La formation des masses durant l’ère des stades
[vendredi 28 janvier 2011 - 11:00]
Société
Couverture ouvrage
L'ère des stades. Genèse et structure d'un espace historique
Éditeur : Infolio
464 pages
Interroger les stades, questionner leurs dispositifs et les (socio-)logiques qu'ils sous-tendent, appréhender finalement la subjectivité à l'oeuvre dans chaque érection de ces monuments d'exception, tel est le projet du livre de Marc Perelman.   

Les faveurs un peu superficielles d’un certain type de regard sur l’architecture aboutissent, certes, à la publication de très belles photographies. Il n’est pas certain, cependant, que le public en soit mieux informé sur les réalités que recouvrent les lieux et les formes. Il est cantonné à la contemplation de vues calculées et de descriptions plus ou moins lyriques d’édifices. S’agissant pourtant d’architecture et d’urbanisme, et a fortiori de lieux majeurs ayant marqué l’histoire de nos sociétés – voire les ayant fondées, si l’on suit les travaux de Michel Foucault (prison, hôpital, asile) ou ceux de Félix Guattari (ville, quartier, rue) –, on ne saurait se limiter à cela, si on le peut vraiment pour tous les autres lieux. 

Les stades, par exemple, ne sont pas uniquement dévolus au rôle de cadres spatiaux destinés à des activités indifférentes : recevoir du public, assurer des locaux pour des compétitions sportives... Marc Perelman s’est fait, depuis longtemps, une spécialité de l’analyse du rapport forme/fonction les concernant. Il nous propose, dans son dernier ouvrage, une synthèse étayée et illustrée de ses travaux consacrés à l’idée selon laquelle le stade n’est pas un réceptacle neutre ou un espace innocent. En fond de cette nouvelle exposition détaillée, la question : en quoi et comment l’architecture des stades agit-elle sur le comportement des individus ? Ceci pour aboutir à une conclusion qui n’a guère variée, quoique, ici, renouvelée : nous sommes entrés dans "l’ère des stades".

 

Mais ce n’est pas pour valoriser une sorte de rôle fonctionnel du stade, avantageux pour quelques pratiques sportives, que Perelman s’engage dans cette recherche. Bien au contraire, sa découverte propre préside largement à une série de débats. D’abord ceux qui portent sur la forme-stade : le stade est un édifice tout entier tourné vers un centre, vers le terrain ; ensuite ceux qui conduisent à la mise au jour, dans cette construction, du primat de la vue, selon la détermination d’une "vision centripète", d’une visualisation devenue optimum de chaque spectateur ; enfin, ceux qui rectifient notre compréhension du stade en la centrant sur la fonction d’encadrement des spectateurs, des athlètes et des téléspectateurs. En un mot, l’auteur fait valoir le concept de "dispositif stade". Par ce concept, il faut entendre la désignation d’une structure architecturale combinant un spectacle et une technologie dont la résultante donne un puissant phénomène de société.

 

La thèse a au moins l’avantage d’insister auprès de chacun sur l’idée selon laquelle l’architecture n’est, répétons-le, aucunement neutre. Elle fait partie de tous ces dispositifs spatiaux qui d’une manière ou d’une autre éduquent et modifient l’homme, sur le long terme. Aucun bâti ne se contente d’être le réceptacle d’une activité. De toute manière, il n’est pas de lieu sans effet. Il y a même dans toute architecture un projet de société. A cet égard, affirme Perelman, le stade est le microcosme de la société. De surcroît, revenant sur le propos de Marc Augé concernant les "non-lieux", l’auteur remarque que le stade n’en est pas un. Il ne relève pas de cette classification des lieux de passage. Il organise plutôt la stagnation des humains. Le stade est une structure stable, permanente et durable. Il participe à la mise en forme des rapports sociaux de notre société. Le stade est l’un des vecteurs majeurs d’une impulsion que la société se donne à elle-même.

 

Bien sûr, dans son ouvrage, l’auteur fait un sort à toutes les considérations largement répandues concernant les stades. Leur "origine" grecque 1 et la manière dont nous parlons de nous au travers de cette image fausse ; leur place dans la ville et la construction des légendes urbaines à son endroit, le stade fut-il toujours le stade ? ; la fonction de répression, soi-disant "exceptionnelle", des stades, revue et corrigée à travers l’analyse de leurs usages hitlériens et des images visibles dans les films de Leni Riefensthal... A chacun de ces lieux communs donc, l’auteur donne une réplique. De toute manière, le stade ne fut pas toujours le stade, si l’on aime conclure par des paradoxes.

 

Les lecteurs qui connaissent l’auteur savent qu’il a déjà publié de nombreux ouvrages sur ces questions, et parfois des ouvrages plus percutants et radicaux que celui-ci, plus ample et plus sobre à la fois. Précédemment, dans Le stade barbare, il avait pris le stade violemment à parti, lui contestant sa vocation sacrée 2. Cette publication fit l’objet de vives controverses, quoique des chercheurs se soient sentis appelés à suivre un auteur, déjà entouré (Jean-Marie Brohm...). Mais la présence publique de sa thèse n’a pas été engagée/répercutée. Dans cet ouvrage-ci, les démonstrations sont plus pertinentes, plus efficaces, et dans de nombreux cas moins mécaniques que dans des articles plus vifs publiés par l’auteur, parce que l’armature du livre est sans aucun doute mieux conçue. Montrer que la logique intrinsèque d’une certaine organisation du sport correspond à la mondialisation des masses par le sport a plus d’intérêt que l’exposition d’une sorte de nature intrinsèquement perverse du stade. Le lien avec les pratiques d’enfermement et de rétention en est plus efficacement mis au jour.

 

A cette considération générale portant sur la/les thèse(s) de l’auteur, il convient d’ajouter un mot sur l’ouvrage même. Accompagné d’une iconographie explicite, il donne un aperçu du propos qui soutient fort bien son exposition. Les photos (architectures, public, signes et publicités) n’y paraissent pas seulement sur le mode de l’illustration. Elles disent bien plus. Ajoutons dans le même ordre d’idée que le volume se conclut par une énumération des principales tragédies dans les stades, une bibliographie fournie, et un Index pour s’orienter aisément dans le propos.

 

Tout ceci, cependant, au terme d’une réflexion critique, ne saurait se terminer sans une proposition philosophique plus générale. En effet, ajoute l’auteur, le sport peut-il se passer de stade, d’idoles et de spectacle ? Pour l’heure, chacun identifie les deux : hors le stade point de sport ! Comme si le stade constituait le "lieu naturel" du sport ! Or, il y a là aveuglement sur la réalité du sport.

 

Encore le problème n’est-il pas entièrement circonscrit. Il est possible de prolonger la thèse de Perelman en deux sens différents.

 

D’une part, en revenant sur l’attribution récente de la Coupe du Monde de football au Qatar, non pour le pays en question uniquement (un petit pays, mais de solides capacités financières, et une diplomatie sportive qui vise à l’extraire des menaces de l’entourage immédiat, enfin l’intégration du monde arabe dans la mondialisation...), mais surtout pour observer comment la télévision est en puissance de constituer un "stade mondial" (Pascal Boniface, Libération, 21 janvier 2011, p. 24), en comptant, avec la désignation du Qatar, sur des heures d’émission avantageuses pour garantir une audience maximale.

 

D’autre part, en reprenant le dossier un peu laissé à l’abandon du spectateur de stade. Ne peut-on montrer/admettre que ce dernier n’est pas univoquement soumis à certaines formes et obligations qui s’imposeraient à lui dans toute la mesure de son incompétence ? Si on le peut, ne devient-il pas possible, simultanément, de consentir à penser l’existence d’un art du spectateur de stade. Cet art donnerait sans doute des gages suffisants pour assurer une figure de spectateur favorable aux meilleurs succès du dessein des jeux publics. En lui, le fait de multiples détournements ne l’emporterait pas sur le droit d’une subjectivation dans le cadre des stades ; pas plus qu’une soumission au principe de la consommation. Au passage, cela faciliterait sans doute la mise à l’écart des moralistes qui croient pouvoir résoudre les problèmes posés par certaines actions de spectateurs à coup de rappels à l’ordre et au bon ordre moral. Comme cela favoriserait le ralentissement de la mise en place des dispositifs sécuritaires dans les enceintes des lieux de spectacle (individualisation des places, calcul de pente maximale des gradins, définition des issues d’évacuation, engagement de stadiers...), à partir d’un discours très général sur le spectateur violent, bagarreur, raciste, xénophobe, voire meurtrier. Nous ne pourrions que nous en réjouir.

 

Tel nous paraît finalement le spectateur de stade – et ce n’est pas seulement celui des compétitions mondiales ou du modèle compétitif –, plus franchement complexe, voire contradictoire, que les images négatives ne le dessinent univoquement, certainement plus lucide qu’on ne le dit, et lui-même souvent atterré par les débordements spectaculaires sur lesquels se concentrent les médias. Les sociologues nous montrent que nous pourrions sans doute en dire autant des footballeurs 3.

 


rédacteur : Christian RUBY
Illustration : Flickr / bouyguesconstruction

Notes :
1 - le mythe originel de la Grèce qui ne parle pas uniquement des stades !
2 - notamment à l’époque de la Coupe du Monde de 1998
3 - cf. Stéphane Beaud, Traîtres à la nation ?, La Découverte, 2011
Titre du livre : L'ère des stades. Genèse et structure d'un espace historique
Auteur : Marc Perelman
Éditeur : Infolio
Collection : Archigraphy
Date de publication : 05/04/10
N° ISBN : 9782884745321