ENTRETIEN - Les primaires contre la démocratie ? avec Rémi Lefebvre
[jeudi 24 novembre 2016 - 18:00]

Pour le politologue Rémi Lefebvre, la généralisation des primaires ouvertes scelle moins une avancée de la démocratie que la déroute des partis. En aval, elle accentue la crise du politique comme les travers du régime présidentiel.

Auteur d’un essai sur le sujet paru en 2011, Rémi Lefebvre a codirigé récemment avec Eric Treille un volume collectif sur Les primaires ouvertes en France. Adoption, codification, mobilisation (Presses univesitaires de Rennes, 2016).  Cinq ans après un premier entretien sur les primaires socialistes, il revient ici sur ses travaux et, plus largement, sur l'analyse du phénomène des primaires, devenu plus que jamais structurant dans l'histoire de la Ve République.

 

 

Nonfiction : Pourquoi les primaires ouvertes sont-elles devenues à ce point centrales dans le système politique français ? 

Rémi Lefebvre : Il y a trois séries de facteurs. Tout d’abord, les primaires constituent bien davantage un moyen de régler les problèmes des partis que d’en démocratiser la sélection. Il s’agit plus d’une affaire d’élites et de partis que d’une affaire démocratique. C’est lorsque les élites et les partis n’arrivent plus à résoudre leurs problèmes de leadership qu’ils adoptent des primaires. Les primaires ouvertes n’ont pas été adoptées comme des procédures démocratiques – bien qu’elles soient souvent présentées comme telles, et particulièrement par les candidats – mais avant tout comme des procédures de désignation nouvelles.

Les primaires sont donc l’envers de la faiblesse des partis : c’est parce que les partis sont faibles, qu’ils ne sont plus assez militants et qu’ils ne sont plus assez ancrés dans la société qu’ils font donc appel aux sympathisants. C’est ainsi un aveu d’impuissance pour les partis, en même temps qu’une stratégie de survie car, en organisant des primaires, ils veulent conserver leur monopole sur le jeu politique. Les primaires sont une stratégie de survie de et relégitimation.

Deuxième série de facteurs : dans les deux cas, celui des primaires socialistes de 2011 et celui de la droite de 2016, ces procédures ouvertes ont été décidées à la suite d’une défaite et d’une crise de leadership. Dans les deux cas, il n’y a plus de leader naturel et on adopte des primaires ouvertes car on constate qu’il y a trop de fraudes dans les procédures internes – au congrès de Reims de 2008 pour le PS ou dans le duel Copé-Fillon pour l’UMP en 2012. C’est parce qu’il y a de trop de doutes et de suspicions en interne que les partis organisent des procédures externes, qui apparaissent comme plus honnêtes et transparentes. On sort des coulisses pour le vote au grand jour.

Troisième série de facteurs : le phénomène de mimétisme. Les partis organisent des primaires pour faire comme les autres partis et parce que, pour l’instant, c’est une procédure qui fonctionne. Cela dit, il faut faire attention car c’est peut-être, en effet, une formule qui marche, mais nous n’avons le recul que d’un seul précédent, c’est la primaire socialiste de 2011. Il suffirait ainsi qu’une primaire se déroule très mal – par exemple si Alain Juppé n’appelle pas à se ranger derrière François Fillon dans le cas d’une victoire de ce dernier au second tour de dimanche – pour que le mécanisme soit déréglé. Et si, par ailleurs, un candidat investi lors d’une primaire se retrouve in fine battu aux élections présidentielles, les partis vont commencer à réfléchir à deux fois à l’organisation d’une primaire. Nous n’avons en effet pour l’instant pas assez de recul pour pouvoir dire si les primaires sont forcément efficaces électoralement. Le seul précédent auquel tout le monde se réfère, c’est la désignation de François Hollande en 2011, qui a ensuite remporté l’élection présidentielle. Mais cela ne signifie pas que ce gage de succès est un phénomène durable et structurel. Il faut raison garder sur la primarisation. 

 

Pensez-vous toujours, comme en 2011, que les primaires signifient la fin du parti militant ?

Je ne dis pas que les primaires socialistes n’ont pas constitué un succès en 2011. Mais il faut garder à l’esprit que la primaire révèle un tamis social très déformant et ne doit pas être assimilée à une participation globale, malgré leur succès en termes de mobilisation quantitative. Il est vrai que le mouvement de masse de dimanche dernier – 4 millions d’électeurs, contre 3 millions en 2011 – est très impressionnant mais, pour autant, il faut nuancer le caractère unanimement démocratique de la procédure des primaires ouvertes. En réalité, il existe beaucoup de filtres et cette procédure ne concerne qu’une petite partie du corps électoral : en 2011, à gauche, il s’agissait des urbains politisés des classes moyennes supérieures et, en 2016, à droite, il s’agit d’une population âgée, catholique et aisée. La primaire produit donc des distorsions de représentation, même si elle offre au candidat une légitimité bien plus importante que la seule base militante. En fait le vote des sympathisants est sociologiquement le même que celui des adhérents. Ses effets structurels doivent être ainsi pris en compte et, comme je l’écrivais en effet en 2011, ils accentuent la crise du politique et les travers du régime présidentiel : l’affaiblissement du militantisme des partis, la personnalisation de la vie politique, l’hystérisation et la surmédiatisation et le renforcement des sondages (qui, d’ailleurs, se trompent). 

 

Comment et pourquoi les primaires ont-elles émergé à l’agenda de la droite, initialement très étrangère à cet exercice et vouant plus volontiers un « culte du chef » très bonapartiste (pour reprendre une catégorie chère à René Rémond) ?

C’est en effet une révolution à droite. La production du candidat de droite à l’élection présidentielle n’avait jamais été compétitive. Jusqu’alors, le leader du parti était le candidat naturel. Ce principe a duré jusqu’en 2012 – même si, déjà, en 2004, une brèche avait été ouverte (avec la décision d’une primaire fermée non compétitive pour désigner le candidat Nicolas Sarkozy, chef du parti, début 2007) – car le culte du chef ou de l’homme providentiel bonapartiste – appelons-le comme vous le voulez – était encore patent.

Alors comment expliquer ce qu’il se passe aujourd’hui ? C’est en fait durant la période décisive des années 2013-2015 que la primaire s’est imposée à droite. François Fillon joue alors un rôle déterminant dans le choix de la primaire car il n’accepte que Jean-François Copé prenne la présidence de l’UMP que si une primaire ouverte est organisée pour désigner le candidat du parti pour l’élection présidentielle de 2017. Jean-François Copé pense alors que le plus important consiste à prendre la présidence du parti et de voir venir. Mais, assez vite, se crée une coalition stratégique, favorable à l’organisation de la primaire, autour de François Fillon, d’Alain Juppé mais aussi des « outsiders » comme Bruno Le Maire ou NKM, qui ont tout intérêt à l’organisation d’une telle procédure ouverte.

Quand Nicolas Sarkozy revient et reprend la tête du parti, en 2014, c’est d’ailleurs pour contrer cette coalition et supprimer les primaires de l’agenda du parti. Or, même en étant à la tête du parti, il ne parvient pas à devenir le candidat naturel pour 2017. En effet, face à la coalition, et en particulier face à François Fillon et à Alain Juppé, et avec un rôle important joué par les médias, Nicolas Sarkozy finit par céder sur tout : l’organisation – voire la sanctuarisation – des primaires, sa mise à l’agenda et sa codification (avec l’appui d’une haute autorité indépendante). Ce que j’explique notamment dans ma contribution à notre ouvrage collectif, c’est que, finalement, Sarkozy, contre son gré, a fini par tout accepter et, notamment, le nombre important de bureaux de vote, qu’il souhaitait limiter initialement. Il pensait sans doute qu’il allait finir par s’en sortir grâce au vote de ses supporters militants. Or, il s’est trompé, car ce fut un vote massif qui a largement dépassé la population des seuls militants. 

 

Pourquoi constate-t-on que les primaires deviennent actuellement un « piège » pour les « favoris » et notamment pour les « sortants » (Cécile Duflot, Nicolas Sarkozy…) ? N’est-ce pas un effet nouveau ?

Je n’en ferai pas une loi. Sur quelle base pourrait-on affirmer que les primaires seraient fatales aux favoris ? On n’a pas assez de recul aujourd’hui pour le dire. Les primaires ne produisent pas d'effets mécaniques.

La primaire écologiste a été très spécifique, avec seulement 17000 votants, c’est une primaire semi-fermée d’une certaine manière, et qui s’explique par certaines logiques internes. Cécile Duflot n’a pas été battue parce qu’elle était favorite mais parce qu’elle a sans doute commis des maladresses.

En réalité, on ne sait presque rien sur les primaires et il reste difficile d’en tirer aujourd’hui des enseignements. Les sondages sur les primaires ne sont pas fiables car on n’en connaît pas à l’avance le corps électoral. Plus encore, les primaires créent beaucoup d’incertitude et perturbent les anticipations des acteurs – notamment les médias – puisque l’électeur, lors d’une primaire, est très volatil, plus que lors d’une élection classique. Hésiter entre Fillon et Sarkozy, c’est tout de même beaucoup plus nuancé que d’hésiter entre Hollande et Sarkozy. Comme les différences entre les candidats sont plus faibles lors d’une primaire, en conséquence les votes sont plus incertains.

Rappelons-nous qu’en 2011, ce qui a vraiment déterminé le vote en faveur de François Hollande, c’était le fait qu’il était vu comme le meilleur candidat pour battre Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle. Ce qui est différent avec les primaires ouvertes de droite en 2016, c’est que (presque) tous les candidats sont favoris et donnés gagnants contre la gauche ou le FN. Cela ne constitue qu’à la marge un argument et ne crée donc pas les mêmes différences. 

 

Le développement des primaires ouvertes ne signifie-t-il pas tout simplement un besoin de démocratie participative, à tous les niveaux de la société et pour toutes les forces politiques ?

Quand on offre aux citoyens l’occasion de voter et de peser sur le choix d’un candidat, on constate en effet qu’il existe une réelle envie de participer, au moins pour une partie d’entre eux.

Cela démontre qu’il existe une politisation très forte d’une partie de la population, prête même à faire la queue pour aller voter lorsqu’elle est invitée à le faire. Contrairement à ce qu’on entend parfois, on ne constate donc pas de dépolitisation générale de la société. Dans certaines catégories de la population, les citoyens se saisissent de l’occasion de s’exprimer quand on leur permet (y compris les électeurs de gauche aux primaires de la droite).

Mais il faut aussi relativiser cela. Ce ne sont pas du tout les milieux populaires qui se mobilisent lors des primaires ouvertes, ni en 2011, ni en 2016. S’il y une attente de démocratie participative – et je pense qu’elle est réelle et incontestable –, cela ne vaut concernant les primaires que pour une partie seulement de l’opinion. Pour les populations défavorisées, désocialisées et précarisées, la participation n’est pas constatée, et l’on retrouve d’ailleurs les mêmes abstentionnistes aux élections classiques. Il faut donc se garder d’un certain ethnocentrisme de classe : cette attente de démocratie participative est inégalement partagée au sein de la société. Les électeurs qui votent lors d’une primaire ouverte ne se confondent donc pas avec la société française dans son ensemble, mais n’en constituent qu’une partie.

 

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Rémi Lefebvre, Les primaires socialistes. La fin du parti militant, par Damien Augias

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rédacteur : Damien AUGIAS, Responsable du pôle politique
Illustration : D.R.