Dégradations sociales et écologiques, même combat
[vendredi 31 mars 2017 - 10:00]
Economie
Couverture ouvrage
Notre bonne fortune. Repenser la prospérité
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
96 pages
Plaidoyer pour une redéfinition de la prospérité comme bien-être et pour une transition social-écologique .

Eloi Laurent s’est fait ces derniers temps une spécialité de petits livres à la fois critiques et anti-déclinistes. Il poursuit dans cette veine avec ce nouvel ouvrage, où il nous enjoint à nous détacher de la croissance pour lui substituer l’objectif du bien-être, résilient et soutenable.

Le livre s’ouvre pourtant sur un constat particulièrement sombre : le développement humain, tel que nous le connaissons, s’accompagne désormais de dégradations environnementales toujours plus fortes, qui finiront par avoir raison de notre récente et fragile prospérité.

L’auteur rappelle les prévisions divergentes concernant la croissance dans les années à venir. Mais il explique aussi que toutes les formes de relance de celle-ci, aujourd’hui mises en avant, ont de fortes chances d’aggraver les inégalités (notamment d’emploi) et/ou de contribuer à dégrader un peu plus l’environnement, ce qui est valable pour la « croissance verte ».

La remontée des inégalités, désormais bien documentée (« Quantité d’études montrent ainsi l’écart béant qui s’est formé entre la croissance économique (…) et la progression du revenu des personnes »1), met à mal l’idée que la croissance économique profiterait à tous. « Quant aux dimensions plus complexes du bien-être comme la santé ou la qualité des institutions (libertés civiles et droits politiques, par exemple), il est possible de montrer que la croissance du PIB peut coïncider avec leur dégradation. »2. De fait, « une attention insuffisante (des politiques économiques) portée au bien-être, en particulier à la santé, entraîne des coûts sociaux considérables »3. « La croissance n’est pas la condition du bien-être, elle en est bien plutôt la résultante. »4

Le développement humain doit encore pouvoir être mis à l’abri des risques et être (ré)concilié avec la contrainte écologique. C’est tout l’enjeu de la résilience d’une part et de la soutenabilité d’autre part. La Chine s’engagerait désormais dans cette voie, selon l’auteur (mais il faudrait peut-être y regarder de plus près). Plusieurs pays développés également, même s’il conviendrait de faire la part en ce qui les concerne des dommages écologiques qu’ils « externalisent » vers les pays pauvres (en utilisant par exemple pour cela la mesure donnée par l’« empreinte matérielle » des importations).

 

Pour une transition social-écologique

Mais repenser la prospérité ne suffit pas. Il convient de lier ensemble ces perspectives au sein d’un nouveau récit commun positif (pour mettre en mouvement la communauté des citoyens), explique l’auteur ; celui d’une « transition social-écologique » qui lierait soutenabilité et justice intragénérationnelle et intergénérationnelle.

Le capital, sous ses différentes formes, ou le patrimoine de l’humanité, que se transmettent les générations humaines, « est accaparé à chaque génération par certains pays et/ou groupes sociaux au détriment des autres […] On ne peut donc comprendre l’enjeu de la soutenabilité sans saisir l’enjeu de justice qu’il recèle (et donc) sans penser ensemble la question sociale et la question écologique »5. Or c’est précisément quelque chose que laissent de côté les deux modèles contemporains les plus influents de compréhension des crises écologiques, la théorie de l’Anthropocène comme l’approche par les « limites planétaires », note Laurent. « Le risque environnemental est assurément un horizon collectif, mais il met indéniablement en jeu l’inégalité sociale et conduit à poser une question matricielle : qui est responsable de quoi, avec quelles conséquences pour qui ? Car face aux crises écologiques, les humains ne sont égaux, ni en termes de responsabilité, ni en termes de vulnérabilité. »6

L’auteur précise alors les formes concrètes que pourrait prendre cette préoccupation dans trois domaines-clés : la lutte contre les inégalités, la promotion de l’emploi et de la santé et la réinvention de la protection sociale.

 

La lutte contre les inégalités

Sur le premier point, il s’agit de prendre en compte la manière dont les logiques sociales déterminent les dégradations et crises environnementales et d’explorer en retour les conséquences sociales de ces atteintes à l’environnement humain. L’auteur en donne deux illustrations concrètes, d’échelles très différentes : tout d’abord l’accès à une alimentation de qualité en France et ensuite la justice climatique au plan mondial. 12 % des adultes n’ont en France qu’un accès réduit à des denrées alimentaires adéquates en termes de qualité, de quantité et de sécurité sanitaire, explique-t-il. « On a ici l’illustration de l’urgente nécessité d’atténuer une inégalité environnementale dont les conséquences sociales (en l’occurrence sanitaires) sont néfastes à la collectivité. »7

La justice climatique mondiale illustre, quant à elle, le raisonnement réciproque : réduire les inégalités sociales afin d’atténuer les crises écologiques. « Il existe une quantité finie d’émissions de gaz à effet de serre que les pays de la planète peuvent se répartir (même si) les estimations varient bien entendu selon les hypothèses et les objectifs que l’on se fixe. »8 Et les enjeux de justice intergénérationnelle et intragénérationnelle sont alors capitaux aussi bien dans le choix de la limite de réchauffement à ne pas dépasser que dans celui des critères de répartition des quantités restantes, si l’on veut espérer pouvoir les tenir9.

 

La promotion de l’emploi et de la santé

Le deuxième domaine-clé concerne la promotion de l’emploi et de la santé. « On a présenté en France l’objectif de la transition énergétique comme au service de la « croissance verte »10 ; c’est une erreur, car les objectifs de la transition énergétique se suffisent à eux-mêmes. Et si l’on se préoccupe de la question de l’emploi, qu’on se rassure car la transition énergétique ne devrait pas manquer de se traduire par d’importantes créations d’emplois11. Mais il faut aussi en attendre une nette amélioration de la santé des populations, grâce à la réduction des pollutions locales et globales inhérentes à la combustion des énergies fossiles en particulier.

 

De l’Etat-providence à l’Etat-social écologique

Le troisième domaine concerne la transformation de notre Etat-providence en un Etat-social écologique (cette partie s’appuie notamment sur Le Bel avenir de l’Etat-providence, Editions Les liens qui libèrent, 2014). Comment cet Etat pourrait-il nous protéger des risques environnementaux et/ou promouvoir le bien-être environnemental ? On retrouve ici les fonctions d’allocation, de redistribution et de stabilisation qu’a pu jouer l’Etat-providence, appliquées cette fois aux risques social-écologiques. « Il s’agit d’abord de développer les instruments de la comptabilité, du risque et de l’assurance social-écologique pour armer l’Etat-providence face aux crises environnementales, exactement comme la politique sociale a été empiriquement armée au lendemain de la seconde guerre mondiale en Europe et dans le reste du monde (...) L’Etat-social-écologique doit notamment pouvoir s’appuyer sur des études détaillant le mieux possible les conséquences sociales du changement climatique, de la dégradation des écosystèmes et de la destruction de la biodiversité à différents horizons temporels (…) Il faut rendre visible le coût social des crises écologiques pour révéler la mauvaise allocation des ressources à laquelle conduisent les systèmes économiques actuels.12 » ; cela valant en particulier pour la santé environnementale et notamment la pollution de l’air. « Il faut ensuite réformer les systèmes fiscaux pour pénaliser l’usage excessif des ressources naturelles, à commencer par les énergies fossiles. 13 […] Dans la même veine, il nous faut changer nos indications de pilotage des décisions budgétaires.14 », en considérant trois enjeux prioritaires : l’évolution des inégalités, y compris au plan des territoires, l’entretien du patrimoine national, en incluant les actifs naturels et intangibles, et la place de la France dans le monde, et notamment son impact écologique global15. « Dernier chantier (concernant ce point) : il convient de développer, de diffuser et d’utiliser des indicateurs social-écologiques territoriaux qui mettent en lumière les éventuels arbitrages entre progrès social et écologique […]. Ces indicateurs doivent être conçus et utilisés […] dans les villes, les métropoles et les régions […] et ils impliquent de repenser la conception des politiques urbaines pour inventer et faire vivre la ville social-écologique.16 » Laurent aborde, là-encore, ce dernier chantier plus en détail à la fin de son livre précédent déjà mentionné.

 

Les crises écologiques, et en premier lieu le changement climatique, prennent une dimension de plus en plus inquiétante. Notre chance cependant, si l’on suit l’auteur – c’est précisément là ce qui donne son titre au livre, Notre bonne fortune – c’est que ce qu’il faudrait faire pour prévenir la catastrophe pourrait emprunter la forme d’un grand récit, comme le progrès social en son temps, lui donnant ainsi une énorme puissance d’entraînement pour mettre en place les institutions nécessaires (car rien ne se fait au plan social sans institutions). L’ouvrage demande une attention soutenue (et il aurait sans doute pu être écrit de manière plus simple), mais on est payé de ses efforts. Il invite à se replonger dans un ouvrage précédent d’Eloi Laurent, Le Bel avenir de l’Etat-providence, qui n’avait peut-être pas retenu toute l’attention qu’il méritait.

 

* A lire sur Nonfiction.fr :

- « La transition social-écologique », entretien avec Eloi Laurent.

- « Nos (nouvelles) mythologies économiques », entretien avec Eloi Laurent.

 



rédacteur : Jean BASTIEN, Critique à nonfiction.fr
Illustration : Shenzen par nosha (CC)

Notes :
1 - p. 15
2 - p. 20
3 - p. 22
4 - p. 25
5 - pp. 37, 38
6 - p. 39
7 - p. 44
8 - p. 46
9 - L’auteur propose un système de répartition « relativement simple », dont les résultats sont présentés sous forme de tableau, qui aurait certainement gagné à être davantage explicité ou alors réservé à une autre publication.
10 - p. 55
11 - Cf. sur ce point le livre de D. Méda et F. Jany-Catrice, Faut-il attendre la croissance ?, La Documentation Française, 2016.
12 - p. 59
13 - p. 62
14 - p. 63. En allant plus loin sur ce plan que les dispositions entérinées par le gouvernement Vals, précise l’auteur.
15 - p. 65
16 - p. 66
Titre du livre : Notre bonne fortune. Repenser la prospérité
Auteur : Éloi Laurent
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
Collection : Hors Collection
Date de publication : 08/03/17
N° ISBN : 978-2-13-078537-8