Renoncer à l’oubli : Charlie, nous et la guerre civile
[mardi 25 août 2015 - 11:00]
Société
Couverture ouvrage
Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015
Éditeur : Verdier
136 pages
Un historien et un romancier tentent de retenir les émotions et les doutes qui les assaillirent lorsqu’en ce mois de janvier 2015 détonnèrent les kalachnikovs, à Paris, rue Nicolas-Appert.

L’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, et, deux jours après, l’attaque de l’Hyper Cacher de Vincennes ont provoqué un choc au sein de la société française et suscité une réaction exceptionnelle avec les rassemblements du 11 janvier. Dans un premier temps, l’émotion balaya tout sur son passage, y compris une réflexion lucide sur ce qui s’était vraiment passé. Cet « événement monstre »1 a depuis ouvert une série de questionnements, notamment sur l’« esprit du 11 janvier ». Parmi les essais post-janvier 2015, les plus médiatisés furent les plus polémiques, propres à alimenter des débats enflammés, faits de propos à l’emporte-pièce.

Moins polémique et moins médiatisé, l’ouvrage co-écrit par Patrick Boucheron, professeur d’Histoire médiévale à Paris I, et Mathieu Riboulet, romancier, n’en est pas moins profond, ni moins passionné. En 130 pages, les deux auteurs reviennent sur les journées qui s’écoulèrent entre le 6 et le 14 janvier 2015, soit entre la veille de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo et la sortie du numéro dit des « survivants ».

Le récit s’articule en six chapitres, rédigés alternativement par les deux auteurs, mais que ni l’un ni l’autre ne signe. Des indices permettent de savoir qui de Patrick Boucheron ou Mathieu Riboulet a écrit certains passages (les élections européennes de juin 1984 mentionnées comme le premier scrutin auquel un co-auteur a pu légalement se rendre2). On en déduit donc l’auteur de chaque chapitre de ce dialogue.

Ce livre, Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet l’ont écrit en historien et en romancier en proposant une approche inédite de ces événements. Ils rappellent que ces attentats « ne nous ont pas trouvés en très bonne forme »3 et reviennent sur cet avant 7 janvier où « nous étions épars »4, avant de dérouler le fil des événements : les attentats de la rue Nicolas-Appert et les rassemblements spontanés du 7 janvier (chapitre 2), le meurtre du policier à Montrouge (8 janvier) et la poursuite des terroristes (chapitre 3), l’assassinat de quatre personnes à l’Hyper Cacher de Vincennes (chapitre 4), les rassemblements du 11 janvier (chapitre 5) et, enfin, la sortie du numéro des survivants, dont la Une représentait le Prophète, pleurant et tenant une pancarte sur laquelle on peut lire « Tout est pardonné » (chapitre 6).

Au fil des pages, ils s’emparent des émotions qu’ils ont ressenties sans prétendre avoir tout compris : « nous n’étions [pas] capables de faire le compte de ce qu’ils [les morts de Charlie Hebdo] endeuillaient en nous »5. Ils décrivent également leur honte face à notre renoncement : « qu’avons-nous fait après Merah, qu’avons-nous fait vraiment ? Et après la tuerie du Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2014, quatre morts, par Mehdi Nemmouche, 29 ans, une kalachnikov et une caméra en bandoulière, qu’avons-nous fait, sinon commencer à nous y habituer ? ».

Comme les deux petites filles inquiètes6, le lecteur serait en droit d’attendre de la part de ces deux intellectuels des réponses : Qui est Charlie (ce à quoi tentait de répondre, non s’en avoir soulevé bien des controverses, Emmanuel Todd) ? Comment faire en sorte que ces massacres ne se reproduisent plus ? Allons-nous nous en sortir ? Ce n’est toutefois pas l’objet de ce livre. L’historien et le romancier ne s’improvisent ni juges, ni prophètes. Ils inscrivent les faits, les rapportent et leur donnent un sens.

Inscrire : les auteurs cherchent d’abord à nommer les morts et les héros – Lassana Bathily, cet employé de l’Hyper Cacher, qui aida le groupe d’intervention du RAID –, afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. Ils retiennent également les émotions qu’ils éprouvèrent et les interrogations qui les assaillirent. Le style est à chaque page juste et puissant, et on ne peut être que happé par la qualité littéraire de cet ouvrage.

Rapporter : Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet tentent d’approcher les massacres par des mots, dans un équilibre entre horreur et beauté, avec même une dose d’humour noir (évocation de notre avenir Games of Thrones7 ). Les auteurs décrivent le fracas, leur tristesse, effarement et effroi, qui furent ceux de bon nombre d’entre nous. Tous deux, intervenants au Banquet du livre de Lagrasse8, ils s’interrogent sur ce « nous », articulation entre une profonde solitude et le collectif, entre le personnel et le politique, entre l’individualisme et le « corps que nous formons depuis 1789 »9. Mais les valeurs que « nous » portons sont loin d’être universelles. Il n’y a qu’à constater la diversité des réactions que suscita la Une du n° 1178 de Charlie Hebdo, le 14 janvier 2015, magnifiquement consolante et courageuse pour les uns, choquante pour d’autres. L’esprit du 11 janvier et l’illusion que « nous » formions un corps politique volèrent alors en éclat.

Donner du sens : la mort de Rémi Fraisse sur le chantier du barrage de Sivens (26 octobre 2014) est ici convoquée comme signe d’une dilapidation démocratique et de décomposition d’un corps collectif, constitué par l’adhésion rationnelle aux principes et aux valeurs héritées de la philosophie des Lumières et des principes de 1789. Au passage, contrairement à ce qu’affirment les auteurs : « aucun de ses responsables politiques n’a eu la décence minimale d’exiger immédiatement un arrêt complet de ce chantier »10, on signalera que le député-maire Noël Mamère a appelé à l’arrêt « immédiat et total de ce projet bidon » dès le 28 octobre 2014. S’y ajoutent la poussée du capitalisme, que la Gauche au pouvoir n’a nullement endiguée, l’application des critères de rentabilité à n’importe quel type d’activité, y compris culturelle, les passions autours de Vichy et de la guerre d’Algérie qui ne quittent pas le devant de la scène mémorielle et politique, ainsi que la vague réactionnaire qui se leva à l’encontre du mariage pour tous et sur laquelle surfa Le Suicide français d’Eric Zemmour. Les auteurs préviennent : le spectre de la « guerre civile » – l’expression revient à plusieurs reprises tout au long de l’ouvrage – rôde, tandis que beaucoup de conditions sont réunies pour la dégradation du bien commun : un parallèle est même fait avec « la montée des périls », dans l’Europe des années trente11. Le livre nous ramène ici une interrogation fondamentale : quelle réponse notre République peut-elle apporter à des individus qui usent de la violence comme d’un levier pour ébranler et transformer le monde ? Le pire serait, dans un mélange de paresse intellectuelle et de lâcheté politique, de s’habituer à cette culture de la haine ou de détourner les yeux pour ne pas voir, bref de démissionner. « C’est généralement là que commence la catastrophe »12.

 



rédacteur : Rémy ROQUES
Illustration : Yann Caradec CC

Notes :
1 - Pierre Nora, « Retour sur un événement monstre. L’avant et l’après », Le Débat, n° 185, 2015/3, p. 4-10.
2 - p. 64
3 - p. 11
4 - p. 24
5 - p. 37
6 - p. 25
7 - p. 57
8 - Manifestation lancée par les fondateurs des éditions Verdier et rassemblant chaque année à l’abbaye de Lagrasse, dans les Corbières, des écrivains, chercheurs et public autour d'un thème de réflexion. Celui des rencontres en 2014 était « Qui est le nous » ?
9 - p. 15
10 - p. 12
11 - p. 21
12 - p. 8
Titre du livre : Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015
Auteur : Patrick Boucheron, Mathieu Riboulet
Éditeur : Verdier
Collection : La petite jaune
Date de publication : 13/05/15
N° ISBN : 978-2864328001