de la (post-)modernité, l'humour d'Östlund sait se faire ailleurs acide et perturbant. Les caméos des deux célèbres comédiens de séries états-uniennes (Dominic West de The Wire et Elizabeth Moss de Mad Men) invités au casting y jouent une large part, Östlund leur réservant, dans une veine de burlesque "rentré", certaines de ses scènes les plus intéressantes. On pense notamment à cet épisode de la soirée de gala du musée, au cours de laquelle les mécènes, attablés pour dîner, se voient offrir une "performance" exécutée par un homme aux allures simiesques et au comportement déviant et dangereux. Aussi fascinante qu'éprouvante, cette scène s'installe, pour une durée paraissant interminable, dans l'interzone où il est palpable que quelque chose d'anormal se produit, mais où personne n'ose s'interposer, de peur de passer pour un ringard interférant avec la marche de l'Art.

La vision satirique des milieux de l'art contemporain bénéficie par ailleurs du talent de plasticien de Ruben Östlund, qui l'emmène vers quelque chose d'assez complexe et ambivalent. Véritable traité en actes sur la mobilisation du cadre en tant qu'outil expressif au cinéma, The Square impressionne souvent par la rigueur de ses compositions visuelles, qui marquent avec force (et soulignent parfois de façon un peu lourde) les aspects signifiants des situations filmées. Dans cette perspective, le "jeu sérieux" qui se met en place avec les œuvres représentées à l'écran est loin de les réduire à un décorum flattant ironiquement les pulsions réactionnaires d'un public hostile à l'art conceptuel. Au contraire, les cadres d'Östlund captent quelque chose de la puissance propre de ces pièces, en même temps que le vertige résultant de la coexistence entre leur propre grandeur et le ridicule de la comédie humaine organisée autour d'elles.

À cet égard, la fin du film est édifiante, dans laquelle le héros, en pleine crise morale et professionnelle, cherche à retrouver, en compagnie de ses enfants, le sens immédiat, pur et innocent, de l'œuvre The Square, ce "carré de bienveillance" qu'il présente dans son musée. Ce qui s'exprime ici, dans une méditation sincère et nostalgique (bien qu'un peu trop appuyée), et à rebours de la rigidité des rôles sociaux et de la consommation cynique des images à l’ère d’Internet (dont le film a traité avec insistance jusqu'ici), c’est le regret lié la disparition d'un rapport direct, naïf et instinctif à un art qui permettrait de vivre (vraiment) ensemble.

En raison de l'ambiguïté peu amène de sa vision du monde, il n'est pas certain que le film The Square se présente lui-même comme une solution à ce problème de la fonction sociale de l'art, mais on lui saura gré de le poser avec une certaine densité – et avec des partis pris formels qui, à défaut d'être subtils, sont suffisamment marqués et maîtrisés pour susciter un constant intérêt..



rédacteur : Antoine GAUDIN, Critique à Nonfiction.fr
Illustration : letemps.ch