Des villes médiévales qui ne sont pas sans faire penser aux actuelles politiques urbaines...
[lundi 29 juin 2009 - 10:00]
Histoire
Couverture ouvrage
Les villes vivantes: Italie XIIIe-XVe siècle
Éditeur : Fayard
477 pages
Enfin, parmi tant de livres inutiles, un livre neuf, riche et fin des ses analyses.

La grande médiéviste de la Sorbonne, éminente spécialiste de l’Italie et particulièrement de Venise à laquelle elle a consacré sa thèse remarquable et remarquée (1992), nous donne aujourd’hui, grâce à vingt ans de recherches, un livre très neuf qui rompt délibérément avec la tradition. L’historiographie des villes d’Italie du Nord et du Centre est certes riche, encore que la contribution des historiens français ait été tardive et longtemps modeste : le premier chapitre rappelle avec bonheur le rôle pionnier de Sismondi et de Quinet, puis celui des Annales, en dépit de leur intérêt peut-être trop exclusif pour l’économie et les marchands1, et évoque, in fine, le temps de ces grandes monographies qui furent autant de célèbres « portraits de villes » (Florence, Ferrare, Gènes, Arezzo, et Venise), ou de régions (le Latium et la Sabine de Pierre Toubert, les Pouilles de Jean-Marie Martin, et, plus récemment, les campagnes lombardes de François Menant, etc.).


Faut-il vraiment parler, à propos de l’histoire urbaine italienne et des historiens français, d’un « rendez-vous manqué » ? L’auteure a certes raison de rappeler que ces derniers préférèrent longtemps s’intéresser à Naples et à la papauté. Mais cette  fois, c’est bien de Florence et Venise, de Bologne et Milan, de Rome, Sienne, Pérouse et Trévise qu’il est question, autant de « villes vivantes ». C’est ici l’épithète qui est importante. En effet, l’historienne ne s’attache pas tant à décrire, comme cela a été si souvent fait et bien fait, la topographie, la société, la vie politique, les monuments des villes, mais à montrer celles-ci aux prises avec leur milieu – particulièrement hostile dans le cas de Venise –, avec les menaces naturelles, l’eau, le feu, l’insalubrité, l’hygiène défaillante. Elle tente d’en capter la respiration, les variations démographiques, les phases de l’économie. Enfin, elle nous les montre « au travail », perpétuellement en chantiers, et quels chantiers! Urbanisme, habitat, environnement, propriété, régimes successoraux : autant d’« objets historiques » chargés pour nous de résonances actuelles, qui justifiaient bien un questionnement nouveau, un regard neuf, une méthodologie renouvellée.


Tout au long de ces dix-sept chapitres, c’est bien entendu Venise qui fournit souvent à Élisabeth Crouzet-Pavan l’essentiel de sa documentation et de ses développements. La cité est au cœur de presque tous les chapitres. C’est donc surtout pour s’offrir un point de vue comparatiste que l’auteure cherche équivalences ou différences ailleurs, à Florence, à Pise, à Bologne, ou à Milan. Dans un bref chapitre historiographique (« L’invention de Venise »), elle rappelle fort justement les deux fictions originelles sur lesquelles repose cette  « histoire reconstruite » de la cité de la lagune2 : la double fondation d’une Venise choisissant dès l’origine l’aventure maritime et dont la tardive réorientation vers la Terre Ferme aurait signifié déclin puis disparition ; et la soi-disant primauté originelle du Rialto, autre thèse tronquée.

Suivent, dans la deuxième partie intitulée « Écosystèmes de la cité », trois chapitres dans lesquels E. Crouzet-Pavan s’efforce, malgré un dossier documentaire modeste (en dépit des fouilles de Torcello qu’elle connaît bien), de refaire l’histoire de ces « premières Venise perdues »3, des premiers castra (Grado, Olivolo, Cavarzere), avant le transfert de la « capitale » de ces premiers noyaux de peuplement de Malamocco vers l’îlot central de Rialto, en 810. Elle insiste ensuite sur « l’hostilité du site » (chapitre IV) , montée des eaux et risques de submersion, et sur l’effort des hommes pour lutter contre – précoce, jamais définitif, toujours renouvellé.


On en vient alors à « la ville en chantiers »: incessants travaux d’hydraulique, d’urbanisme  (pavement des rues, construction de ponts), toujours en vue certes du « commun profit » (l’intérêt public), mais non sans arrière-pensées politiques. Les acteurs ? Au début, souvent les monastères et les propriétés ecclésiastiques, vite relayés, pourtant, par la puissance publique. Partout, à Pise, Lodi, Bergame, Orvieto, Plaisance, mais surtout à Bologne et à Parme, à Vérone et Vicence, à Ferrare, c’est l’époque du « dégagement d’espaces publics »4, à savoir les places, les palais, les marchés, vers lesquels convergent ou divergent les voies nouvelles. Une « nouvelle polarisation de l’espace » est en train de naître, et avec elle « une mise en représentation de la ville »5, dans laquelle « la part du symbolique est considérable, et des préoccupations esthétiques nouvelles, le souci du beau »5.


Les trois chapitres qui suivent, inclus dans la IVe partie intitulée « Risques et nuisances : apprentissages et négociations », abordent, surtout dans le cadre vénitien, la lutte contre le feu. À Venise, les stocks de bois sont partout, dans les maisons, à l’Arsenal surtout et dans nombre d’ateliers. Résultat : la ville brûle, ou du moins nombre de ses quartiers, en 976, 1106, 1311, 1317, 1331, 1341, 1483, 1504, etc. L’historienne relate également ce combat progressif contre l’absence d’hygiène, l’insalubrité de l’air, ou la corruption des denrées alimentaires.


Les chapitres XII à XIV nous montrent « la ville au travail ». L’auteure propose d’abord une chronologie révisée de la croissance (deux phases d’apogée : dans la première moitié du XIIIe siècle, puis durant le premier tiers du XVe siècle, avec, entre les deux moments, une phase de transition difficile (due aux guerres et à la peste), puis présente les métiers de la ville (là encore, marchands et banquiers ont longtemps éclipsé l’artisanat), le contrôle exercé sur eux (les arts, les scuole). Elle fait un sort tout particulier aux métiers du verre qui ont fait la réputation de la ville, à Torcello et à Murano, mais aussi à l’Arsenal, « première concentration industrielle du temps ». Mis en appétit, on aurait souhaité des pages identiques sur la soierie, les cuirs et les fourrures, les épices, drogues et parfums, et même sur les débuts de l’édition à l’aube de la Renaissance.

La VIe et dernière partie nous ramène à l’histoire sociale, avec, d’abord, une étude très neuve du marché de l’immobilier, aux formes juridiques de la propriété, à l’évolution des loyers, à la typologie des investisseurs et des investissements. Il y a là de précieuses remarques sur les structures et les modes de gestion des patrimoines, le statut des biens, l’évolution des revenus, les régimes successoraux (les femmes sont exclues, mais les collatéraux pas toujours, car l’essentiel est de conserver « l’enracinement spatial d’une lignée »4), le tout appuyé sur des exemples précis (la fraterna de Luca et Andrea Verdamin, dans les années 1428-1442). Il y a là les pages parfois un peu difficiles, mais ô combien fécondes du livre.


Les deux derniers chapitres sont consacrés à « la difficile histoire des affects » (la femme et l’enfant, le mariage, la famille, amour et amitié), aux « lieux du vivre ensemble » comme les places (de la cathédrale, de la commune, ou du marché, voire des exécutions et des jeux), et aux moments d’intense sociabilité (processions et fêtes, généralement masculines, même si les Douze Maries et le Carnaval font exception). Sur ces derniers aspects de la vie sociale, on reste un peu sur sa faim. Bien sûr, l’histoire « des mentalités » n’est plus de mode. Il faudra donc chercher ailleurs les analyses sur la pallio, le carnabal ou les « noces du Doge et de la mer ».


Qu’importe, les apports du livre sont ailleurs, on l’a compris : nouveauté du regard et des méthodes, finesse des analyses, ouverture vers des découvertes futures. Enfin, parmi tant de livres inutiles, répétitifs, un livre neuf, riche, une vraie provocation, y compris, pour peu qu’on le veuille bien, sur les interrogations et les problèmes qui sont les nôtres, aussi complexes que ceux de cette fin du Moyen Age.



rédacteur : Jean G. THIELLAY, Critique à nonfiction.fr
Illustration : lokiane / Flickr.com

Notes :
1 - voir, à ce titre, l’ouvrage de référence d’Yves Renouard, Les hommes d’affaires italiens du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1949
2 - Élisabeth Crouzet-Pavan, Les villes vivantes : Italie, XIIe-XVe, Paris, Fayard, 2009, p. 47
3 - Ibid., p. 65
4 - Ibid., p. 134
5 - Ibid., p. 150
6 - Ibid., p. 150
7 - Ibid., p. 134
Titre du livre : Les villes vivantes: Italie XIIIe-XVe siècle
Auteur : Elisabeth Crouzet-Pavan
Éditeur : Fayard
Collection : Littérature Générale
Date de publication : 01/04/09
N° ISBN : 2213642656