Les corps de l'urbain
[mercredi 27 juin 2012 - 20:00]
Géographie
Couverture ouvrage
La Ville, une impression sociale
Éditeur : Circé
122 pages
En s’intéressant aux détails ordinaires de la ville et à leur perception par les citadins, l'auteur aborde l'urbain comme une impression sociale.

Comme le rappelait Jean-Luc Nancy dans un récent ouvrage 1, l' "art de la ville" se situe dans son propre mouvement, dans les croisements, les passages et les rencontres qu'elle favorise mais également au niveau des impressions dont elle imprègne les citadins. Loin des stratégies globales et de l'action démiurge des planificateurs, la ville peut donc également s'appréhender par son expérience perceptive. Conscient de ces rapports sensibles à la ville comme à son évolution, Patrick Baudry vise à dépasser l'approche de la "ville comme société" pour aborder la question de "l'urbain comme rapport au monde" 2. De manière poétique et philosophique, il s'attache ainsi à appréhender l'être-en-ville, en portant notamment son regard sur l'ordinaire, sur les habitants et les corporéités mises en jeu. 

 

L'ordinaire, loin d'être insignifiant

L'auteur s'appuie notamment sur les récits d'écrivains de l’urbain sans frontières, pour qui la distinction entre centre et périphérie ne fait plus sens et qui n'apprécient pleinement la ville que pour tout ce qu'elle offre au hasard d'un coin de rue, dans le détournement de ses espaces ou dans les sentiments qu'elle laisse au promeneur. Qu'il s'agisse de Jacques Réda ou de François Bon, l'auteur s'entoure en effet de compagnons de route attentifs aux détails qui font l'urbain, et dont les écrits permettent un décentrement du regard sur la ville. S'inspirant de leurs récits, il remet en question les dogmes épistémologiques conduisant à une compréhension de la ville comme un tout intégrateur ou comme une tension entre le vide et le plein, entre le continu et le discontinu, entre centre et marge. Car "c'est l'expérience que l'on pourrait dire physique de la ville- les déplacements particuliers auxquels elle oblige, les jeux d'images, d'odeurs et de sons, les distanciations et les tensions qu'elle produit - qui conduit à la prise en compte d'un urbain d'un autre type qu'une urbanité qui privilégierait le consensus, l'unité ou l'unification" 3. Plutôt que rechercher une ville fantasmée dans ce qu'il en reste, il faudrait plutôt saisir un type de rapport au monde qui relèverait spécifiquement de l'urbain. L'auteur interroge ainsi les catégories avec lesquelles l'on tend à analyser et à interpréter la ville, en particulier celle de l'harmonie paysagère, "faut-il nécessairement de la beauté ou de l'harmonie au paysage?" 4. Il s’inspire alors de ces peintres ou de ces photographes (Edward Hopper, Wim Wenders entre autres) qui ont su magnifier les lieux de l'errance et ces interstices souvent négligées pour questionner les modes d'appréhension de l'urbain. Il soulève ainsi l'intérêt d'une rupture avec les référentiels classiques de l'analyse sur la ville et la nécessité de "chasser toute idée préconçue" comme le conseillait Georges Pérec pour la laisser se révéler à nous mêmes. On ne peut "dire grand chose de la ville ou de l'urbain (…) si l'on en a une opinion toute faite. C'est à dire si les tensions, les contradictions, les hypothèses disparaissent sous le système qui veut en interdire l'énigme" 5. Interroger l'urbain nécessite donc de le vivre et de s'en laisser pénétrer. 

 

Les corps de l'urbain

Patrick Baudry accorde donc une importance particulière aux usages sociaux de l'espace, aux détournements des fonctions institutionnelles par les citadins, qui deviennent eux-mêmes "instances de médiation" 6 de l'urbain. L'appropriation de l'espace, du chez-soi ou de son quartier passe effectivement par la manifestation de pratiques corporelles : "cette possibilité de bâtir n'est elle-même possible que parce que la corporéité antérieure au corps manifeste habite la territorialité comme monde, c'est-à-dire donne le sens du monde à ce qui n'est pas qu'un environnement spatial mais une médiation de l'être" 7. En soulignant la dimension agissante du corps, l'auteur replace donc au centre de l'appréhension de l'urbain une ontologie corporelle. Contrairement à la ville traditionnelle, la corporéité agirait comme un "acte de l'existence" que l'urbain contemporain activerait davantage qu'auparavant. 

L'auteur milite ainsi pour une analyse qui tiendrait compte du corps dans la production urbaine, "c'est bien avec et à partir du corps de l'habitant qu'il s'agirait de construire un récit quel qu'il soit, tout se passant comme si le récit, une autre fabrication, était garant du sens de l'habiter et de la forme urbaine ainsi que de leur synchronicité" 8. Le corps ne serait plus soumis à son environnement mais acteur d'un devenir urbain. Selon lui, contrairement à la ville interprétée comme gestion d'espaces, comme distributions d'activités, nous serions passés à un urbain où le rapport à l'environnement est tout autre, "où la corporéité joue de son intrigante évidence. À la prétendue séparation du corps et de la ville se substitue l'imprégnation urbaine de la corporéité" 9. Malgré sa pertinence, cette hypothèse tend à masquer l'importance du corps telle qu'elle existait déjà dans la ville traditionnelle. Si la corporéité évolue effectivement dans nos espaces contemporains, elle était déjà au centre de l'urbanité dans la ville dense où beaucoup de citadins se déplaçaient à pied, se frôlaient, s'évitaient, et dont les sens étaient perpétuellement stimulés 10

 

De la répétition

Cette importance accordée au corps et aux sensibilités ramène donc l'analyse de l'urbain au quotidien et à l'espace vécu. La répétition devient alors une forme importante de la compréhension des lieux autant que des conditions de leur appropriation. L'auteur en révèle l'importance en s'appuyant sur des descriptions littéraires dans lesquelles la répétition donne sens aux objets, à l'instar du livre de François Bon, Paysage Fer duquel est extrait la phrase suivante : "récurrence et répétition : chaque semaine, même minute, surgissement d'une même image, trop brève pour être retenue" 11. Ces descriptions dans la répétition que nous offre la littérature, permettent effectivement au lecteur d'être attentif aux détails, de révéler les subreptices changements que le temps amène. Et dans cette perspective, le cinéma nous semble également porteur de certaines clés d'appréhension du quotidien. Les univers de Béla Tarr ou de Lissandro Alonso témoignent en effet de la capacité révélatrice de la répétition pour saisir la profondeur signifiante des paysages. Cette répétition s'accorde notamment avec la lenteur, avec l’appréhension totale des objets et permet de voir "la merveille des choses sans capacités d'être scintillantes" 12. Mettant en lumière la récurrence d'usages discrets et ordinaires ainsi que leurs effets, la lenteur devient alors révélatrice du sens et de la constitution de l'espace. Car l'urbain se situe dans les anfractuosités des différents paysages et dans les plis de la vie sociale, ce que les perceptions de l'espace vécu articulent et que les représentations artistiques peuvent dévoiler. 

Ainsi, à travers divers détours théoriques, l'auteur établit un plaidoyer pour une valorisation de l'ordinaire de la ville, cet ordinaire au cœur duquel le corps est primordial. Cet ouvrage constitue ainsi un éloge de l'autre ville, de celle à laquelle l'on n'accorde peu d'attention, et qui pourtant s'avère riche de potentialités. Patrick Baudry invite donc les chercheurs à questionner ces espaces ordinaires, ces détails du quotidien ainsi que les corps en action pour saisir la ville comme "impression sociale", notamment en intégrant les arts aux études urbaines. Pour autant, aussi stimulant que soit ce programme, il ne doit pas détourner la recherche urbaine de l'analyse des rapports de pouvoir dans la ville, au sein desquels le contrôle des corporéités peut s'avérer central. Autrement dit, l'approche phénoménologique ne doit pas masquer les enjeux socio-politiques qui guident la production urbaine et les usages de l'espace, mais prendre soin de les intégrer.



rédacteur : Antonin MARGIER, Critique à nonfiction.fr
Illustration : JMVerco/ flickr.com

Notes :
1 - La ville au loin, 2011
2 - p.17
3 - p.28
4 - p.30
5 - p.32
6 - p.53
7 - p.51
8 - p.71
9 - p.103
10 - Choay, La terre qui meurt,  2011
11 - p.87
12 - p.88
Titre du livre : La Ville, une impression sociale
Auteur : Patrick Baudry
Éditeur : Circé
Date de publication : 05/01/12
N° ISBN : 2842423240