Le sacre de Pierre Nora
[lundi 28 novembre 2011 - 10:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Historien public
Éditeur : Gallimard
537 pages
Après avoir publié de nombreux grands penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle, Pierre Nora a fini par s’éditer lui-même.

Pierre Nora incarne un changement d’époque. Acteur de premier plan de l’émergence des sciences humaines sur la scène intellectuelle depuis cinquante ans, il n’a jamais cessé de se tenir en équilibre entre une conception classique, presque aristocratique de la culture et une volonté de la confronter aux tentatives d’en épuiser le sens. Il n’a cessé de révérer la discipline historique et ses tenants les plus traditionnels tout en œuvrant à son dépassement par l’apport des sciences sociales. Il a toujours pensé les rapports entre histoire et mémoire dans un cadre national sans anticiper la montée de l’histoire globale. Il s’est voulu le garant d’une approche du débat intellectuel apurée de postures idéologiques tout en élevant quasiment cette conviction au rang d’idéologie. Il continue à croire à la forme classique de la revue papier, format idéal entre le livre et l’article de presse, sans considérer l’avenir du livre sous un jour numérique. Enfin, il a rêvé toute sa vie d’écrire une grande œuvre, littéraire ou historique : son œuvre n’a été que celle d’un éditeur, mais quel éditeur !

L’intellectuel classique

Les tensions permanentes qui traversent l’œuvre et la vie de Pierre Nora se retrouvent dans le recueil d’articles qu’il a réunis sous le titre d’Historien public. On y redécouvre toute l’étendue de son talent d’éditeur, de son amour de la vie intellectuelle et de son goût de la controverse, aussi policée soit-elle.

Les premières pages, caractéristiques de l’intellectuel à la française rompu aux joutes philosophiques dès la khâgne, relatent l’importance de l’Algérie et de sa guerre dans la formation de Pierre Nora. Sa plume virevoltante et ses origines oranaises l’ont alors introduit à L’Observateur où il publia plusieurs reportages intéressants sur l’avènement d’un esprit d’indépendance au sein de la population algérienne en 1962. Certains articles classés comme "interventions critiques" rappellent les premiers sujets d’intérêts de Nora : l’histoire des juifs, la crise du marxisme ou les œuvres de Léon Poliakov, Hannah Arendt et Elias Canetti. Certaines interventions tirées de la revue trentenaire Le Débat reflètent le rôle central qu’il a joué pour forger et imposer certains moments de la pensée française : le structuralisme,  l’antitotalitarisme ou plus récemment la défense de la liberté de l’histoire face au déferlement des lois mémorielles. Pas moins de dix-huit portraits de figures contemporaines (Jean Daniel, BHL, Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Jérôme Lindon, Jean-François Revel entre autres) mettent Pierre Nora au cœur des réseaux de sociabilité qui font l’unicité de la vie intellectuelle française. Historien public, malgré les répétitions propres à des recueils d’articles de cette abondance, se lit comme le mémento passionnant d’un éditeur post-marxiste, chahuté par l’effondrement des grandes idéologies du XXe siècle.

Quel débat ?

Néanmoins, on peut regretter que ce livre accorde plus de place à des polémiques aujourd’hui dépassées comme le projet de Bibliothèque nationale de François Mitterrand 1 plutôt qu’au débat féroce plus récent qui opposa Nora aux historiens britanniques Eric Hobsbawm et Perry Anderson et à leurs camarades du Monde Diplomatique 2. Nora fut accusé d’avoir refusé de publier le désormais classique Age des extrêmes du premier sous prétexte de sympathies marxistes un peu trop prononcées. La polémique prit de l’ampleur lorsque Le Monde Diplo, Serge Halimi en tête, le qualifia d’un mot illisible pour tout éditeur digne de ce nom, celui de censeur. Perry Anderson, directeur de la New Left Review, en remit une couche en septembre 2004 dans deux articles de la London Review of Books 3 pour dénoncer l’entreprise d’amollissement de la pensée française initiée par Nora et son ami François Furet du haut de leurs magistères à l’EHESS, la Fondation Saint-Simon et Gallimard. Ces deux articles réunis et traduits en français par le Seuil en 2005 sous le titre La pensée tiède enfiévrèrent subitement l’atmosphère sur fond de débat enragé autour du Passé d’une illusion de Furet.

Certes, Nora doit être las de ce débat sans fin. En ne reprenant ici qu’un article sur cette affaire intitulé "La pensée réchauffée", que le Seuil avait publié à la suite des articles de Perry Anderson 4, il ne risque pas néanmoins de contribuer à convaincre ses adversaires les plus coriaces de leurs torts. D’autant que ce conflit s’inscrivait dans un débat plus large sur le déclin de la pensée française dans le monde 5, auquel le maître d’œuvre des Lieux de Mémoire participe souvent avec brio, y compris dans ce volume.

En effet, c’est lorsque Pierre Nora commente le changement d’époque culturel, politique et intellectuel que la France a connu, et lui avec elle, à partir du milieu des années 1970 jusqu’au XXe siècle finissant, qu’il fait honneur à son rôle d’ "intermédiaire et interprète." Son analyse du "régime de démocratie intellectuelle" en 1980 est excellente. Sa description de l’effondrement concomitant des utopies du XXe siècle et de l’intellectuel dégagé de la politique et des médias en 2000 est incontestable. Le regard rétrospectif qu’il propose sur l’aventure des Lieux de mémoire est captivant 6. En somme, Pierre Nora réussit avec ce recueil ce qu’il accomplit à merveille depuis plus de quarante ans : orienter notre vision de la scène intellectuelle française et de ses grandes évolutions à partir de sa double casquette d’historien et d’éditeur. La double publication d’Historien public et de Présent, nation, mémoire l’année du centenaire de Gallimard succède à une biographie, Homo historicus, que Nora a confiée à François Dosse, se sentant incapable de l’écrire lui-même. Après l’entrée à l’Académie française (en 2001), voilà la consécration de Pierre Nora assurée. On aurait seulement apprécié qu’en l’occurrence, il nous abandonne cette lourde tâche. Les sacres autoproclamés ne sont jamais les plus beaux.

 

A lire aussi sur nonfiction.fr : 

- Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, par Julie Bruxelle. 

- François Dosse, Homo historicus, par Vincent Chambarlhac. 

- Interview de Pierre Nora pour les 30 ans du Débat, par François Quinton et Pierre Testard. 

 

* Le mardi 29 novembre, le CNL organise une journée d'étude autour de Pierre Nora et de son oeuvre
 



rédacteur : Pierre TESTARD
Illustration : Wikimedia Commons/ Jacques-Louis David, Le sacre de Napoléon

Notes :
1 - une partie entière, pp.273-305
2 - un article, pp.212-218
3 - "Dégringolade", le 2 septembre 2004, et "Union sucrée", le 2" septembre 2004
4 - ce droit de réponse avant l’heure ayant alors suffi à relancer la polémique sur l’abus de pouvoir qu’exerçait Nora dans le monde éditorial
5 - débat relancé par la Une du Time du 21 novembre 2007 sur "La mort de la culture française"
6 - pp.443-448
Titre du livre : Historien public
Auteur : Pierre Nora
Éditeur : Gallimard
Collection : Blanche
Date de publication : 06/10/11
N° ISBN : 978-2-07-013370-3