Témoignage Kanak
[lundi 30 janvier 2017 - 10:00]
Politique
Couverture ouvrage
Nidoïsh Naisseline, de coeur à coeur
198 pages
Le chantre de la « beauté kanak » revient sur quarante ans de vie politique en Nouvelle-Calédonie

En 2018, la Nouvelle-Calédonie connaîtra une consultation référendaire sur son accession à la pleine souveraineté. Celle-ci est prévue par l’article 77 de la Constitution française et constituera pour le Territoire et la France un moment historique. Ecouter tous les acteurs politiques qui se préparent à cette échéance est un acte citoyen, et l’assurance que le plus grand nombre de Français comprendront l’enjeux du scrutin, sa sensibilité, son importance pour l’influence de la France dans le bassin Pacifique.

Comment le pays peut-il rassembler toutes ses forces ? Autour de quel projet et de quelles valeurs ? Dans Nidoïsh Naisseline, de coeur à coeur, l’ex-grand-chef de Guahma et leader du LKS (Libération kanak socialiste), retiré de la vie politique pour raison de santé en 2014 et décédé en 2015, tente de répondre. Il a partagé avec le journaliste Walles Kotra (France Ô) sa vision de la « kanakitude », de l’histoire et de la société de la Nouvelle-Calédonie.

 

Un dialogue conduit finement par le journaliste Walles Kotra

Appréhender l’histoire du Cailloux notamment du point de vue kanak n’est pas le moindre des défis pour nombre d’entre nous. Compter sur un médiateur aussi fin que le journaliste Walles Kotra qui dirige depuis mai 2016 les équipes du réseau Outre-mer 1ère et France Ô, est un atout. Depuis près de quarante ans, l’homme œuvre dans la presse audiovisuelle à Paris et dans le Pacifique. Il joue également un rôle culturel de premier plan à travers l’Association pour le Festival International du Film Océanien (AFIFO) et l’agence de développement de la culture kanak, l’ADCK, qui gère à Nouméa le centre culturel Tjibaou, le haut lieu de la culture mélanésienne, ce qui fait de cet interviewer un bon intercesseur avec la complexité de l’histoire et des cultures kanak. Sa production écrite comme en ont témoigné au cours de la décennie écoulé ses Conversations calédoniennes, rencontre avec Jacques Lafleur (Editions Aux Vents des Iles, 2009), sa biographie d’Antoine Kombouaré (Paroles d’un footballeur kanak, Editions Aux Vents des Iles, 2014) et ce livre d’entretiens avec Nidoishe Naisseline l’un des grands-chefs les plus charismatiques de Nouvelle-Calédonie, ont donné l’occasion de mettre en avant des hommes clés du pays.

Avec doigté, Walles Kotra a su interroger une des figures politiques kanak les plus influentes de ce dernier quart de siècle. Bien que disparu le 3 juin 2015 des suites d’un cancer du poumon, le leader indépendantiste loyaltien apporte ici nombre d’éclairages sur l’échéance politique essentielle qui s’annonce, ses ressorts historiques et ses soubassements anthropologiques.

 

Une rencontre avec un homme de grande culture

Tout en côtoyant le cœur de la mouvance indépendantiste kanak, son langage anticolonialiste, la complexité des us et coutumes de l’aire culturelle, le leader de Maré rend un vibrant hommage aux apports à son combat des poètes de la Renaissance (J. Du Bellay, P. de Ronsard) et des philosophes les plus contemporains (V. Jankélévitch, E. Lévinas, H. Marcuse). Bien qu’exprimant une méfiance vis-à-vis des ethnologues, il se montre également redevable aux recherches de Jean Guiart, le spécialiste de la Mélanésie, et celles de l’africaniste Georges Balandier (1920 – 2016).

Ces influences intellectuelles multiples n’ont pas pour autant éloigné N. Naisseline de ses racines insulaires, bien au contraire. A ce titre, il souligne dans ces échanges toute la richesse du monde des romanciers et des poètes calédoniens. Comme en témoigne la liste des auteurs mis en avant, ils appartiennent à tous les courants de l’écriture et toutes les générations : Pierre Gope (1966), Déwé Gorodey (1949), Claudine Jacques (1953), Nicolas Kurtovitch (1955), Frédéric Ohlen (1959)... Tous ne sont pas nécessairement très connus dans l’hexagone mais leurs écrits sont accessibles. Une entreprise à laquelle s’emploie activement depuis 1991 et Tahiti l’éditeur Christian Robert1. Cette littérature est si riche qu’elle sera mise à l’honneur cette année lors de la quatrième édition du salon du Livre Océanien de Rochefort (29 mars – 2 avril 2017)2.

 

Une volonté de faire mieux connaître la coutume kanak

Nidoïsh Naisseline fut un grand-chef coutumier à Guahma sur l’île de Maré. Il succéda à son père Henri (1911 – 1973) avant de confier en 2007 devant plus de deux mille personnes cette responsabilité à son fils de 33 ans, Dokucas. Ainsi s’est prolongée ne même lignée de grand-chef qui remonterait au XVIIIème siècle. C’est dire le poids de l’histoire qui a pesé sur l’homme né le 27 juin 1945 à la tribu de Nece. Nidoïsh revient donc sur son identité nengone et se dont elle est porteuse jusqu’à aujourd’hui. S’en suit un partage d’expériences sur les obligations du chef notamment celles relatives à ses capacités à représenter le groupe. Une plongée dans le rythme de vie de la tribu !

Il dépeint ainsi comment se gère la parole du chef, fait savoir qui s’exprime en son nom et sur quoi. L’analyse est énoncée simplement avec des exemples vécus à l’appui de la démonstration. Les commentaires sont empreints d’une certaine solennité en particulier quand il s’agit d’évoquer la gravité des conséquences d’une insulte faite à un chef. Le propos se fait même menaçant quand il exige la protection et le respect des secrets coutumiers face aux impératifs de documentation et de transparence pour la recherche scientifique ou la liberté de la presse.

La réflexion proposée de N. Naisseline est culturelle et politique. Elle met en avant le rapport à la terre, la place de l’igname, les comportements et les paroles qui les entourent. Elle démontre combien chaque chefferie est toujours spécifique et toute la complexité de la définition des clans (42 rien que pour le district de Guahma), selon des préceptes non géographiques. Elle suscite des interrogations sur l’avenir et la place de la coutume (penenod) dans la vie et la société moderne, en examinant les conséquences de l’urbanisation, l’exode vers Nouméa, la transplantation en métropole des étudiants et l’instrumentalisation des chefferies au travers des pressions et l’empressement exercés sur elles pour qu’elles se positionnent sur tout, au plus vite.

Son diagnostic posé sur les évolutions de la société calédonienne au cours des cinquante dernières années a bouleversé le positionnement politique et partisan du leader kanak. Il l’a incité à sortir d’une vision bipolaire des rapports de force politiques, à reconnaître la diversité du pays, la place des Caldoches, des descendants des bagnards, des Javanais ou encore des Chang Dang (viêtnamiens) et à condamner la vision raciste non-kanak de ses années de jeunesse.

 

De l’étudiant radical au leader indépendantiste pondéré

Compte tenu du rôle historique de Nidoïsh Naisseline et de sa coulée dans les méandres des mouvements politico-culturels indépendantistes, les pages politiques de ce dialogue étaient les plus attendues. Elles ne constituent pas une véritable autobiographie ou un essai politique et de prospective mais elle revient par petites touches sur toutes les étapes de l’histoire du pays depuis la Seconde guerre mondiale. Elle montre que les discontinuités des parcours idéologiques au sein des familles sont souvent transcendées par l’appartenance à la tribu. L’engagement du Henri Naisseline pour la France libre, ses fidélités gaullistes et ses sympathies anti-indépendantistes n’ont pas empêché la compréhension père-fils y compris à l’heure où les activités militantes pour ne pas dire révolutionnaires de Naisseline lui valurent d’être incarcéré en 1969, 1972 et 1978.

On regrettera que l’histoire du groupe radical des Foulards Rouges fondé en 1969 ne soit pas plus conté dans le détail compte tenu du rôle clé de l’interviewé. Il en est de même des épisodes partisans relatifs à la création du Parti de libération kanak (Palika), ses influences marxistes, la constitution en sein de la tendance Amoa puis la dissidence qui se traduisit in fine par la création le 8 avril 1981 du parti Libération kanak socialiste (LKS). Les rapports tumultueux de N. Naisseline avec le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), l’Union calédonienne (UC) et le Parti travailliste suscitaient eux aussi des attentes du lecteur, ils sont brièvement évoqués mais sans une analyse politique et doctrinale très nourrie.

Le fil de l’histoire calédonienne passe par bribes au fil des pages : l’instrumentalisation des Jeux du Pacifique pour se faire entendre, l’action de l’Union des Jeunesses Calédoniennes en 1973 mais surtout des rencontres avec des femmes et des hommes d’exception. Les soutiens hexagonaux sont évoqués au cours des échanges (ex. l’avocat Jean-Jacques de Felice (1928 - 2008)), tout comme le compagnonnage avec de jeunes Caldoches dont certains feront de brillantes carrières. Bien évidemment ce parcours politique croise celui d’autres loyaltiens tels le bras droit de Jean-Marie Tjibaou, Yeiwene Yeiwene (1945 – 1989), comme lui originaire de Maré ou encore Yann Celene Uregei (1932 – 2000), le concepteur de la politique étrangère du FLNKS et l’organisateur de ses réseaux de l’Océanie à la Libye du Colonel Kadhafi, venu lui de l’île de Tiga.

Parmi les rencontres kanak les plus marquantes figurent dans le récit celle avec Jean-Marie Tjibaou (1936 – 1989), présenté comme porteur d’une quasi-mystique, et l’écrivaine Déwé Gorodey, la compagnon de route depuis les temps de l’extrême-gauche, la militante féministe indépendantiste et seule personnalité à avoir fait partie de tous les gouvernements néo-calédoniens depuis la création de cette institution en 1999.

N. Naisseline dans ses propos se montre plein de considération pour le député Jacques Lafleur (1932 – 2010) jusqu’au point de regretter que ses successeurs ne sachent pas, comme ce dernier, aller vers l’autre. Les mots employés pour critiquer la classe politique actuelle qui ne sillonne plus son pays comme le fit le chef du camp anti-indépendantiste disparu, sont durs, tout autant que le regret de voir les élus s’invectiver régulièrement par voie de presse. Son sentiment sur les dirigeants hexagonaux s’exprime rarement si ce n’est pour dire sa méfiance vis-à-vis de Jacques Foccard (1913 -1997) et son admiration pour M. Rocard et L. Jospin, bien qu’il se soit montré réservé sur les accords de Nouméa (1998) qu’il ne parapha pas à l’inverse de ceux de Matignon – Oudinot de 1988.

 

Un militant optimiste

Convaincu que la révolution culturelle initiée à la fin des années 60 se poursuit encore comme en témoigne l’émergence de nouvelles formes d’expression artistiques (ex. le genre musical kanéka), N. Naisseline a cru jusqu’à la fin de sa vie à l’émergence d’une citoyenneté calédonienne. Dans ce livre testament, il demande aux Calédoniens de prendre le temps de se construire et de dépasser le cadre des accords interpartis pour bâtir une concorde au sein de la société. Politiquement, il exhorte ses concitoyens à passer de la définition d’un statut du territoire à celui des valeurs partagées. Et, à rebours de certains courants indépendantistes, il dénonce la précipitation de certains hommes politiques et même le mirage du siège aux Nations Unies. Il ne cache pas qu’il partage le vœu de J. Lafleur d’un pacte cinquantenaire et qu’il a appris à renoncer à la vengeance politique, pour qu’à un racisme des uns ne réponde pas le racisme des autres.

En matière économique, l’étudiant engagé devenu manageur d’entreprises au cours des dix dernières années de sa vie professionnelle se montre un pragmatique pour le développement de son pays voire même un homme modeste, moins sûr de lui qu’il n’a pu souvent le laisser paraître. Certaines des réalisations qui lui survivent (ex. le forfait basse saison, le souci d’un développement durable respectueux de l’environnement écologique et culturel, favorisant l’hébergement familial) ne sont pas même mentionnées dans son manuscrit. D’ailleurs, N. Naisseline n’a pas toutes les réponses à ses questionnements. Il s’est ainsi interrogé jusqu’à la fin sur la justice, la manière de sanctionner notamment les délits liés à l’alcool et à la consommation de stupéfiants. Deux maux profonds des sociétés océaniennes. Il a cherché aussi les modes d’adaptation des pratiques policières et judiciaires au règlement des conflits par voie coutumière, à l’infléchissement des tensions inter-religieuses.

Les messages délivrés par N. Naisseline valorisent avec constance la culture mélanésienne, sa modernité, son « beau ». Même si l’homme de Maré oublie parfois un peu la proximité de sa culture avec le monde polynésien, il s’est incarné comme un véritable dirigeant océanien, croyant dans les solidarités internationales. C’est pourquoi, il a jugé utile que se poursuivre le combat politique par la rédaction d’une Charte océanienne des droits de l’homme et a considéré comme une erreur politique une voie vers l’indépendance s’enfermant dans un tête-à-tête avec la France, souhaitant donc voir être associées les Nations Unies au processus d’émancipation. Un dernier souhait partiellement exaucé puisqu’en 2016 puis 2017 des experts onusiens sont venus avec le soutien de la France observer la préparation de la liste des personnes qui seront appelées à s’exprimer lors du référendum de 2018 sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie.

 

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rédacteur : François DANGLIN

Notes :
1 - http://www.auventdesiles.pf/
2 - En parallèle se tiendra la onzième édition du Festival du cinéma du Pacifique. Ces événements sont organisés cette année sous le parrainage de Walles Kotra.
Titre du livre : Nidoïsh Naisseline, de coeur à coeur
Auteur : Walles Kotra
Collection : Au vent des illes
Date de publication : 01/06/16