CINÉMA – « Claude Lanzmann : porte-parole de la Shoah » d’Adam Benzine, hagiographie paradoxale
[jeudi 28 janvier 2016 - 18:00]

Diffusé mercredi 27 janvier sur Arte, ce portrait documentaire du réalisateur de Shoah constitue une hagiographie paradoxale, dans la mesure où si c’est bien le point de vue de Lanzmann sur son propre film qui est présenté, ses réflexions sur le statut des images d’archives semblent assez largement ignorées.

 

Claude Lanzmann : Spectres of the Shoah (titre original) est le premier film d’Adam Benzine. En 2016, ce portrait de quarante minutes du réalisateur de Shoah (1985) a été sélectionné aux Oscars dans la catégorie « meilleur court-métrage documentaire ». Autoproduit, il a été acheté par la chaîne de télévision payante HBO à la suite d’une projection au festival Hot Docs (Toronto, avril 2015). Il poursuit actuellement sa diffusion notamment en France, avec une programmation sur Arte, la chaîne étant aussi créditée au générique (version de 55 min.).

La courte critique consacrée par Télérama (auteur : François Ekchajzer) à l’occasion de cette diffusion s’achève ainsi : « Il y a deux films dans ce documentaire — outre Shoah, dont il traite et dont il montre maints extraits. L’un consiste en une interview de l’intéressé [Lanzmann], qui impose en cinéaste accompli son débit et la profondeur de sa pensée au montage d’Adam Benzine, exposant notamment les conditions dans lesquelles il obtient les témoignages du coiffeur Abraham Bomba sur Treblinka ou de plusieurs anciens SS. L’autre se résume à des transitions inutiles et à des musiques ronflantes, à différents artifices on ne peut plus conventionnels, qui ignorent la leçon tant esthétique qu’éthique de Shoah » (édition du 23 janvier 2016).

Si les deux points soulignés sont essentiels, cette critique ignore l’originalité principale dudit film, soit le fait que Benzine ne montre pas tant « maints extraits » de Shoah1, que des séquences tournées par Lanzmann à la fin des années 1970, mais non montées dans son film. Ces images sont actuellement devenues des archives préservées, restaurées et valorisées (notamment sur Internet) par le Musée Mémorial de l’Holocauste de Washington (USHMM). Cette mise en archives n’est pas présentée dans le documentaire. Cependant, le montage met en valeur les claps d’époques sur lesquels on peut lire le nom du réalisateur de Shoah, ainsi que le titre prévu à cette période pour le film, c’est-à-dire Holocauste. La colorimétrie des rushes (avant étalonnage), des marques apportées sur la pellicule, des sauts d’images liés à la fin d’un plan ou d’une bobine sont également intégrés. Cette attention à la matérialité des archives, surtout dans les premières séquences, est remarquable (la présence au générique des archivistes de l’USHMM, Lindsay Zarwell et Leslie Swift, n’y est certainement pas pour rien).

L’usage qui est fait des archives dans Claude Lanzmann : porte-parole de la Shoah (le titre français) est cependant, à d’autres moments, plus problématique (et il y aurait par ailleurs beaucoup à dire sur l’usage de la musique dans ce film, celle-ci étant tout autant en contradiction avec la rigueur formelle de Shoah que l’est l’usage des images d’archives). Sur ce point, on rejoint la critique de Télérama susmentionnée, notamment quand François Ekchajzer indique que Benzine ignore « la leçon tant esthétique qu’éthique de Shoah ».

 

Archives illustratives

Rappelons rapidement le choix radical effectué lors du montage de Shoah : ce film de plus de neuf heures n’incorpore aucune image en mouvement contemporaine du génocide des Juifs. La représentation du passé est uniquement portée par les mots et les gestes des acteurs de l’histoire (principalement des Juifs persécutés, Allemands persécuteurs et témoins polonais) et les images tournées « au présent » par l’équipe du film. Ce choix est lié à la reconnaissance d’un seuil au-delà duquel il est obscène de représenter l’événement, mais aussi au refus d’utiliser des images d’archives afin d’illustrer le propos des témoins.

Au contraire, chez Benzine un tel usage illustratif des archives est récurrent. Par exemple, quand Lanzmann évoque les chambres à gaz, alors, après un cut, une série de plans tournée pour Shoah à Auschwitz est montée. Des images tournées pour Shoah, le film sans archives, deviennent alors des archives mises au service d’une sorte de métafilm dont la narration est portée par un entretien mené avec Lanzmann.

Dans le même esprit, lorsque Lanzmann indique qu’il lui a fallu beaucoup de détermination pour arriver à finir Shoah, Benzine monte un plan de coupe sorti des archives de l’USHMM, et sur lequel il prend un air buté. Quand le réalisateur évoque le salon de coiffure pour femme où il a retrouvé la trace d’Abraham Bomba, des plans tournés dans un salon de coiffure pour femmes sont montés. Ceux-ci semblent tout droit sortis d’un fonds d’illustrations (stock-shot), ils n’entretiennent aucun lien direct avec les événements dont il est question. Quand Lanzmann parle d’une nuit durant laquelle il a déambulé dans les rues de Paris, alors un plan large de la capitale est monté ; celui-là est tourné par Benzine pour son film. Le problème souligné est donc autant celui de l’usage des archives visuelles que des plans de coupe. Cette façon de choisir des images pour qu’elles correspondent, en apparence, au contenu verbal, est en contradiction avec les principes esthétiques élaborés pour Shoah. Au contraire, dans le film de Lanzmann, l’objectif était la plupart du temps de faire ressentir au spectateur une forme d’inadéquation entre ce qu’il entend et ce qu’il voit. Le principe était justement que l’image ne corresponde jamais exactement à ce qui est dit. Il y a dans Shoah une forme de résistance du verbe à l’image et de l’image au verbe. L’un des intérêts du film réside dans le fait que cette tension n’est jamais complètement résolue. Il y a toujours un entre-deux.

A ce titre s’il y a une leçon éthique à retenir de Shoah celle-ci réside peut-être moins dans une forme d’interdit de l’archive (souvent mal compris), que dans la nécessité d’élaborer un rapport complexe entre ce qui est dit par l’acteur de l’histoire et ce qui est montré par l’équipe du film. Si cette leçon a trouvé une forme radicale dans un film qui portait sur la Shoah, elle est également pertinente pour d’autres sujets. Une partie du succès critique de Shoah depuis les trente dernières années réside très précisément là. Dès lors, il ne s’agit bien sûr pas de critiquer Benzine pour avoir adopté d’autres choix formels que ceux de Lanzmann (on imagine mal, par exemple, quels lieux de mémoires il aurait pu filmer), mais de s’interroger sur l’usage très souvent illustratif des plans de coupe et des archives dans ce film. Il ne s’agit pas ici de prôner le respect d’un dogme (l’absence d’archives), mais d’argumenter pour une prise en compte plus importante de l’intérêt des images en elles-mêmes. En effet, celles-ci sont ici, selon nous, trop souvent utilisées uniquement comme des adjuvants du verbe. Cela est vrai de bien d’autres documentaires, historiques ou non, mais quand le sujet est la réalisation d’un film dont l’objet est non seulement la Shoah, mais aussi la représentation de la Shoah, on est en droit de se demander : est-ce qu’un autre type de rapport entre la parole et l’image, moins normé par les codes du documentaire télévisé de grande consommation, n’aurait pas pu nous être proposé ? 

Prenons un autre exemple issu du film de 2015, soit le passage durant lequel Lanzmann s’exprime à propos de la résistance. Il n’est alors plus question de la réalisation de Shoah, mais de la vie de Lanzmann au début des années 1940. Au moment où il dit « je ne sais pas comment je me serai comporté si j’avais été torturé… c’était ma peur », des images d’une arrestation de résistants par la milice sont montées. De nouveau, celles-ci ont pour fonction d’illustrer ce qui est dit lors de l’entretien. Ces images ont, en fait, été tournées en Normandie en 1944, pour la propagande nazie (elles sont accessibles en ligne sur le site de l’USHMM : RG60.4895). En off Lanzmann continue son propos, « j’ai eu la chance de ne pas être arrêté, mais si j’avais été arrêté je ne sais pas comment j’aurai réagi. On doit comprendre que les nazis voulaient effectuer un soi-disant crime parfait ». Les images alors montées correspondent, elles, à l’arrestation de soldats allemands lors de la Libération de Paris (elles sont aussi accessibles en ligne : RG60.0968).

Le choix de ces images peut s’expliquer par des raisons pragmatiques : il y a très peu d’images en mouvement de résistants filmées lors de leur arrestation. Il est aussi possible d’ajouter que ce geste de montage n’est pas caché, puisque les deux références aux sources utilisées se trouvent dans le générique du film. On pourrait même ajouter qu’il y a une logique visuelle à ce choix car, au moment où Lanzmann prononce le mot "nazis", c’est un soldat allemand qui est visible à l’écran. Ce rapport image/son (comme dans le reste du film) permet une transition plus fluide avec la séquence suivante. Il s’agit d’un des intérêts d’une fonction illustrative des images.

Une telle pratique est courante dans le cinéma documentaire. Par exemple, l’arrestation d’un résistant dont on n’a pas les images est parfois représentée par des archives montrant une autre arrestation de résistant. Il y a là quelque chose de quelque peu différent, car le réalisateur de Shoah se trouve à parler de son expérience de résistant, de sa peur d’être capturé et torturé, alors qu’à l’écran le spectateur voit des soldats allemands qui se rendent.  Il ne s’agit pas ici tant de rappeler Benzine à la nécessité d’une pratique historienne des images animées, soit à une stricte correspondance entre le sujet dont il est question et le sujet représenté, mais de souligner une forme de contradiction entre l’illustration choisie et le propos tenu. De nouveau, ce que l’on cherche à souligner, c’est que réalisant un documentaire sur la conception d’un film dont le sujet tourne autour de problématiques liées à la représentation, il est étonnant que le réalisateur ne se soit pas davantage posé lui-même ce type de questions.

 

Dramaturgie visuelle de l’entretien

Il reste, à présent, à s’intéresser au premier « film » identifié par Télérama dans Claude Lanzmann…, celui qui est composé autour de l’entretien. À ce sujet, Ekchajzer note que Lanzmann impose « la profondeur de sa pensée » au montage de Benzine. Le réalisateur explique, lui, qu’il s’est inspiré du travail d’Errol Morris pour Fog of war (2003), c’est-à-dire qu’il s’est longuement documenté, qu’il a choisi un dispositif minimal (caméra frontale et décors presque inexistants) afin de mener à bien un long entretien (voir sa séance de Questions and answers à l’Hamptons International Film Festival, 5 octobre 2015).

Si l’empreinte de Morris est, en effet, identifiable, le réalisateur ne se contente pas de cela. Il va plus loin puisqu’il propose à un moment donné un dispositif en miroir vis-à-vis de Shoah. Rappelons que dans le film de 1985, Lanzmann a filmé des acteurs de l’histoire en train de reproduire certains gestes qu’ils avaient pu être amenés à effectuer, dans d’autres circonstances, entre 1941 et 1945. Il s’agissait pour le cinéaste d’une manière de faire revivre le passé dans le présent tout en marquant une forme de distance (il n’était pas question de « reconstitutions » soi-disant réalistes). Parfois, confronté au retour du souvenir, les témoins s’interrompaient, incapables de poursuivre leurs propos (cf. les entretiens avec Abraham Bomba, Filip Muller, Jan Karski, etc.). Ils étaient submergés par l’émotion. Le réalisateur rappelle dans Claude Lanzmann… que ces moments correspondaient, pour lui, à l’attestation de la vérité de leur récit.

Dans le film de 2015, Benzine demande à Lanzmann de revenir sur les conditions dans lesquelles l’entretien avec un ancien SS s’est déroulé. Cet entretien avec Heinz Schubert s’est mal terminé puisque la caméra cachée utilisée a été découverte. La confrontation et la course poursuite qui s’en sont suivies sont visibles (puis seulement audibles) dans les rushes conservées par l’USHMM (RG-60.5013). Ces images sont montées dans le film de Benzine.

Revenons ici au dispositif de l’entretien. Après une question posée en français (la première dans le film), Lanzmann porte sa main à son visage et dit sa difficulté à se souvenir de ce point précis. "Ah ! C’est trop compliqué… c’est trop long". Il s’interrompt un instant, comme saisi par l’émotion. Il y a une coupe. Le réalisateur dit alors le comprendre, puis un mouvement de caméra vers ses mains qui tremblent est effectué. « C’est beaucoup trop » dit Lanzmann qui, après de nouvelles relances (et une coupe), accepte finalement de poursuivre son témoignage. « J’essaie, je ne garantis rien… » La posture corporelle et les propos tenus sont à ce moment précis très proches de ceux de Bomba ou de Karski dans Shoah. Il y a là une forme de mise en correspondance de l’expérience vécue par les acteurs du génocide (1941-45) et par l’acteur principal de la réalisation de Shoah (1973-85).

Un tel choix dramaturgique peut être questionné. En effet, comment interpréter cette mise en scène du dispositif du film de 1985 ? Plus précisément, comment interpréter ce « rejeu » dans un film qui, par ailleurs, ne pose justement pas la question de l’usage de l’archive et des plans de coupe en des termes proches de ceux de Shoah ? Il y a, dans tous les cas, quelque chose qui est étonnant (voire dérangeant, en fonction de la sensibilité du spectateur face à ce type de dispositif intertextuel), dans le caractère presque littéral de cette adaptation. Ce choix est d’autant plus surprenant qu’en 2009, lors du tournage d’un autre portrait, Lanzmann avait refusé de prendre pleinement part à un tel dispositif filmique. Regardant la caméra, il avait alors indiqué : « Il [Sylvain Roumette le réalisateur] essaye d’imiter une scène d’un de mes films, Pourquoi Israël, où deux frères se retrouvent » (extrait de Claude Lanzmann, il n’y a que la vie, 2009, dans la série « Empreintes » diffusée sur France 5). Il y avait alors eu une mise à distance, que Roumette, avec beaucoup d’intelligence, avait choisi d’intégrer à son propre film documentaire. Il n’y a rien de tel dans Claude Lanzmann…

Notons enfin que le choix de réalisation (un entretien unique) conduit à ce que seul le point de vue du réalisateur soit présenté. Ce dernier est ainsi libre de reprendre, point par point, les thématiques qu’il a déjà énoncées dans ses Mémoires, Le Lièvre de Patagonie (2009). Sur ce point, on rejoint la critique faite par Télérama, dans la mesure où le contenu et le rythme de l’entretien sont bien imposés par Lanzmann. Ce dernier insiste ainsi beaucoup plus sur le temps du tournage des entretiens que sur leur montage. Et, dans tous les cas, il se présente comme le seul auteur du film. Il ne sera pas question ici d’évoquer la dimension collaborative de tout projet cinématographique. Quant aux questions plus sensibles du choix éthique de l’usage d’une caméra cachée pour filmer les anciens nazis, de l’inscription du film dans l’historiographie israélienne contemporaine à sa réalisation, ou encore de la représentation des femmes dans Shoah, elles ne seront pas abordées. Ces questions sont pourtant au cœur des réflexions actuelles portant sur Shoah en dehors du contexte polémico-médiatique (voir le programme du workshop Claude Lanzmann's Shoah in the Twenty-First Century, 13-14 novembre 2015).

Le film de Benzine constitue donc une hagiographie. Une hagiographie paradoxale en cela que, si elle présente fidèlement le point de vue de Lanzmann sur son opus magnum, elle semble ne tirer aucun profit des réflexions qu’il a pu mener sur les images en général, et sur l’usage des archives visuelles en particulier.

 



rédacteur : Rémy BESSON, Critique à nonfiction.fr
Illustration : teleobs.nouvelobs.com

Notes :
1 - On précise ici que la version du film consultée par l’auteur de ces lignes est celle diffusée en Amérique du Nord (40 min.) et non sur Arte