La tyrannie du choix : entretien avec Renata Salecl
[samedi 17 novembre 2012 - 01:00]

A l'occasion de la parution en français de son dernier livre, La Tyrannie du choix, nonfiction.fr a souhaité rencontrer la philosophe et sociologue slovène Renata Salecl. Discussion autour d'un ouvrage engagé qui démonte l'un après l'autre les ressorts psychologiques et sociaux de l'idéologie du choix.

 

Nonfiction.fr - Pour quelles raisons avez-vous décidé de vous intéresser à l’idéologie du choix ?

Renata Salecl - Mon livre précédent portait sur l’anxiété. En l’achevant, j’ai pris conscience que de nos jours les gens se sentaient de plus en plus anxieux des choix qu’ils avaient à effectuer. J’ai donc tenté de comprendre pourquoi l’idée du choix, censée ouvrir des portes, conduisait à tel sentiment d’insatisfaction. Telle était mon idée de départ. Ma seconde réflexion fut la suivante : bien que les gens ne s’identifient pas véritablement à l’idéologie du choix, ils ne disent pourtant rien contre elle. Si nous nous montrons honnêtes, nous ne pensons pas sincèrement que tout est une affaire de choix dans la vie, mais nous nous sentons néanmoins coupable de l’avouer et préférons garder cette pensée pour nous.

J’ai également décidé d’aborder la question de la sexualité dans mon ouvrage. J’ai remarqué que nous avions honte de dire que notre sexualité était ennuyeuse car, pour les médias, elle devrait  être extraordinaire. Si ce n’est pas le cas, nous disent-ils, nous pouvons toujours y remédier, il est en notre pouvoir d’accroître notre bonheur. J’y ai alors vu un parallèle avec le régime communiste. Bien que les gens ne s’identifiaient pas à cette idéologie, ils n’exprimaient pas leurs doutes parce qu’ils supposaient que le "grand Autre" y adhérait. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit là d’une excellente manière de pacifier la population. Je me suis dit que l’idéologie du choix contribue au développement du capitalisme parce qu’elle discipline les gens et fait taire la critique sociale.

Nous ressentons de l'anxiété à l'idée d'avoir à choisir ; nous craignons de ne pas avoir suffisamment réfléchi nos choix. Or, si une personne pense constamment à elle-même, se retourne sans cesse sur elle-même, elle devient inoffensive pour la société et l’ordre établi. Je pense que l’idéologie du choix contribue à cette absence de critique sociale parce qu’elle porte essentiellement sur nos vies personnelles. Nous pensons que nous effectuons nos choix de manière rationnelle. Nous ne nous rendons pas compte qu’il s’agit de choix inconscients ou liés aux choix des autres, ou encore à ce que nous estimons être une exigence la société.

Comment décririez-vous l’idéologie du choix en quelques mots ? Comment se fait-il que les gens l’intériorisent à ce point ?

Je pense que l’idéologie du choix fut très forte dès les premiers temps du capitalisme en raison du concept de liberté que celui-ci véhicule, de cette croyance qu’il est possible de quitter la classe sociale à l’intérieur de laquelle nous sommes nées pour nous élever. L’idéologie du choix est intimement liée au concept de « self-made man ». Cette illusion de contrôle (de ses propres choix) est prépondérante aujourd’hui, bien que nous soyons de plus en plus réduits en esclavage : les très longues heures de travail, la précarité de l’emploi, les inégalités de classes. Nous agissons désormais comme si les classes sociales n’existaient plus, comme si tout le monde pouvait s’en sortir. Malheureusement tout le monde n’est pas libre de ses choix. Pour cela il faut de l’argent et du temps : c’est un minimum pour pouvoir considérer qu’il existe une pluralité de possibilités. Ce fut d’ailleurs une énorme surprise pour moi de découvrir qu’aux Etats-Unis, les classes populaires ne soutiennent pas la réforme de la santé. Ils prétendent justement vouloir avoir le choix [NDLR, entre les différentes couvertures maladies proposées par les sociétés privées]. Pourtant moins on a d’argent, moins on a de choix. Cette position est contraire à leurs intérêts.

Est-il possible de combattre l’idéologie du choix ?

Nous devrions avoir plus de débats sur la société que nous voulons, sur l’avenir de nos sociétés. On semble naïvement croire que l’état actuel de la société est le seul qu’il nous soit donné d’envisager. Nous devrions ouvrir le champ des possibles, tendre vers une utopie tout en conservant un esprit critique. Cette question se pose notamment à propos de l’écologie : quels choix sociaux, politiques allons-nous faire ? Quelles énergies allons-nous privilégier, quelles industries ? Ces choix sociaux, collectifs sont possibles, pourtant nous avons tendance à l’oublier. Sur le plan individuel, il nous faudrait accepter la dimension inconsciente du choix, au lieu d’en imputer constamment la lourde responsabilité à la conscience. Lorsque Freud a introduit le concept de "choix de la névrose", il voulait simplement signifier que nous sommes responsables de notre propre souffrance.  Pour lui, le sujet n’est pas déterminé par la biologie, la société ou la famille. Il explique que nous avons tous notre propre manière de répondre à ce qui nous arrive. Le type de souffrance que nous développons découle de notre réaction singulière à une situation donnée. Je pense fermement que le choix et la chance sont liés. Lorsque nous regardons la manière dont les hommes considéraient les investissements et le capitalisme par le passé, nous nous rendons compte qu’ils croyaient davantage à la chance. Il y avait toujours un risque (de perte) à prendre et c’était accepté. De nos jours, nous pensons de plus en plus qu’il est possible de contrôler ce risque, que nous pouvons effectuer le bon choix et éviter la perte. Malheureusement le choix et la perte vont de concert.  Si l’on choisit une direction dans la vie, nous renonçons à une autre. Or, de nombreux jeunes gens semblent profondément traumatisés par la peur d’avoir fait le mauvais choix, d’avoir raté ou perdu sa chance.

Donc lorsque l’on fait un choix, on perd toujours davantage que ce que l’on gagne ?

La perte est indissociable du choix. C’est un risque, un pas vers l’inconnu, ce qui peut s’avérer très angoissant. Nous pensons qu’en faisant le bon choix, nous contrôlons le risque et pouvons nous épargner un traumatisme. C’est l’une des raisons pour laquelle les relations personnelles sont si compliquées. Dans la plupart des cas, l’amour n’est pas rationnel. Pourtant, les gens pensent qu’en faisant un choix, ils perdent la possibilité de tous les autres. Cela explique entre autres pourquoi les sites de rencontre marchent si bien sur internet : il existe toujours un meilleur choix quelque part. Beaucoup de gens sont terrifiés à l’idée de choisir définitivement son partenaire et d’effectuer le mauvais choix.

Ne pensez-vous pas que d’une certaine manière le libre-arbitre de Descartes contenait déjà en germe cette injonction à choisir ?

En effet, conceptuellement, cette idéologie semble remonter à Descartes, mais également à Kant avec sa conception de la subjectivité vide – subjectivité qui n’est pas déterminée uniquement par la culture ou par la nature – qui ouvre réellement un espace de pensée pour la démocratie et le libéralisme. On peut aussi penser à Kierkegaard pour qui la liberté est l’épreuve d’une angoisse coupable devant le possible. J’évoquerais également Jean-Paul Sartre pour qui la liberté est traumatisante : devant une falaise n’est-il pas en notre pouvoir de sauter ? Ce choix entre la vie et la mort a toujours été entre nos mains. C’est la raison pour laquelle le choix est si traumatisant. Il implique toujours le risque d’une perte, d’un deuil, que nous tentons désormais d’annihiler par tous les moyens. Nous voudrions l’éviter mais c’est impossible. Aujourd’hui, nous sommes plongés dans une idéologie qui brûle l’étape du risque, du passage à l’acte dans l’inconnu, et qui considère que le sujet est intégralement maître de ses choix et des risques qui l’accompagnent. De nombreuses pathologies illustrent les dérives de ce système : l’anorexie, la boulimie, l’addiction au travail.

Les anciens pays communistes ont-ils selon vous ressenti cette nouvelle forme de privation insidieuse de liberté avec plus d’acuité que les pays occidentaux ?

Oui, je pense que c’est le cas. Prenons mon exemple. J’ai été élevé dans un pays communiste, ce qui me donne probablement un regard différent. A la chute du communisme, nous avons ressenti un grand sentiment de bonheur et de soulagement. Pourtant, la nostalgie du passé est vite revenue. Souvent, lorsque vous accédez très rapidement à l’abondance, vous n’avez plus envie de quoi que ce soit. Enfant, je me souviens avoir désiré des choses très banales comme un simple jeans. Je n’ai probablement rien désiré de plus fort que ce premier jeans qui était si difficile à obtenir. J’ai attendu un an avant que ma mère m’en rapporte un d’Italie… Pour nous, le souvenir de la privation, ou plutôt de la « limitation » est resté très vif. À notre entrée dans le capitalisme, beaucoup de gens se sont mis à penser qu’il leur suffisait d’avoir le choix pour être satisfait, pour être heureux. C’est pourquoi beaucoup sont devenus obsédés par le consommation. Le consumérisme est prépondérant dans les anciens pays communistes.

Davantage que dans les pays occidentaux ?

Non, pas exactement... En fait, la principale différence tient à la vitesse avec laquelle le consumérisme s’y est développé. Ce fut un saut considérable, réalisé en quelques années à peine. Cela a été si soudain, vertigineux presque.

Mais une fois que l’on a goûté à ce que vous nommez la « jouissance sans limites » est-il encore possible de revenir en arrière sans regret ? La crise a-t-elle paradoxalement permis de délivrer les gens de ces choix incessants en matière de consommation ?

Je ne pense pas qu’il soit question de revenir en arrière. La consommation est nécessaire au capitalisme et à la société à l’intérieur de laquelle nous vivons. Mais, parallèlement à cela nous traversons actuellement une crise économique très sévère. Le capitalisme s’est simplement servi de ce changement économique pour vendre les mêmes ouvrages en ne modifiant que quelques paramètres. Ainsi, il n’est pas étonnant qu’on trouve désormais en France tant de livres qui invitent à « simplifier sa vie » – livres de coaching qui existent depuis un certain temps déjà aux Etats-Unis. Ces livres ne sont que de nouveaux objets de consommation, ils sont censés nous rendre heureux. Ils nous désencombrent, réduisent l’impact de nos petits soucis quotidiens ; ils visent vainement à nous délivrer de l’angoisse d’exister. Même la mode en appelle désormais à l’idée de simplicité, à un certain minimalisme. Le capitalisme se joue de ses propres fluctuations, il se joue des changements économiques actuels. En temps de crise économique, réduction (des dépenses) et simplicité (des désirs) deviennent eux-mêmes des produits de consommation.

Par delà les choix individuels, il y a les choix plus globaux…

Oui, on comprend bien lorsqu’on s’intéresse à l’avenir écologique de la planète  que la question du choix n’est pas uniquement relative à l’individu, mais qu’elle se pose globalement, à l’humanité entière. On se réfugie trop souvent derrière l’inaction des autres : si mon voisin ne fait rien, pourquoi de mon côté devrais-je faire quelque chose ? Mon prochain livre tente de répondre à cette question : pourquoi ferme-t-on les yeux ? Pourquoi ne faisons-nous rien, ou presque rien, contre le changement climatique par exemple ? Ma thèse est que l’idéologie du choix nous paralyse. Elle nous fait ployer  nombre croissant d’informations / d’invitations à faire le meilleur choix, conduisent paradoxalement à la paralysie. Plus personne ne se sent capable de faire des choix, on ferme les yeux et on cesse d’agir. Cette paralysie est particulièrement criante au Japon depuis la catastrophe de Fukushima : 50% des gens sont totalement obsédés par l’impact de cette crise écologique, 50% font comme s’il ne s’était rien passé.

L’idéologie du choix conduirait donc à une paralysie de la société. Que pensez-vous des mouvements contestataires comme Occupy wall street ou les Indignés ? Illustrent-ils une prise de conscience sociétale des limites du capitalisme ?

Je suis une grande supportrice d’Occupy Wall street et d’autres mouvements contestataires comme les Indignados (les Indignés espagnols). J’espère qu’il y en aura d’autres. Ces mouvements illustrent une prise de conscience sociale d’où pourraient bien émerger de nouveaux mouvements ou partis politiques. Il y a encore quelques années, un mouvement comme OWS était totalement inimaginable aux Etats-Unis – à cause de la forte prégnance du capitalisme et de l’idéologie du choix dans le pays. L’idée que si l’on veut ceci ou cela, si l’on a vraiment la volonté de faire quelque chose, alors on y arrivera, est profondément ancrée dans la société américaine. C’est l’idée du « Je veux donc je peux ».

Si vous regardez en Amérique, la majorité des gens – à peu près 65% de la population – pensent que la volonté individuelle suffit à produire réellement les effets escomptés. Ils s’identifient vraiment à cette idéologie selon laquelle tout le monde (principe d’égalité) peut y arriver, peut gravir l’échelle sociale, peut réussir ce qu’il entreprend du moment qu’il y croit vraiment. Et même si ces personnes ne réussissent pas autant qu’elles l’avaient espéré, ils veulent croire que leurs enfants réussiront mieux qu’eux. C’est la raison pour laquelle ils sont majoritairement en faveur d’un taux d’imposition peu élevé. Même dans les foyers les plus modestes, on rechigne à voir les impôts des plus riches augmenter, car dans chaque famille, on se plaît à rêver que son enfant est le futur Bill Gates. Voter en faveur d’une augmentation des impôts, c’est potentiellement l’empêcher de devenir aussi riche que Bill Gates.  C ‘est pareil pour Facebook et tous ces millionnaires qui ont fait fortune dans le business d’internet. On croit de plus en plus qu’il suffit d’avoir la grande, la bonne idée pour réussir dans la vie. Ce qu’ils ne voient pas c’est que l’extrême majorité des gens n’a à proprement parler aucune chance de devenir le futur Mark Zuckerberg – notamment du fait de la détérioration du système éducatif.

Bon nombre de jeunes gens peinent actuellement à trouver un travail. Comment voulez-vous qu’ils prennent conscience de leur potentiel quand ils sont constamment rabaissés et écartés du monde du travail.  Confrontés au chômage, ils ne peuvent éprouver que colère et anxiété ? On ne s’étonnera pas dès lors que cette génération [les jeunes qui entrent à peine sur le marché du travail en Europe et aux Etats-Unis] s’indigne et s’élève contre l’austérité.

Donc la crise est d’une certaine manière une chance, un message d’espoir ?

Oui, elle ouvre des possibilités. Possibilités qui ne sont malheureusement pas utilisées au maximum. Rien n’a finalement été fait contre le capitalisme financier, contre le pouvoir absurde détenu par les banques, les hedge funds, le système financier. Les paris sur l’avenir vont toujours bon train.

Vous décririez-vous comme un penseur marxiste ?

R. Salecl : Oui, sans problème.

Comment votre livre a-t-il été reçu par vos lecteurs ? Les gens se sont-ils reconnus dans votre livre ? Comment ont-ils accueilli l’idée, très présente dans le livre, que la liberté qu’on nous vend à longueur de temps sous l’espèce du choix n’est qu’une illusion ?

Mes lecteurs l’ont globalement bien accueilli. De nombreuses femmes, en particulier, se sont fortement identifiées au livre. Etrangement, le livre a permis à certaines femmes de se libérer du poids de la culpabilité de ne pas être suffisamment bonne ou efficace dans ce qu’elles entreprenaient. Elles ont moins l’impression d’échouer comme mères.

Comment vous placez-vous vis-à-vis du passé communiste de la Slovénie ? Regrettez-vous cette époque où l’idéologie du choix – cette injonction constante à choisir – était moins prégnante et où, en même temps, le choix des produits de consommation était beaucoup plus restreint ?

Je n’ai aucune nostalgie du communisme. Je ne pense pas qu’il faille revenir en arrière, ni d’ailleurs qu’il y ait une chance quelconque pour que l’on revienne au communisme d’Etat. A l’exception de la Corée du Nord, tous les anciens pays communistes – comme la Russie, la Chine ou le Vietnam par exemple – se sont ralliés au à la logique consumériste. Ils ont embrassé le capitalisme peut-être davantage que les autres.

Et Cuba ?

Même Cuba est en train de changer. Ce genre de sociétés retranchées sur elles-mêmes ne peut plus perdurer. Je n’ai vraiment aucune nostalgie de ces régimes où les libertés politiques sont extrêmement restreintes et où l’on a finalement très peu de choix à faire. Cela dit, je ne crois pas qu’il faille rejeter en bloc la pensée communiste ou le marxisme. Ils permettent d’interroger l’inégalité inhérente à nos sociétés contemporaines ; ils replacent la question du rôle de l’Etat au coeur du débat public et mettent en cause le pouvoir croissant du capital. A mon sens le marxisme adresse les critiques les plus véhémentes et les plus constructives au néolibéralisme et à l’obsession de l’austérité qui animent les gouvernements actuels.

Evidemment, la société actuelle me permet de publier plus de livres, donc je n’ai aucune envie de revenir à l’époque communiste. Mais n’oublions pas que même dans une société capitaliste, il est extrêmement difficile de critiquer authentiquement le système. Le capitalisme, en effet, tend à s’approprier les critiques qui lui sont faites : il les transforme elles-mêmes en objet de consommation.  D’une certaine manière, écrire un livre critique sur le capitalisme, c’est le nourrir lui-même. La prochaine fois, je ferai peut-être un T-shirt sur le sujet…

Quel serait dès lors pour vous la société idéale ? Le modèle politico-économique idéal ? Comment le nommer et que faut-il mettre en place pour l’atteindre ?

Je pense pas qu’il n’est pas nécessaire de le nommer tout de suite. En revanche il faut réfléchir à la manière de refonder une société plus juste et plus égalitaire. Ne pas prendre au sérieux les problèmes sociaux et écologiques actuels, c’est laisser la porte grande ouverte à de nouvelles formes de fascisme.

 

Entretien réalisé par Eléonore Hermand et Quentin Molinier

 



rédacteur : Eléonore HERMAND, Master édition
Illustration : D. R.