Le futurisme, première avant-garde du XXe siècle
[vendredi 11 mars 2016 - 10:00]
Arts visuels
Couverture ouvrage
Qu'est ce que le futurisme ? suivi de Dictionnaire des futuristes
Éditeur : Gallimard
1168 pages
Une étude complète du futurisme italien par l'un des meilleurs spécialistes de ce mouvement encore insuffisamment connu en France.

Comme l’atteste l’abondante liste de ses publications monographiques figurant à la fin de son livre, Giovanni Lista a consacré sa vie à l’étude du futurisme italien. La somme qu’il nous livre aujourd’hui représente l’aboutissement d’un demi-siècle de recherches par le plus grand spécialiste de ce mouvement d’avant-garde dont l’importance demeure paradoxalement méconnue, en France notamment, et pour des raisons qui sont d’ailleurs en partie expliquées dans cet ouvrage.

 

Au-delà de la littérature et de l'art

Pour répondre à la question posée par le titre, il faut d’abord comprendre dans quel contexte est né le futurisme, qui est beaucoup plus qu’une école artistique ou un mouvement littéraire comme le seraient, disons, le symbolisme ou le surréalisme. Lista commence donc par nous rappeler la situation de « modernité inachevée » dans laquelle s’était retrouvée l’Italie après être parvenue à l’unification en 1870. Cette unification se compliquait par une singulière multipolarité, puisqu’au moins six grandes villes avaient été pendant des siècles de véritables capitales au sens plein du terme et que de nombreuses villes de taille moyenne conservaient par-dessus tout un sens aigu de leur identité culturelle. Comment la jeune nation pouvait-elle donc se construire une culture commune sur la base d’une telle fragmentation, sinon par l’exaltation perpétuelle de son passé glorieux ? Deux mouvements d’avant-garde, les Macchiaioli (« tachistes ») et les Scapigliati (« échevelés ») avaient d’abord tenté de réagir, dans les dernières décennies du XIXe siècle, contre ce culte obsessionnel et paralysant du passé, mais il allait revenir à Marinetti de relever le défi en voyant plus loin et plus large que la littérature et l’art.

Est-ce l’« exterritorialité » de Marinetti qui lui a permis ce dépassement et cette ouverture ? Né dans un milieu aisé en Égypte, à Alexandrie, en 1876, scolarisé chez des jésuites français, c’est en français, et à Paris, qu’il avait fait ses débuts en littérature, des débuts marqués par le symbolisme et le décadentisme d’une part et d’autre part par l’Ubu roi d’Alfred Jarry. En 1905, il fondait et finançait, à Milan, la revue vers-libriste Poesia, où il publie les poètes italiens d’avant-garde. C’était le point de départ d’un processus qui allait aboutir à la publication, au début de 1909, du manifeste du futurisme, paru d’abord dans plusieurs journaux italiens, ainsi qu’au Mexique et en Roumanie, puis, le 20 février, à la une du Figaro, dans sa langue française originale et augmenté de son magnifique prologue. Comme le souligne Lista, le manifeste, qui dénonce le passéisme et exalte la modernité incarnée par la machine, n’est pas une proclamation littéraire mais un geste philosophique et moral appelant, dans la plus pure tradition nietzschéenne, à la naissance d’un homme nouveau.

L’appel de Marinetti allait susciter en Italie un retentissement considérable, qui se traduisait, très rapidement, par la constitution de toute une « génération futuriste » : écrivains, journalistes, peintres, musiciens, architectes, photographes, cinéastes… À cette diversité correspondait une diversité politique qui ne laissait présager en rien l’évolution ultérieure du mouvement. En fait, Lista le met bien en valeur, le futurisme a d’abord suscité la sympathie de milieux progressistes de tous bords, les premières frictions apparaissant lors de l’expédition coloniale de Libye en 1911.

Au quatrième chapitre, « Un art du dynamisme », le plus long, et qui est presque un livre dans le livre, Lista présente et analyse en détail la contribution majeure du futurisme à l’avant-garde picturale et sculpturale durant la période de foisonnement artistique qui a immédiatement précédé le premier conflit mondial. Dès leurs deux premiers manifestes de 1910, les peintres futuristes — Umberto Boccioni, Carlo Carrà et Luigi Russolo, que rejoindraient l’année suivante Giacomo Balla et Gino Severini — se donnaient en effet pour objet de représenter le mouvement. Boccioni, qui s’était immédiatement imposé comme chef de file du groupe, était une personnalité intransigeante et ombrageuse qui différait profondément de celle de Marinetti, accueillante et essentiellement fédératrice (et que Lista compare non sans finesse avec celle d’Andy Warhol) ; Boccioni devait ainsi rejeter des expériences rivales pourtant riches de promesses, comme celles des frères Ginanni-Corradini au cinéma et des frères Bragaglia en photographie. De longues pages, qu’on ne tentera pas de résumer ici, sont consacrées aux rapports entre les peintres futuristes, qui exposaient leurs œuvres chez Bernheim-Jeune en février 1912, et l’avant-garde parisienne. Lista, qui déplore la minorisation par les historiens d’art français de la place du futurisme dans la modernité esthétique, insiste notamment sur les manœuvres et manipulations d’Apollinaire, avide de se faire reconnaître comme une espèce de Marinetti français. Et pourtant le poète d’Alcools n’en a pas moins été influencé par le Manifeste technique de la littérature futuriste de juin 1912. 

Ce quatrième chapitre ne se limite pas aux arts visuels. Il embrasse également les innovations de Marinetti écrivain (dont le « mot librisme » s’est traduit par la création d’étonnants « tableaux typographiques » qui dépassent de loin en originalité les calligrammes d’Apollinaire) ; les idées révolutionnaires des futuristes en matière de musique, exprimées notamment en 1913 dans le manifeste prophétique de Russolo, « L’art des bruits » ; les liens entre futurisme et féminisme (ainsi que d’autres formes de libération sexuelle, puisque certains futuristes, et non des moindres, ne faisaient pas mystère de leur homosexualité) ; les projets des futuristes en matière de mode vestimentaire ; les projets futuristes en architecture et urbanisme, lancés par le manifeste rédigé en 1914 par Antonio Sant’Elia ; les recherches dans le domaine du théâtre, de la danse et de la scénographie ; et les réalisations dans le domaine du livre, auquel Lista avait consacré jadis un ouvrage fondamental 1.

 

La cassure de la Première Guerre mondiale

Saluée avec enthousiasme par Marinetti, dont le vitalisme était, dès le manifeste de 1909, fortement teinté de bellicisme, la Première Guerre mondiale a privé le futurisme de deux de ses plus brillants acteurs : Boccioni, mort à la suite d’une chute de cheval en 1916, et Sant’Elia, disparu sur le front la même année. Elle marque une cassure dans l’histoire du mouvement, dont certains, tels Severini et Carrà, s’éloignent pour toujours. Non moins tragiquement, elle aboutit aux débuts d’un rapprochement fatal avec le fascisme naissant. Après un chapitre consacré à la diffusion et à l’influence du futurisme dans toute l’Europe et même au-delà (« Une avant-garde planétaire »), Lista évoque les étapes de cette compromission. Marinetti, après avoir d’ailleurs tenté de mettre en place un authentique parti politique futuriste, réprouvait pourtant nombre des aspects « passéistes » du fascisme, et notamment son alliance avec le catholicisme. Par ailleurs, si certains futuristes se sont engagés aux côtés de Mussolini, d’autres, comme Russolo, ont choisi l’exil (et d’autres encore, le suicide). Il n’empêche qu’en apportant sa caution au régime fasciste, Marinetti, désormais neutralisé, a porté au futurisme un coup dont la réputation du mouvement allait longtemps souffrir.

Et pourtant, comme le démontre Lista avec éloquence et précision, on aurait tort de penser que le futurisme soit devenu un art fasciste, et de sous-estimer l’apport de cette seconde phase du mouvement, dominée par l’esthétique de la machine (en particulier de l’avion) et jalonnée par des réalisations impressionnantes, dont les livres en métal créés par Tullio d’Albisola à Savone au début des années trente sont parmi les exemples les plus étonnants et les plus beaux. Mais il faut citer également le nom de Fortunato Depero, auquel Lista donne la place importante qu’il mérite, à l’interface entre l’art et les arts appliqués — céramique, graphisme, design, publicité. Loin d’être, en effet, une « chapelle », comme tant d’avant-gardes des dix-neuvième et vingtième siècles, le futurisme avait pour ambition la transformation de la vie quotidienne, y compris dans ses aspects les plus triviaux ou ludiques. On comprend pourquoi l’Italie contemporaine, dans ses aspects les plus dynamiques et les plus admirés, lui doit tant.

Le livre de Giovanni Lista, illustré par un beau cahier en couleurs — on en aurait évidemment voulu plus encore, mais on ne peut pas tout avoir — est suivi d’un « dictionnaire des futuristes » de plus de cent cinquante pages. Aussi complet que possible, il vaut à lui seul le prix de l’ouvrage — ouvrage dont il va presque sans dire qu’il est la meilleure étude dont on puisse rêver de ce mouvement dont la place centrale dans l’histoire de la modernité reste encore méconnue2 .

 

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- Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques, 1848-1918, par Christian Ruby.

 

 



rédacteur : Vincent GIROUD, critique à nonfiction.fr
Illustration : Umberto Boccioni, La cittą che sale, 1910, MOMA New York / CC Wikimedia Commons

Notes :
1 - Le Livre futuriste : de la libération du mot au poème tactile, trad. Françoise Brun et Annick Castiglione, Panini, 1984.
2 - On se bornera à signaler, dans cet ouvrage remarquablement exempt de coquilles, le c manquant dans le nom du critique Meyer Schapiro, et une curieuse méprise dans le titre d’Excelsior, le ballet bien connu de Manzotti et Marenco.
Titre du livre : Qu'est ce que le futurisme ? suivi de Dictionnaire des futuristes
Auteur : Giovanni Lista
Éditeur : Gallimard
Collection : Folio Essais
Date de publication : 15/10/15
N° ISBN : 2070450805