Abraham à l'école de la renonciation
[mardi 07 février 2017 - 10:00]
Religions
Couverture ouvrage
Abraham ou l'apprentissage du dépouillemnent : lecture de Genèse 11, 27 - 25, 18
Éditeur : Cerf
446 pages
Une lecture anthropologique de la geste d'Abraham : l'alliance avec Dieu libère l'homme.

Spécialiste de l’Ancien Testament, André Wénin donne du cycle d’Abraham dans la Genèse, comme des autres textes qu’il étudie, dont son célèbre L’homme biblique. Lectures dans le premier Testament, une analyse narrative, c’est-à-dire une analyse qui cherche à se demander quel effet produit le texte sur le lecteur. Loin de chercher à savoir à quel moment et par qui tel passage d’un texte a été écrit (ce qui serait le questionnement d’un tenant de la démarche historico-critique), il considère le texte étudié, dans sa version finale, comme un bloc uni et synchronique qui dégage un sens qu’il convient de mettre au jour. Le cœur de l’analyse de Wénin est la stratégie narrative, autreement dit la façon dont est construit le récit. Son résultat est « un portrait de celui qu’on nomme « le père des croyants », tel que sa figure émerge des chapitres 12 à 25 de la Genèse lus comme une séquence unifiée » (p.8). La visée de cette étude, comme dans les autres livres de Wénin, est anthropologique, dans la mesure où elle propose une vision de ce qu’est l’homme, à travers l’image qu’en propose la Bible. Ce livre est la suite de son analyse progressive des épisodes de la Genèse et traite du cycle d’Abraham, qui fait immédiatement suite à ce qu’il étudiait dans, D'Adam à Abraham, ou les errances de l'humain, premier volume d’un diptyque consacré au livre de la Genèse. 


Le parcours d’Abraham et son résultat : de la convoitise à la dépossession 

La tradition juive présente l’histoire d’Abraham comme une succession de dix épreuves au cours desquelles celui-ci apprend l’obéissance et devient un homme de foi. Cette conception ne vient pas directement de la Genèse, mais du midrash. D’un point de vue purement biblique et exégétique, Abraham apprend le dépouillement, du départ de son propre pays, au devoir de laisser son fils bien aimé le quitter. La plupart des événements de sa vie sont d’ordre familial : rupture d’Abraham avec son père, mariage avec Agar, naissance d’Ismaël, celle d’Isaac, et les décès de Sarah et d’Ismaël. Et c’est en apprenant à laisser être les autres qu’Abraham se libère de l’emprise quasi instinctive de la volonté de contrôler et de dominer.

Dès le départ du texte, la famille de Térah, le père d’Abram, telle qu’elle est présentée en Gn 11, 26-32, est marquée du double sceau de la mort (mort d’un fils de Térah, de Térah lui-même et stérilité de la femme d’un de ses fils) et de la possessivité (abondance dans cette présentation des termes marquant un lien de parenté et des marques d’appartenance). Dans cette famille, le père semble avoir la mainmise sur tout, comme l’atteste la forte présence  des adjectifs possessifs et le verbe « prendre ». Comme l’écrit A. Wénin, « Une famille comme celle de Térah ne fait pas place à la singularité de ses membres, à l’exception de son chef. En cela, elle reproduit à petite échelle la société de Babel caractérisée par la peur de la différenciation, le désir de confusion » (p.23). Dans cette présentation de la famille, Saraï, par deux fois,  objet du verbe « prendre », est sujet de la phrase la disant stérile, comme si cette stérilité qui la singularisait faisait d’elle un sujet, comme si sa stérilité était liée au refus d’être niée en tant que sujet. Quand Abram peut disposer de lui-même, Dieu l’appelle. L’appel au départ que Dieu lance à Abram vise à faire de lui le porteur de la bénédiction de Dieu. Cette bénédiction, l’épanouissement et l’accomplissement qu’elle rend possible apparaissent comme une sorte de souverain bien auquel l’homme biblique pourrait prétendre. Mais pour assurer la réussite du dessein divin, il faut que soient dépassées les passions humaines fortement présentes : la convoitise et l’envie. Comme l’écrit l’auteur : Abram « sera béni s’il consent à quitter « la maison de son père ». Cela ne peut se faire qu’au prix d’une rupture par laquelle perdre ce qu’il peut croire sien mais qui, en réalité, le possède : sa terre, sa famille d’origine, son clan. Mais c’est précisément ce consentement à la dépossession et donc au manque, qui lui ouvre le monde de la bénédiction, car il est refus en acte de la convoitise. » (p.28)  Ces propos résument la thèse de l’auteur à propos du sens général qui se dégage de l’épisode d’Abraham.

L’épisode lors duquel il demande à sa femme de se faire passer pour sa sœur a pour but de faire de Saraï un bouclier humain en se sacrifiant pour lui. Elle devient alors un simple instrument pour réaliser son désir à lui. Abram agit, poussé par la peur, la convoitise - celle qu’il attribue aux Egyptiens, venue de nulle source fiable, n’est que la projection de la sienne propre. L’épisode montre que si l’élu cède à la convoitise, il fait barrage à la bénédiction qu’il a pour vocation de porter. Lors de ce premier épisode, Abram semble ne pas avoir compris que c’était en se dépouillant et en ayant confiance en Dieu qu’on devait aborder l’avenir.

Mais, de retour d’Egypte, enrichi par son mensonge, Abram doit se séparer de son neveu Lot, car la cohabitation est devenue difficile : il fait un discours dans lequel cette fois, si en apparence, certaines structures restent les mêmes, en réalité les intentions qui sont les siennes changent : comme en Egypte, Abram prend la parole pour éviter un danger, qui est à ce moment-là réel et non une projection de sa convoitise ; et il évoque les liens familiaux afin de les modifier, mais alors qu’il voulait que sa femme se présente comme sa sœur pour son avantage propre, il considère ici son neveu comme son frère, donc il le hisse à sa hauteur, le traite en égal. Il se déprend ainsi de la relation de supériorité qu’il pourrait maintenir à son égard. Laissant à Lot, personnage marqué, lui, par la convoitise comme le prouve son établissement à Sodome,  le choix de la direction dans laquelle il partira, il sacrifie son désir pour faire place à celui de l’autre. Ne laissant plus prise à la convoitise, on pourrait comprendre qu’il a fait sien le message qu’au moyen des plaies, Dieu lui a envoyé.

Dans la ligature d’Isaac, présentée comme un ultime test, le geste d’Abram révèle qu’il est prêt à laisser partir Isaac. Le fait que son père ait consenti à sa mort libère Isaac de son emprise. « De fils, commente A. Wénin, il devient un jeune homme qui peut grandir sans plus dépendre de ceux qui lui ont donné la vie. C’est en cela qu’Abram mérite d’être qualifié de « craignant Dieu » : son geste de déprise, de dépossession à l’opposé de la convoitise, a consacré son entier respect envers celui qui, en séparant les êtres, les ouvre à des alliances fécondes » (p. 297). Abram a en quelque sorte réussi l’épreuve dernière, : il s’est dépouillé pour Dieu de ce qu’il avait de plus cher. Son cheminement arrive à son terme. Et la dernière décision qu’il prend, trouver une femme à Isaac, porte l’emprunte de ce cheminement existentiel.

Le dernier épisode de l’histoire d’Abraham est aussi le plus long et inaugure un type de scène : « la rencontre au puits », rencontre entre un étranger et une jeune fille au bord d’un puits, prélude à un mariage 1. Abraham veut pour son fils une fille de sa parenté et non une Cananéenne. La femme qui sera choisie devra donc accepter le même déracinement  et parcourir le même itinéraire que lui.

 
L’économie du texte biblique au service de la « pédagogie divine » 2

Wénin met au jour un schéma structurant la progression du récit : Des scènes charnières dans l’évolution d’Abram mettent en présence un trio d’acteurs plongés dans un problème familial : Abra(ha)m, Saraï/h et un Egyptien. Le mensonge d’Abram, disant que Saraï est sa sœur pour se protéger de la jalousie que le mari d’une si belle femme ne manquerait pas de susciter en terre étrangère 3, introduit le pharaon entre Saraï et lui. Le désir d’enfant de celle-ci, qui se sachant stérile veut qu’Abram épouse sa  servante égyptienne Agar, et  impose ce projet  à  un Abram passif 4,  interpose Agar entre les conjoints. Cette dernière sera définitivement éloignée par Abram à la demande de Sarah, qui voyant Ismaël rire et animée par la convoitise, ne veut pas que son fils à elle partage l’héritage avec celui d’une autre.  A chaque fois, le problème provient d’une initiative humaine, d’un personnage n’écoutant que son désir et sa convoitise et traitant le partenaire du couple en objet, en vue de la réalisation de ce désir, et trouve une issue grâce à une intervention divine. Dans le premier cas, les coups divins frappant Pharaon provoquent le dénouement. Au chapitre 16, un message de Dieu permet qu’Ismaël soit le fils d’Abram et enfin, Dieu demande à Abram d’écouter Sarah et intervient pour sauver Agar et son fils. Le récit apprend ainsi à Abram et au lecteur que le premier mouvement de l’homme peut être la convoitise désireuse de satisfaction immédiate, mais que la solution convenable serait plutôt de se fier à Dieu.

Dieu envoie à Pharaon une première « plaie d’Egypte », alors qu’il croit qu’il peut faire de Saraï sa femme puisqu’elle n’est pas l’épouse d’Abram, ce qui peut sembler choquant si on la considère comme un châtiment qui le frappe, lui qui est innocent et victime du mensonge d’Abram, et qui  épargne le coupable. Or, ce qu’explique bien Wénin, c’est que dans l’Antiquité, le fléau est envoyé par le ou les dieu(x) moins pour punir les hommes, que pour les avertir d’un désordre à remettre en ordre. Dans l’histoire d’Œdipe, c’est au moyen de la peste que les dieux demandent aux Thébains de mettre fin au désordre occasionné par le parricide et l’inceste de leur roi ; au chapitre 7 du livre de Josué, c’est avec une défaite que Yahvé fait savoir qu’une faute commise lors de la prise de Jéricho attend réparation. Aussi peut-on comprendre que ce qui arrive dans la Bible n’est pas forcément châtiment de Dieu, mais avertissement, pas toujours répression, mais enseignement, apprentissage.

Le changement de nom pour Abram qui devient Abraham et Saraï qui devient Sarah au chapitre 17 correspond à l’alliance entre Abraham et Dieu. A cette occasion apparaît le commandement de la circoncision. A. Wénin réfléchit sur le sens anthropologique que le texte vise à donner à cette exigence. D’après lui, elle possède à la fois une dimension personnelle, voire intime, parce qu’elle n’est connue que de la femme et de Dieu. De plus, en blessant le membre que l’homme a en plus de la femme, elle semble être une perte pour l’homme du membre qui peut lui donner à penser qu’il est complet, en particulier s’il se compare à la femme : La circoncision apparaît ainsi comme un rappel de la modestie ontologique de la condition humaine, incarnée dans la chair par ce moyen. Par ailleurs, la circoncision possède également  une dimension collective, dans la mesure où elle singularise le groupe d’Abraham dans lequel tous les individus masculins doivent être circoncis des autres groupes.

Mentionné très discrètement à la fin de la vie d’Abraham, son 3ème mariage avec Qetourah  ne donne pas lieu à un développement narratif. Mais la mention de ses descendants corrobore encore, si besoin était, l’existence de sa nombreuse descendance et donc la réalisation ou le plein accomplissement de la promesse que Dieu lui a faite en vertu de l’Alliance.

Réfléchissant à la fin de son livre sur l’âge étonnant qu’atteignent les patriarches, A. Wénin fait part d’une explication. Le point de départ en est le nombre 17, car il désigne la somme obtenue en additionnant la valeur des lettres composant le tétragramme. Il signifie alors certainement la présence de Dieu. 17 peut être décomposé de trois façons (au moins) remarquables 17 = 7+5+5. Or 7x5x5 =175, l’âge d’Abraham à sa mort. Mais 17 = 5+6+6. Or 5x6x6 = 180, l’âge d’Isaac à sa mort. Et, remarquons également, 17= 3+7+7. Or, 3x7x7 =147, l’âge de Jacob à sa mort. Ajoutons, pour donner un sens à cela : celui selon lequel Joseph est bien l’aboutissement de la geste des patriarches, que Joseph (dont l’âge à la mort est de 110 ans, soit 1x5²+6²+7²) est le successeur dans l’ordre des patriarches et la somme de ses prédécesseurs (5²+6²+7²).

   En conclusion, ce livre, comme les autres ouvrages d’A. Wénin, témoigne d'une remarquable qualité. Le choix de faire porter l’analyse du texte biblique sur l’homme et pas seulement sur Dieu, les dogmes ou les hypothétiques rédacteurs de ce texte confère à cette étude un intérêt auprès d’un public plus large que les habituelles lectures exégétiques, sans céder sur la rigueur des analyses. Il rejoint, dans ses conclusions, celles que Dolto faisaient à partir de son interprétation de certains passages de l’évangile : l’homme a d’abord à se libérer de sa convoitise et de sa tendance à vouloir enfermer ses proches, qu’il appelle les siens, dans ce qu’il veut qu’ils soient ou deviennent pour lui, et la Bible peut être lue comme un texte les invitant à se convertir à la renonciation. .

 



rédacteur : Yoann COLIN, Critique à nonfiction.fr

Notes :
1 - on retrouve le même schéma avec Jacob (Gn 29, 1-14) et Moïse (Ex 2, 15-22) : ce type de scène se caractérise par la reprise des éléments suivants : le futur époux ou son représentant se rend à l’étranger ; il rencontre une ou plusieurs jeunes filles près d’un puits ; l’homme ou une jeune fille puise de l’eau pour l’autre pour abreuver le troupeau ; la jeune fille court chez elle annoncer la venue de l’étranger ; l’étranger est accueilli dans la famille et le récit se conclut par des fiançailles.
2 - p. 374
3 - A. Wénin souligne à cette occasion que ce mensonge d’Abram, non seulement ne tient pas compte de l’avis de sa femme, mais qu’il ne fait pas intervenir Dieu, en qui il aurait peut-être dû placer sa confiance, préférant s’appuyer sur sa seule ruse
4 - pourtant, elle pourrait pour satisfaire ce désir, faire confiance à Dieu, comme le fait Abram, prier comme Isaac ou Anne, etc.
Titre du livre : Abraham ou l'apprentissage du dépouillemnent : lecture de Genèse 11, 27 - 25, 18
Auteur : André Wénin
Éditeur : Cerf
Collection : Lire la Bible
Date de publication : 21/10/16
N° ISBN : 2204104337