Poé/tri 6 – La poésie buissonnière. Entretien avec Eugène Savitzkaya
[dimanche 29 septembre 2013 - 09:00]

Poé/tri est une série d’entretiens inédits avec des poètes du monde entier, proposée par Frank Smith. C’est une zone d’échanges qui voudrait capter l’intensité des déclics poétiques contemporains dans la variété de leur chimie autant que de leur plasticité. Eugène Savitzkaya est né à Saint-Nicolas-lez-Liège en 1955. La plupart de ses livres sont publiés aux Éditions de Minuit. Son prochain ouvrage, Fou civil, sera publié en mars 2014 aux Éditions Argol.

Frank Smith Votre travail d’écrivain consiste notamment à construire une langue pour rompre avec l’“acidité de la réalité”. Qu’est-ce qui prévaut à l’écriture d’un livre ? Une intuition ? Une voix intérieure ? Un agencement/énoncé de mots ?

Eugène Savitzkaya – La plupart du temps, un livre naît de la vie que je mène, des activités diverses qui occupent mes journées, d’une sorte de tamisage du quotidien, chaque geste ordinaire étant accompli dans un véritable rituel d’où tout automatisme est banni. Une phrase ou des phrases émanent de cette vie. Ce sont souvent des phrases scandées, car je prononce dans ma tête ce que je vais écrire. Elles sont l’écume, abondante ou maigre, de mon existence parmi mes semblables.

Vous distribuez des textes tirés dans des actes de paroles hétérogènes : on compte parmi vos œuvres des poèmes surréalistes, des romans sans intrigue, des poèmes à voix, des nouvelles, des chroniques, la biographie d’une star du rock, etc. Écrivain “sans référence”, votre langue prolifère, confine à l’indiscernabilité ? Vagabond-poète, ça vous va ?

Je n’ai fait que ça depuis mes 17 ans, vagabonder. Jeune, au lieu de travailler, j’ai pêché à la ligne avec des retraités, j’ai fait l’école buissonnière, j’ai passé mon temps à jardiner au lieu de poursuivre des études et avoir une activité salariée. Je ne suis entré en fonction qu’à 53 ans afin de pouvoir compter sur un salaire après avoir constaté l’ampleur de la crise économique et financière.

Quant à la question du genre, vous dites ne jamais vraiment vous la poser. Quels types de notes s’appliquent à donner telle forme à un projet de livre ? Se prétendre poète suffirait-il à le devenir ?

Pour moi, la poésie explore les conditions matérielles de la vie, elle exalte, par son extrême précision, par sa distance par rapport aux émotions trop vives, la matérialité du monde ; elle est très peu ou pas du tout fictionnelle. La fiction établit dans l’écriture une logique interne au sein des phénomènes perçus du monde. Elle est une sorte de montage, comme au cinéma, d’objets captés dans les diverses réalités. La fiction joue à reconstruire. Elle est, pour moi, un reste de ferveur issue de mes jeux d’enfant. Les notes prises servent à l’une ou l’autre pratique, parfois aux deux.

On vous sait rétif à toute théorisation de vos pratiques d’écriture. Est-ce que l’on n’a jamais besoin de savoir ce que l’on écrit ?

L’écriture étant à mon avis une véritable aventure, je ne tiens pas du tout à savoir où cela me mène ni pourquoi je le fais. J’aime voir apparaître et prospérer une matière informe. Et, la plupart du temps, je clos un livre de manière absolument arbitraire, parfois par lassitude et parfois pour entreprendre un travail différent.

Vos premières influences, vous les avez prises chez les surréalistes, Jean Genet, les grands romanciers sud-américains. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Je lis ce qui me tombe sous la main, romans contemporains (Deville, Chevillard, Mauvignier, Lindon, Enard, Limonov…), poésie (Stefan, Deguy, Tarkos, Parant que je n’ai jamais cessé de lire à haute voix…). Je suis un grand amateur de poésie sonore (Heidsieck, Giorno, Chaton, Pey…). Les auteurs qui m’ont le plus touché ces derniers temps sont Charles Reznikoff (Témoignage traduit par Marc Cholodenko), Varlam Chalamov (Récits de la Kolyma). Par ailleurs, je suis un lecteur assidu de la revue de Marc Dachy, Luna Park. Livres de chevet : Histoire de ma vie, de Casanova ; Ulysse, de Joyce.

Vous avez une sorte de fascination pour les Indiens d’Amérique, “leur grand fond permanent d’images. Dans lequel tout se trouve relié”. Par quel processus la littérature permet-elle d’ouvrir et de débroussailler “l’espace de vie et de perception” ?

La littérature opère une décantation des phénomènes du monde et son fonctionnement possède la faculté d’aiguiser les sens, de les décloisonner, offrant une perception multidimensionnelle de ce monde. Le soi-disant problème de la page blanche trouve sa cause dans une grave insensibilité temporaire au monde. Et l’inspiration me paraît être une extrême sensibilité (ou empathie) aux phénomènes physiques, chimiques, biologiques, sociaux, une sensibilité telle, qu’elle oblige le créateur à la canaliser pour ne pas courir le risque d’être blessé par ses perceptions trop aiguës.

“Outré, hors de mon pantalon, / je confonds ma langue maternelle / avec mon foutre paternel et je bégaie / gaiement et douloureusement, en guerre / avec mon souffle dont je me croyais le maître” (Cochon farci, p. 43). Comment parvient-on à conquérir son propre souffle, personnel – autobiographique ? – autant qu’impersonnel ?

Étant chacun de nous expérimentateur du monde et spécimen d’une espèce, l’autobiographie est du biographique de l’espèce puisque nous fonctionnons physiquement tous de la même façon. Évoquer le père ou la mère dans un travail littéraire, c’est simplement convoquer les géniteurs en général, en tant que témoins biologiques, spécimens. Le souffle est ce qui nous anime, lave notre sang, régule notre température. La pratique de la lecture à haute voix, de l’écriture à haute voix, développe, exerce, affine et ordonne ce souffle. C’est son rythme qu’il faut considérer, travailler, varier, étudier sans cesse.

“Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire”, écrivez-vous dans En vie. C’est une leçon de vie, d’écriture ?

Parler de rien, c’est admettre que toutes choses dans l’existence sont sur le même niveau. Il n’y a pas de choses plus importantes que d’autres. Dans la perception que nous avons de ce milieu où nous nous mouvons, il y a une véritable “complétude”, une matière intégrale dont la moindre particule est utile à la véritable digestion que nous en faisons.

Vous êtes un fabricant, un artisan engagé dans un processus que vous appelez l’“écriture en spirale”… Vous avez une grande force pour déséquilibrer la langue, la faire bifurquer et varier dans chacun de ses composants, selon une modulation constante. Quelle est votre position par rapport à l’“attirail poétique convenu” (métaphores, images, assonances, petits rythmes malins, jeux de mots, pirouettes…) ?

Bizarrement, je ne me suis jamais intéressé aux jeux du langage. Écrire, comme sculpter, peindre, composer de la musique, faire des films, fabriquer des meubles ou, anciennement, des sabots (voir le film d’Alain Cavalier sur le sabotier qui transforme les bûches de peuplier en paires de sabots), élever un mur, couvrir un toit, travailler un lopin de terre à la houe ou à la bêche, cultiver des patates ou tailler des vêtements, participe d’une même préoccupation : faire pour le mieux. Aucune de ces activités n’est anodine. Je place les activités techniques et spirituelles sur un même plan, même si tout art permet une dose de jeu et nécessite un certain humour de la part du fabricant vis-à-vis de lui-même et de ceux à qui potentiellement il s’adresse.

Il est précisé dans Mongolie, plaine sale que vous avez écrit quelques livres, que vous n’en désavouez aucun. En quoi se poserait la question du désaveu ?

On ne peut rien effacer de ce qu’on a osé commettre.

Mathieu Lindon dit que si vous acceptiez de vous soumettre à un questionnaire, il faudrait vous demander non quels livres vous emporteriez sur la fameuse île déserte mais quels mots vous éliriez. Puis-je poser la question ?

Un seul : béatitude.

État présent de votre esprit ?

Désargenté depuis toujours, la vieillesse s’annonce difficile..

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Poé/tri 4 – La poésie =. Entretien avec Stéphane Bouquet
Poé/tri 5 – La poésie générique. Entretien avec Benoît Casas

** Un soirée consacréé à Eugène Savitzkaya sera proposée vendredi 1er novembre à la Maison de la poésie, en sa présence.
 



rédacteur : Frank SMITH
Illustration : D.R.