Parlez-vous le fou ? Oui, mais je ne le comprends pas
[jeudi 07 octobre 2010 - 10:00]
Philosophie
Couverture ouvrage
La Folie sans peine
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
128 pages
Un ouvrage divertissant, à la lecture duquel il est possible de glaner quelques graines philosophiques fécondes, sur le langage ou le lien entre folie et illusion comme tentative d'échapper au réel.

La folie sans peine est une réédition d’un livre aujourd’hui épuisé, autrefois paru sous la plume de Didier Raymond1 et ici remanié par Clément Rosset. Un petit livre à quatre mains donc (un philosophe, un psychologue), accompagné d’illustrations inédites de Jean-Charles Fitoussi. Le livre fait partie d’une série de rééditions récentes de « petits » ouvrages de Clément Rosset, plus ou moins sérieux, épuisés et parfois oubliés2. Il faut ici mentionner une microscopique polémique qui eut lieu il y a quelques années au sujet de ce livre. Elle est rétrospectivement fort amusante. A l’époque, le responsable d’un blog s’était intéressé à Didier Raymond et s’était demandé s’il ne s’agissait pas en réalité d’un pseudonyme de Clément Rosset. Didier Raymond est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment sur Schopenhauer et sur Mozart, et il lui arrive de citer Rosset. Il n’est pas insensé d’y relever quelque influence. Difficile en outre de trouver des informations sur Didier Raymond. La thèse du pseudonyme avait de quoi séduire et il faut bien dire que Clément Rosset était bien capable d’écrire une Folie sans peine (il a bien écrit un Précis de philosophie moderne, sorte de pastiche de manuel de philosophie, récemment reparu aux PUF dans la même collection). Aux dires de Clément Rosset lui-même à qui j’avais à l’époque posé la question, Didier Raymond existait bien et les deux auteurs, pour amis qu’ils étaient, n’en était pas pour autant identiques. Pas de double à l’horizon, nous étions rassurés.

Voilà alors que La folie sans peine reparaît dans une « nouvelle version, totalement remaniée » (p. 7) et que Clément Rosset en devient peut-être l’auteur principal, faute d’en être l’auteur original. Il sera difficile de faire la part des modifications apportées par l’un ou par l’autre, et de comparer cette version à la version originale, aujourd’hui introuvable. Le livre se présente comme un manuel inspiré des méthodes Assimil, entre le pastiche et les exercices de style façon Oulipo. Le titre lui-même est peut-être inspiré de La logique sans peine de Lewis Carroll. Il s’agit ici d’aider le débutant à s’initier aux langages des « fous ». La thèse des auteurs (apparemment anodine puisqu’elle a pour suite un simple pastiche) est que les « les différentes formes de désordre mental » (p. 9) sont autant de langages (et non pas, comme aurait dit Lacan, structurées comme des langages). D’où l’intérêt d’une méthode pour tenter de converser avec les malades ou au moins de les comprendre. Mais le principe même d’une telle méthode se heurte à la thèse de départ. Car si les pathologies sont autant de langages différents, il se peut qu’aucune conversation ni traduction naturelle ne soit possible. Plus modestement, le reste de l’ouvrage parlera plus volontiers de dialectes, la thèse devenant alors que la folie est « affaire de langage » et qu’à chaque pathologie correspond un dialecte particulier. J’y reviendrai.

Le principe est simple : la méthode est construite en neuf leçons thématiques réparties chronologiquement sur le thème d’un voyage (douane, taxi, arrivée à l’hôtel, restaurant, promenade, zoo, bateau-mouche, médecin, départ — des situations typiques pour le lecteur de la méthode Assimil). Dix types de malades mentaux ou caractères pathologiques sont recensés (sans aucune prétention à l’exhaustivité ni même, précisons-le tout de même, à la scientificité) : hystérique, paranoïaque, obsessionnel, dépressif, maniaco-dépressif, phobique, mélancolique, érotomaniaque, narcissique, pervers. A chaque leçon chaque fou répond (page de droite) aux quatre mêmes questions (page de gauche), propres à la leçon, de conversation ordinaire. Le but (du jeu) est d’apprendre, après avoir potassé le manuel, à répondre aux questions comme y aurait répondu le fou lui-même, en cachant la page de droite. Les réponses fournies par les auteurs sont ponctuées de notes apportant au lecteur explicitations, nuances et références littéraires (on reconnaît là l’art rossétien de la citation bien trouvée), qui permettent de mieux saisir le caractère du fou en question.


Du pastiche à la philosophie

La teneur philosophique de La folie sans peine est à première vue bien maigre. C’est qu’elle n’est pas à chercher dans le contenu directement lisible de l’ouvrage mais dans sa structure. Il y a une lecture superficielle, parfaitement plaisante et suffisante, et une lecture souterraine de cette méthode. Le premier effet de structure est de parvenir à faire de la pathologie un langage. L’unité du sens, on le sait, ne se situe pas au niveau des mots mais de la proposition, elle-même dépendante du discours (de son contexte, de son ordre, des interlocuteurs en présence). D’où une chronologie des leçons, établissant une narrativité (en particulier dans les cas de l’hystérique, de l’érotomane et du maniaco-dépressif), le caractère s’enrichissant à chaque nouvelle leçon. Rien que de très banal, répondra-t-on. C’est vrai, il ne s’agit là, au mieux, que d’un utile rappel sur le fonctionnement du langage. Reste que le pastiche d’une méthode et cet effet de structure invitent à appréhender le dialecte psychiatrique comme de moins en moins pathologique. Il n’est, peut-on se dire, qu’une forme parmi d’autres de langage (celle d’une forme parmi d’autres de psychologie). Cet ensemble disparate de jeux de langage, au sens de Wittgenstein, ne serait au bout du compte qu’un ensemble de variations sur le thème d’une folie, commune, que nous partagerions tous plus ou moins, exprimée à travers un langage que nous comprendrions tous plus ou moins.

Il est à cet égard remarquable que les diverses folies apparaissent comme autant de formes d’illusion (et d’évasion), sujet de prédilection de Clément Rosset (dont il ne pense justement pas qu’elle ne concerne que les fous). Au sujet du choix hystérique par exemple, il est noté qu’il « désire toujours et à la fois toutes choses et aucune chose. » En la personne de l’hystérique on reconnaît sans peine une figure du désir illusoire (et désir d’illusion) : « une des clefs du langage hystérique consiste à systématiquement s’assigner des buts irréalisables ou contradictoires ; d’où la déception (et la colère) hystérique dès que se profile la menace d’une satisfaction possible » (p. 81). Ce personnage savoureux3, typiquement rossétien, fait évidemment écho au cliché de l’hystérique (il s’agit d’une femme) et le thème du désir aux cas freudiens. Mais qu’il s’agisse d’une pathologie cliché renforce en réalité le caractère commun de la folie en question.


De l’illusion à l’incompréhension

Il y a un deuxième effet de structure de la méthode : aucun fou n’est capable de comprendre l’autre. Il s’agit de types de langages, non de langages privés, qui, quoiqu’ils soient exprimés dans une même langue, ne parlent pas pour ainsi dire le même langage. Ce n’est plus le langage qui est structuré par la folie mais celle-ci qui est elle-même un langage, ou un jeu de langage particulier, dans lequel certaines expressions ont un usage alors qu’elles n’en ont pas dans celui de l’interlocuteur. Il n’est plus question de sens mais d’usages, le fou ne cherche pas tant à dire quelque chose qu’à vivre sa folie en le disant4. Il est possible de ne pas appliquer à l’ouvrage cette lecture grossièrement wittgensteinienne. Seulement, il est difficile d’ignorer l’admiration proclamée de Clément Rosset pour Wittgenstein et la caractérisation initiale des formes de désordre mental comme autant de langages5.

Une telle lecture souterraine rend l’idée d’une « méthode » d’autant plus parodique : il n’est bien sûr pas question d’apprendre à parler « fou », ou, plus précisément, paranoïaque, hystérique ou narcissique. Dès le départ il est clair, mais la force du pastiche est de le faire oublier, qu’il est impossible de se comprendre entre fous. Si l’on prend en outre la sage précaution de ne pas croire à ces types de fous, sinon dans la caricature ou le langage courant, ne reste de la méthode que le constat de la pluralité des jeux de langage. Constitués par leurs propres règles internes, incarnés dans l’usage, et peu ou prou étanches les uns aux autres, ces jeux sont autant de prétexte à l’amusement — même si, au bout du compte, on n’y comprend plus rien6.


Du texte à l’image et vice-versa

Les amusants dessins de Jean-Charles Fitoussi contribuent à un troisième effet de structure. L’ordre de succession de ces étapes est chronologique. La juxtaposition de divers dialectes est elle-même un élément constitutif d’une histoire que les dessins nous invitent à imaginer. Tous les fous semblent susceptibles de se croiser au cours du même voyage. Les dessins (malheureusement trop rares) représentent des interactions, souvent désopilantes lorsqu’on les imagine (et qu’on ne prend pas la chose trop au sérieux). Mais cet indice pictural d’une probable interaction ponctuelle de fous (ou de fous et d’infirmiers)  suggère une interprétation que ni les consignes ni le texte du manuel n’encouragent de prime abord : certains dialogues auraient lieu entre fous et tous auraient en fait lieu à l’hôpital psychiatrique. A supposer donc que les dessins illustrent les situations dialoguées, il n’y aurait là que dialogues de fous, sinon de sourds, chaque fou se croyant dans une situation naturelle et non à l’hôpital.


La folie sans peine ne constitue pas un véritable ouvrage de philosophie et n’y prétend guère. Le livre est divertissant, se lit rapidement et n’est pas plus contestable qu’il est sérieux. Il peut à ce titre décevoir. Néanmoins les auteurs disséminent ça et là dans quelques notes des pensées dont les amateurs reconnaîtront la teneur rossétienne (ou raymondienne…), notamment cette insistance sur le lien entre certaines formes de folie et l’illusion, comme tentative d’échapper au réel par divers stratagèmes7. Le lecteur pourra remarquer qu’à chaque forme de folie correspond une insatisfaction caractéristique à l’égard de ce réel (et pas seulement chez le dépressif), qui est le plus souvent la cause de l’illusion et que l’incapacité de répondre aux questions avec à-propos vient traduire de façon remarquable. Il n’est donc pas impossible de glaner dans La folie sans peine quelques graines philosophiques fécondes.



rédacteur : Nicolas DELON

Notes :
1 - La folie sans peine, Seuil, 1991
2 - le désopilant Précis de philosophie moderne (Ecrits satiriques 1), PUF, 2008 (en 1968 sous le pseudonyme de Roboald Marcas) ; Une passion homicide, PUF, 2008 ; et l’on peut s’attendre à une réédition des brillantes Matinées structuralistes, Robert Laffont, 1969
3 - Au restaurant (p. 80-81) : « 1) — Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? — Vous n’avez rien d’autre ? 2) — Que désirez-vous boire ? — Tout ce que vous voudrez, mais rien de liquide. 3) — Tout se passe bien ? — Malheureusement oui. 4) Fromage ou dessert ? — Désir et fromage. »
4 - « Le fou, qui n’a pas toujours grand-chose à dire, a en revanche toujours de quoi répondre » (p. 61).
5 - Clément Rosset n’a pratiquement rien écrit sur Wittgenstein en dépit de cette admiration, l’exception étant un petit chapitre, d’ailleurs perspicace, du Démon de la tautologie, Minuit, 1991.
6 - dans le petit texte consacré à Wittgenstein mentionné plus haut Clément Rosset rapporte l’anecdote, qu’il tenait de Deleuze, d’un doctorant à qui, au terme de sa soutenance, le jury avait demandé s’il parlait allemand. Le candidat, épuisé, aurait répondu qu’il le parlait bien sûr très bien mais qu’il ne le comprenait pas ! Si cette réponse étourdie aurait fait sourire un psychanalyste, elle illustrait selon Rosset la conception même du langage de Wittgenstein : nous le parlons en vertu de règles que nous avons apprises sans le savoir et, à proprement parler, nous ne comprenons pas ce que nous faisons en le parlant.
7 - Ainsi le pervers est dit jouir « d’une extraterritorialité imaginaire qui lui fait évacuer le réel » (p. 55).
Titre du livre : La Folie sans peine
Auteur : Clément Rosset, Didier Raymond
Éditeur : Presses universitaires de France (PUF)
Collection : Perspectives critiques
Date de publication : 07/04/10
N° ISBN : 2130581013