Observation participante au marathon de Paris
[lundi 06 avril 2009 - 14:30]

Non, ce n’était pas une fiction.

Il y avait celui qui était concentré sur ses idées, dans le métro à 7h du matin, engoncé dans un sac poubelle en guise de manteau, prêt à s’en défaire à 8h40, cinq minutes avant le départ.

Il y avait celui qui prônait, à qui veut l’entendre, le dépassement… qui faisait l’éloge de la volonté – “quand on veut on peut” – et qui est tombé dans le mur. Le marathon comme leçon d’humilité.

Il y avait d’ailleurs celui qui a appris à ses dépends le sens de ce mot, “mur”, en course à pied, pour désigner le lieu, souvent entre le 30ème et le 35ème kilomètre, où le corps n’en peut plus. Face au mur, le coureur s’arrête, tel le petit lapin de notre enfance, celui qui n’avait pas les bonnes piles pour continuer à battre son tambour, et dont on a enfin trouvé le nom, Sisyphe.

Plus en forme, il y avait celui qui en avait encore “sous la semelle”, selon le jargon des coureurs. De façon extraordinaire, il tirait maintenant profit de sa lecture du livre d’Isabelle Queval, S’accomplir ou se dépasser, essai sur le sport contemporain, (Gallimard, 2004). Déversant habilement quelques endorphines sur ses récepteurs opiacés, il se rapprochait asymptotiquement de son accomplissement, sans bien sûr jamais l’atteindre.

À côté de lui, il y avait quelques femmes : 16,5% de marathoniennes à Paris, participation féminine pas si négligeable que ça, comparée à d'autres sports populaires comme le foot, le rugby ou le vélo. L'une d'entre elles s’était spécialisée en sociologie urbaine. Adepte naïve de l’observation participante, elle notait qu’au moment du mur, il se trouvait dans le quartier le plus bourgeois de Paris, le seizième arrondissement. L’animation faisait cruellement défaut et l’indifférence des autochtones devenait presque désagréable. Pour ces gens-là, comme aurait chanté Brel, la promenade du beau-caniche-à-mémé, c’est sacré ! “Et tous ces étrangers [29%] qui nous empêchent de sortir la BM !”

Il y avait celui qui avait lu dans la foulée (!) Courir de Jean Echenoz (Ed. Minuit 2008), sur le mythe Zatopek - “Si tu veux courir, cours un kilomètre. Si tu veux changer ta vie, cours un marathon”) - puis le livre de Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond (Belfond, 2009). Il s’était senti attirée par l’expérience, voire l’Expérience.

Il y avait bien sûr tous ceux qui se délectaient déjà du repas au restaurant d’entreprise, lundi midi. “Oui je l’ai fait, jusqu’à la fin, I did it”. Parmi ceux-là, redevenus de grands enfants, il y en aurait même qui garderaient leur médaille au boulot. Le marathon a ceci de fascinant qu’alors qu’il ne nécessite qu’une paire de bonnes chaussures, il fait partie des sports extrêmes. Pas besoin de faire le zouave sur les glaciers ou de descendre l’Amazone sur un canoë, “nous sommes tous des héros”, une fois passée la ligne d’arrivée. Même celui qui finit en 5h30 et qui a marché la plupart du temps ? Il a bien son compte, 42195 mètres.

Il y avait certes ceux qui visaient le chrono, qui avaient pu justifier par exemple d’un dossard “préférentiel”, juste derrière l’élite. Ceux-là enregistraient leur temps à chaque kilomètre, mais cela ne les empêchait pas, comme les autres, de se donner des conseils, de s’épauler, de se repasser les bouteilles d’eau. Ceux-là ne voient pas de paradoxe entre la pratique du marathon et la sociologie critique du sport, telle qu’elle se pratique dans la revue Quel sport ?

Il y avait tous ceux qui ressentaient le frisson des grandes manifs. “Tous ensemble, tous ensemble, Yeah !”. Tant que les manifs se cantonneront à Bastille-Nation-par-la-Bastille, il faudra venir courir pour voir les Champs-Elysées noirs de monde ! Et existe-t-il un autre sport où la même épreuve réunit les meilleurs athlètes (Kényans/Ethiopiens), avec le joggeur du dimanche qui a réussi à s’entraîner assez pour passer sous la barre des 5 heures ?

Il y avait aussi celles et ceux qui s’étaient délectés de la lecture de “‘Courez pour gagner’ : la course à pied selon saint Paul”, par Denis Moreau, dans le livre qu’il venait de publier (Vrin, 2009) avec Pascal Taranto, intitulé Activité physique et exercices spirituels. Saint-Paul marathonien ? Qui l’eut cru ! Les passages sur l’anti-dolorisme (la souffrance comme moyen et non comme fin) l’avait aidé pendant ce long hiver, pour les séances d’entraînement. Le marathonien n’est-il pas fondamentalement un ascète et le marathon ne constitue-t-il pas la catharsis lui permettant de purger ses passions ?

Il y a toutes celles et ceux à qui les collègues de boulot demanderont ensuite “Et t’as fait aussi le marathon de New York ?”, sur le ton de celui qui veut poser une colle et connaît ses classiques, New York étant devenu la Mecque pour les néophytes de la course à pied.

Bien sûr, il y a aussi celui que j’ai vu avaler des cachets en cours de route. Magnésium ? ”Compléments alimentaires ?” On ne le saura jamais. C’est comme cette coureuse, tout à fait amateur, que j’ai vu se piquer la veille du marathon de Barcelone. Du fer et des compléments, me disait-elle… Il faut dire que personne ne cours sans son gel, parfois appelé “coup de fouet”. On prend bien de l’eau (nécessité vitale), il faut bien aussi un peu de sucres pour faire carburer la machine. Moreau et Taranto ont justement publié quelques pages sur la pensée de Bergson, définissant l’homme comme animal sportif…

Il y avait celles et ceux qui s’étaient émerveillés de découvrir une nouvelle communauté, avec ses usages et ses codes, notamment linguistiques. Bien affûtés et asséchés, ayant taillé dans le bois dur, ils s’étaient arrêtés pour faire du jus et, passant les kils, ils montaient des coureurs. Autrement dit,  s’étant entraînés de façon intensive et ayant perdu quelques kilos, ils avaient accumulé des forces avant la compétition et à présent, kilomètre après kilomètre, ils dépassaient d’autres coureurs.

Il y avait encore ceux qui répondaient dans leur tête et dans leur corps, à la question “pourquoi courir un marathon ?”. Pose-t-on la même question à un peintre qui tous les jours s’atèle à sa toile ? À un musicien qui s’exerce avec la même régularité qu’un coureur ? Non, il semblerait que les passions artistiques soient des passions plus nobles, mieux reconnues. Dans la pratique du marathon, il peut y avoir la passion de l’effort, le plaisir d’exercer le contrôle de l’esprit sur le corps, de se sentir en harmonie avec la nature, tout en exerçant une certaine maîtrise de soi. Le marathon comme une technique de soi, dans le sens foucaldien que développent aujourd’hui les philosophes d’Ars industrialis (Bernard Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008)

Enfin, il y avait aussi tous ceux qui ont voulu s’inscrire et qui ont lu sur le site “Depuis le 18 novembre 2008, les inscriptions sont closes pour le Marathon de Paris 2009”, lorsque le nombre maximum de 37000 inscrits a été atteint. Ceux-là seront étonnés, comme les coureurs, du peu d’écho du marathon dans les médias, au-delà de des résultats des trois ou cinq meilleurs temps, et d'une mention spéciale pour le fait que le record de l'épreuve a été battu. C’est vrai, il n’y a pas autant d'argent en jeu que dans le football.

Avec eux tous, je peux le dire à mon tour : “j’y étais !”.



 



rédacteur : Jérôme SEGAL, Critique à nonfiction.fr
Illustration : looking4poetry / Flickr.com