''Par délicatesse / J’ai perdu ma vie''
[jeudi 03 janvier 2008 - 11:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Journal. 1942-1944
Éditeur : Tallandier
304 pages
Ce journal poignant d’une demoiselle juive sous l’Occupation, publié pour la première fois, est, incontestablement, l’événement de cette rentrée.

Hélène Berr, jeune étudiante d’anglais, issue de la grande bourgeoisie juive de Paris, mélomane, a 21 ans lorsqu’elle prend la plume, en avril 1942, pour tenir son journal. Publié pour la première fois par les éditions Tallandier, ce formidable témoignage constitue à la fois une source de première main pour les historiens et une œuvre littéraire remarquable.


Le journal s’ouvre, le 7 avril 1942, sur le récit de sa visite à Paul Valéry. Elle vient chercher un livre qu’elle lui a audacieusement demandé de dédicacer. Sur la page de garde, l’écrivain a écrit : "Au réveil, si douce la lumière, et si beau ce bleu vivant." Cette phrase, Hélène Berr aurait pu en être l’auteur, tant elle semble communier avec Paris dont elle parcourt les rues avec un émerveillement sincère. N’est-elle pas, "à partir de la rue Soufflot, et jusqu’à Saint-Germain, (…) en territoire enchanté" ? Et la voici qui décrit, insouciante, "la fascination qu’exerçaient [sur elle] l’étincellement de l’eau sous le soleil, le clapotis léger et les rides pleines de joie, la courbe gracieuse des petits voiliers sous le vent, et par-dessus tout, le grand ciel bleu frissonnant." Nous sommes le 15 avril. À un ami qui pense que les Allemands gagneront la guerre et que rien ne changera, elle réplique : "Mais ils ne laissent pas tout le monde jouir de la lumière et de l’eau !" C’est la première évocation, assez discrète, de la guerre par la jeune Hélène.

Quelques jours plus tard, elle rencontre, à la Sorbonne, un "garçon aux yeux gris" qui l’invite à venir écouter de la musique. C’est Jean Morawiecki, avec qui elle nouera peu à peu une relation complice et amoureuse. Le temps passant, celui-ci chasse de l'esprit de la jeune fille, et de son journal, Gérard, qui, au fil de ses lettres, la presse de répondre à ses avances. Jean quittera la France pour rejoindre les Forces françaises libres en Afrique du Nord, et ce sera dès lors à lui qu’elle dédira son journal 1.

En juin 1942, la terrible réalité antisémite la rattrape. Le 8, elle se décide à porter l’étoile jaune. Quelques jours avant, pourtant, elle refusait de la porter, considérant cela "comme une infamie et une preuve d’obéissance aux lois allemandes" 2. Mais elle change finalement d’avis : "je trouve que c’est une lâcheté de ne pas le faire, vis-à-vis de ceux qui le feront." La voici donc dans la rue, marquée. Épreuve des gens qui détournent les yeux, des enfants qui la désignent du doigt à leurs parents, du contrôleur de métro qui remarque son stigmate et lui indique la dernière voiture, de ses camarades de la Sorbonne dont elle sent "leur peine et leur stupeur à tous"… Mais aussi, parfois, des sourires. Et puis cette remarque, le 16 : "Il y a des moments où j’entrevois des possibilités tragiques. Mais le reste du temps, je suis inconsciente." L’arrestation de son père, le 23 juin, marque une rupture : désormais, elle écrit "car elle veu[t] [se] souvenir de tout". Raymond Berr, ingénieur des Mines, vice-président directeur général de Kuhlmann, décoré de la croix de guerre et de la légion d’honneur, est arrêté par la police et interné à Drancy (il sera libéré en septembre, contre caution). Pourquoi ? Parce que son étoile était mal cousue ; sa femme l’avait en effet installée à l’aide d’agrafes et de pressions afin de pouvoir la mettre sur tous les costumes… Hélène Berr a alors ces phrases : "Nous vivons heure par heure, non plus semaine par semaine", puis, en juillet : "Quelque chose se prépare, quelque chose qui sera une tragédie, la tragédie peut-être."

Alors, elle rappelle qu’elle "note les faits, hâtivement, pour ne pas les oublier, car il ne faut pas oublier". Nous sommes le lendemain de la rafle du Vélodrome d’Hiver, dont elle rapporte ce qu’elle en entend, y compris ce qu’elle ignore être des rumeurs 3. Et puis, d’un coup, elle passe à autre chose : "Nous avons fait de la musique comme d’habitude", avant d’y revenir : "Nous sommes sur une corde raide qui se tend à chaque heure." Souvent dans son journal se mêlent ainsi récits de drames et scènes de la vie quotidienne (déambulations dans le Quartier latin, écoute et pratique de musique classique,…), nous rappelant combien les victimes appartenaient à la société, en un mot : vivaient.

Juillet 1942. C’est également à cette période qu’Hélène Berr entre à l’Union générale israélite de France (UGIF 4 ) en tant qu’assistante sociale bénévole auprès des familles déchirées et se dévoue auprès d’enfants dont les parents ne reviendront jamais… Une querelle l’oppose d’ailleurs à un des cadres de l’UGIF : lui prônant le ghetto, parlant de la nation juive, elle soutenant qu’elle "n’appartien[t] pas à la race juive", puisque "le judaïsme est une religion et pas une race". Conflit ô combien révélateur de la "ligne de clivage" identifiée par François et Renée Bédarida 5 entre les Juifs assimilés, privilégiant l’intégration à la nation, et les autres, davantage attachés à l’idée de communauté.

Réflexions sur la judéité, donc, mais aussi sur le mal et l’incompréhension de la population à laquelle elle se heurte. C’est donc un devoir pour elle d’écrire, "car il faut que les autres sachent. (…) Car comment guérira-t-on l’humanité autrement qu’en lui dévoilant d’abord toute sa pourriture, comment purifiera-t-on le monde autrement qu’en lui faisant comprendre l’étendue du mal qu’il commet ?" Le 9 novembre 1943, elle évoque l’arrestation par les gendarmes d’un… bébé de 2 ans : "Qu’on en soit arrivé à concevoir le devoir comme une chose indépendante de la conscience, indépendante de la justice, de la bonté, de la charité, c’est là la preuve de l’inanité de notre prétendue civilisation."

L’incompréhension des autres la hante. Le 19 octobre 1943, elle se réveille angoissée par ce problème. Elle dresse le triste et froid constat qu’un interlocuteur ne comprendra que si "vous lui donnez des preuves (…) dont vous êtes le centre", ce qui la révolte profondément puisque "ce qui compte, c’est la torture des autres, c’est la question de principe, ce sont les milliers de cas individuels qui composent cette question". Doit-elle alors se résoudre à partager le monde en deux parties : d’un côté ceux qui ne peuvent pas comprendre (même s’ils savent), et ceux qui le peuvent ? Mais cela signifierait "renoncer à une partie de l’humanité, renoncer à croire que tout homme est perfectible"…

L’étau se resserre. "Maintenant, je suis dans le désert", lâche-t-elle le 27 octobre 1943. Où peuvent bien aller ces wagons de déportés ? Pour quoi faire ? Les interrogations sur les déportations se font plus vives à partir de novembre 1943 : "On a parlé aussi des gaz asphyxiants par lesquels on aurait passé les convois à la frontière polonaise. Il doit y avoir une origine vraie à ces bruits." 6 ; "Pourquoi ces déportations ? Cela ne rime à rien. Faire travailler ceux-là ? Ils mourront en route." 7 ; "(…) maintenant ce sont les familles que l’on déporte : où pensent-ils en venir ?" 8 ; et puis cette réalité qui s’impose : "Il n’y a sans doute pas à réfléchir, car les Allemands ne cherchent même pas de raison ou d’utilité. Ils ont un but : exterminer." 9

Le 1er février 1944, Raymond Berr prend la décision de quitter leur appartement, situé au 4ème étage d’un immeuble cossu, au pied de la tour Eiffel. Ils sont accueillis par différentes personnes. Mais le 7 mars, ils rentrent dormir chez eux. Ils sont arrêtés le lendemain, au petit matin, puis déportés. Ses parents meurent à Auschwitz, elle à Bergen-Belsen, quelques jours avant la libération du camp.


Lorsque Jacques, le frère d’Hélène, apprend sa mort, il adresse à Jean le manuscrit, d’ailleurs étonnamment clair, presque sans ratures, que lui avait remis l’ancienne cuisinière de la famille. Une version dactylographiée est conservée par la famille, à laquelle Jean remet, dans les années 1990, l’original qui est ensuite donné au Mémorial de la Shoah avant que ne soit prise la décision de le publier. Saluons cette initiative qui met à la portée de tous ce texte remarquable à tous égards, et rejoignons Patrick Modiano qui, dans sa très belle préface, cite ce vers de Rimbaud que lui évoque la droiture et le courage d’Hélène Berr : "Par délicatesse / J’ai perdu ma vie" 10.



rédacteur : François QUINTON

Notes :
1 - "Je sais pourquoi j’écris ce journal, je sais que je veux qu’on le donne à Jean si je ne suis pas là lorsqu’il reviendra", écrit-elle le 27 octobre 1943
2 - En l’occurrence, il s’agit de l’ordonnance du 29 mai 1942
3 - Les raflés du Vél d’Hiv’ sont gardés par la police française, et non par les Allemands
4 - Institution imposée par Vichy en novembre 1941, chargée de la représentation des Juifs auprès des pouvoirs publics. François et Renée Bédarida notent que, "destinée en théorie à s’occuper par priorité d’assistance, l’UGIF, dès sa naissance, fonctionne comme un rouage du système vichyssois" et qu’elle n’a pu "freiner en rien la persécution". Voir François et Renée Bédarida, "La Persécution des Juifs" in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), La France des années noires. T.2 De l’Occupation à la Libération, Seuil [1993], coll. "Points Histoire", 2000, p.165 ; le 13 novembre 1943, Helène Berr évoque les critiques adressées à l’UGIF.
5 - Voir François et Renée Bédarida, "La Persécution des Juifs" in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), La France des années noires. T.2 De l’Occupation à la Libération, Seuil [1993], coll. "Points Histoire", 2000, particulièrement p.149-154
6 - 1er novembre 1943
7 - 12 novembre 1943
8 - 14 novembre 1943
9 - 15 février 1944
10 - Rimbaud, "Chanson de la plus haute tour", dans Fêtes de la patience
Titre du livre : Journal. 1942-1944
Auteur : Hélène Berr
Éditeur : Tallandier