Le Jadis, le Naguère et le Maintenant
[lundi 30 juin 2008 - 15:30]
Philosophie
Couverture ouvrage
Petit Panthéon portatif
Éditeur : La Fabrique
160 pages
A. Badiou rend hommage aux grands philosophes disparus de ces dernières années et défend à travers eux l'existence philosophique.

On imagine assez mal Alain Badiou céder à la tradition de déploration de ce "moment philosophique des années 1960", selon l’expression de Frédéric Worms – et ajouter son témoignage à la longue série des textes consacrés à cet âge d’or de la philosophie française. Il y a dans le Petit Panthéon portatif le "PPP" des Petits Poèmes en prose de Baudelaire ; il y en a parfois aussi le ton, le pessimisme à l’égard du présent, – le spleen. De courts textes, hommages à de grands penseurs disparus, dits ou publiés à l’occasion de leur mort ou d’un anniversaire de leur mort, composent ce livre qui  était destiné au départ, à en croire Alain Badiou, à porter le titre d’ "Oraisons funèbres". Un genre difficilement maniable que celui-là, jamais immunisé contre l’insipide tendance à faire briller les morts pour mieux critiquer les vivants… Un critique malveillant aurait beau jeu de mettre en valeur la mélancolie de ce dernier témoin, avec Lévi-Strauss et quelques autres, de ce nouvel âge d’or de la philosophie : "Maintenant, c'est nous qui sommes les vieux. Alors nous… Qui, nous ? Eh bien, cela veut très précisément dire, nous qui avons été les disciples immédiats de ceux qui ont disparu. Nous qui avions, dans ces années-là, de 1963 à 1968, entre vingt et trente ans, nous qui suivions avec passion les leçons de ces maîtres, nous qui au fil de leur vieillesse sommes devenus les anciens. Les anciens non pas au même titre qu’eux, puisqu’ils étaient la signature du moment dont je parle, et que le moment actuel, sans doute, ne mérite aucune signature."1

Ces quelques remarques seraient sans doute, dans un autre contexte, et pour un autre auteur, des reproches. Mais c'est compter sans la plume puissante et l’extrême lucidité philosophique de celui qui demeure aujourd’hui l’un des garants les plus inébranlables de cette "signature du moment actuel". Le Petit Panthéon portatif est à coup sûr un des grands livres de l’année, et on ne saurait trop en recommander la lecture : à quiconque s’intéresse à Althusser, Borreil, Canguilhem, Cavaillès, Châtelet, Deleuze, Derrida, Foucault, Hyppolite, Lacan, Lacoue-Labarthe, Lyotard, F. Proust, ou encore Sartre, pour les citer tous ; mais aussi à quiconque rejette le jugement réducteur d’Alain Renaut et Luc Ferry sur la "pensée 68" dont ce mois de Mai 2008 nous a sans cesse rappelé, dans chaque vitrine de librairie et dans tous les journaux, aussi bien "l’actualité" (comme il est de bon goût de dire aujourd’hui) c'est-à-dire la prégnance dans la pensée contemporaine, que la distance qui, irréductiblement, nous en sépare ; – enfin, à quiconque s’intéresse, en général, à la philosophie, et pense encore, comme Platon déjà, que celle-ci ne peut être détachée, ni de l’éthique, ni de la politique, et qu’un philosophe qui dégage sa pensée de ces implications extra-philosophiques n’est pas authentique, – qu’un philosophe, enfin, renie sa propre essence s’il n’est pas de part en part traversé par une certaine authenticité, pour autant que l’on puisse employer cette expression en dehors de son contexte heideggérien.


Unité et Pluralité

 C'est parce qu’ils incarnaient, chacun à leur manière, avec une extrême diversité, cette "authenticité" philosophique (eux qui étaient encore à la recherche de cette sophia des Anciens) que ces philosophes ont été jugés dignes d’entrer dans ce "petit Panthéon". Chacun à leur manière, ils constituent aux yeux d’Alain Badiou, bien plus que des "modèles", – de véritables exempla pour ceux qui, aujourd’hui, ont "entre vingt et trente ans", et qui n’ont pas connu ces maîtres. "Je convoque mes amis les philosophes disparus comme témoins à charge du procès intenté par l’Infini aux falsificateurs. Ils viennent dire, par le truchement de la voix qui prononce leur éloge, que l’impératif du matérialisme démocratique contemporain, ‘Vis sans Idée’, est à la fois vil et inconsistant."

Il faudrait citer dans son ensemble la remarquable "Ouverture" de l’ouvrage, pour rassurer les adeptes que les quelques phrases nostalgiques du livre auraient conduits à imaginer un Badiou assagi dans sa position de témoin, pour ne pas dire de "vieux sage". Derrière ces hommages au contraire, derrière ces réconciliations posthumes avec, parfois, de vieux ennemis2, c'est un Badiou toujours profondément militant et insoumis qui s’exprime. Mettre la puissance de la pensée, le sérieux et la rigueur au service de la praxis socio-politique – si telle est la maxime que ce petit Panthéon nous invite à retenir, on ne peut que saluer le brio et la densité avec lesquelles Alain Badiou lui-même répond à cet appel.

Il y a, à coup sûr, dans ces textes, du militantisme. Mais celui-ci n’est pas destiné à promouvoir une chapelle : les références à Mao sont présentes, on ne saurait le nier, mais toujours indexées à un militantisme de plus grande envergure : celui qui, inlassablement à travers tous les textes, répète cet impératif tellement rebattu qu’on oublie maintenant de l’écouter – l’impératif qui impose au philosophe de s’engager dans le monde, de redescendre dans la caverne auprès des ombres, et de mener une existence traversée d’ "authenticité". La grande vertu de ce livre est de répéter sans honte et avec une grande force des vérités aussi simples et importantes que cet impératif, sans lequel la philosophie doit tout simplement renoncer à son essence – répéter tout simplement cet impératif d’engagement dont les erreurs de certains des philosophes cités (et les critiques de "la pensée 68") nous ont fait oublier qu’il définissait jadis une authenticité philosophique jugée par Badiou, aujourd’hui, en voie de disparition. Dans cette perspective, nous pouvons rassurer ceux que l’engagement politique d’Alain Badiou offusquerait (et qui redouteraient de lire les réflexions, sur cette question, d’un maoïste engagé), en insistant sur la neutralité relative de cet ouvrage : contrairement par exemple à De Quoi Sarkozy est-il le nom ?, on appréciera ici le ton assez "objectif" de l’auteur.

En un mot, on gagnera, en lisant ce livre, à mettre de côté ce que l’on peut savoir de son auteur, de son engagement, et même de sa philosophie. Ainsi, le penseur "des nombres et du nombre" joint à son éternel combat pour l’Infini un combat de circonstances contre les dangers de l’unité. C'est ce qui le rapproche ici particulièrement de son presque-ennemi ou presque-ami Deleuze. Ceux qui ont aimé le beau dialogue fictif entre ces deux auteurs qu’instituait le Deleuze, "La Clameur de l’être" de 1997 admireront tout autant l’hommage que le Petit Panthéon lui rend. On retrouve notamment dans ce livre (et non pas seulement dans l’article consacré à Deleuze) le subtil mélange d’anecdotes personnelles et de décortications philosophiques qu’on pouvait admirer dans le livre de 1997.

Si le Petit Panthéon peut être lu comme un manifeste de la pluralité, ce sera en premier lieu en tant qu’il dénonce, par sa forme même et tout au fil du texte, la notion même de "pensée 68". Osera-t-on, après avoir lu ce livre, après avoir été confronté aux contrastes entre ces personnalités, ces pensées, ces attitudes philosophiques, – osera-t-on encore porter un jugement réducteur sur le foisonnement intellectuel auquel Alain Badiou rend ici hommage ? Ces auteurs ont une unité, Badiou lui-même insiste sur ce point : ils avaient encore une fois en commun une certaine idée de la vie philosophique et de l’engagement au monde qu’elle implique. – Mais cette unité, l’ouvrage nous montre bien à quel point elle est secondaire, au regard de l’extrême diversité de ces figures, dont chaque article vise à dresser un croquis aussi individuant que possible.

L’important est de bien reconsidérer le rapport de l’unité à la pluralité ; c'est d’ailleurs entre autres leur participation à cette réflexion qui unit tous les auteurs convoqués dans le Petit Panthéon : chacun d’eux, à sa manière, a repensé les rapports de l’Un à la pluralité. N’est-ce pas là ladite "signature" de ce "moment philosophique des années 1960" ? Citons Sartre, citons encore Deleuze, Derrida, Lyotard… À leur façon, parfois de manière très détournée, ils ont élaboré une critique de l’Un englobant, de la fausse unité... Les uns ont critiqué l’intégration de l’individu dans le Grand Un (les marxistes), Lacan est "parti en guerre contre la consistance illusoire du Moi", Derrida s’est proposé de "déconstruire" toute unité…


Derrida, l’inexistance et le Petit Panthéon

On se devait de terminer cet éloge sur l’article qui nous a paru le plus abouti de l’ouvrage, et qui constitue certainement l’une des plus belles pages écrites sur Derrida. Une grande page de philosophie ! Badiou voit en Derrida "un courageux homme de paix". En cela consiste son authenticité. Ennemi des dichotomies établies, qu’elles soient philosophiques (l’être vs. l’étant) ou politiques (démocratie vs. totalitarisme ; Juif vs. Arabe dans le conflit israélo-palestinien), Derrida "déclasse les affaires classées". Ce que Derrida essaie d’atteindre, c'est le "point de fuite", ce moment infime où les distinctions ne sont pas encore distinctes, ou les dichotomies prennent source, où les conflits sont encore latents. Mais sa grande force, pourrait-on dire, pour rendre à notre tour hommage à Badiou, c'est de ne pas s’en tenir à la conception picturale du "point de fuite" et d’entendre en son sens le plus fort le terme "fuite". Le point de fuite est fuyant, il est à proprement parler insaisissable, puisqu’il ne relève ni de l’indistinction, ni de la distinction, ni de la confusion, ni de la différence, mais, on le sait, de la différance. Saisir la différance en tant que différance, tel est l’impossible effort de Derrida, – effort qui, dans le texte de Badiou, se métamorphose en une "chasse inversée" : redoutant par-dessus tout d’attraper l’animal mort, Derrida voudrait pouvoir l’attraper fuyant, attraper sa fuite elle-même…

Mais le propre de la fuite, et c'est bien là ce qui intéresse Derrida, et Alain Badiou avec lui, c'est qu’elle n’est ni dans l’être, ni dans le néant : elle in-existe. L’inexistant est la visée profonde de la philosophie de Derrida – il est au commencement et à l’aboutissement de sa pensée. Le point de fuite inexiste, les dichotomies, la différance inexiste : tout ce qui vaut la peine d’être dit est inexistant, non pas au sens où cela n’existerait pas, mais en tant que point de fuite, et qu’objet d’une chasse inversée. La classe ouvrière, précise encore Badiou, répondant ainsi au remarquable article sur Sartre quelques pages plus haut, inexiste elle aussi : "nous ne sommes rien, soyons tout", telle est la maxime de ce que nous appellerons, avec Badiou rendant hommage à Derrida, l’inexistance "avec un a". L’inexistance est le point de fuite : elle est ce que recherche pour toujours la philosophie de Derrida ; elle est également le point à partir duquel l’ensemble de cette pensée prend sens et vient se construire comme un tableau. On comprendra mieux et on respectera sans doute plus ce philosophe parfois obscur et déconcertant lorsqu’on aura lu ce petit article.

Mais l’inexistant, c'est aussi tout simplement la grande leçon du Petit Panthéon portatif : invitation à la lecture approfondie de ces penseurs à travers quelques croquis philosophiques, cet ouvrage essaie de saisir en eux ce qui est proprement insaisissable et fuyant. Or ce qui est l’inexistant de la philosophie, ce qui, dans la sophia, se situe avant la coupure entre le savoir et la sagesse, c'est l’authenticité. Allez au grand Panthéon, celui de la Montagne Sainte-Geneviève, vous y trouverez, non pas des "grands hommes" morts, mais la trace d’une inexistance : le souvenir de leurs actions. Lisez le Petit Panthéon portatif, vous y trouverez saisie, ou suggérée, l’inexistance philosophique par excellence – l’authenticité, qui n’est peut-être qu’un autre nom de la sophia.

 

* À lire également :

- Notre entretien avec Alain Badiou, réalisé par Bastien Engelbach, Frédéric Martel et Olivier Sécardin

- La critique du livre d'Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ? (Lignes), par Cynthia Fleury



rédacteur : Jean-Baptiste FOURNIER, critique à nonfiction.fr
Illustration : Aldor / flickr.com

Notes :
1 - cf. pp. 117-118, article sur Derrida.
2 - "Si quelques-uns furent des maîtres de ma jeunesse, d’aucun d’entre eux je ne dirai que, aujourd’hui, je le suis sans réserves dans sa construction. Je fus lié à certains par l’amitié, j’eus avec d’autres quelques querelles. Mais je suis heureux de dire ici que, face aux positions qu’on veut nous faire avaler aujourd’hui, ces quatorze philosophes morts, eh bien, je les aime tous. Oui, le les aime."
Titre du livre : Petit Panthéon portatif
Auteur : Alain Badiou
Éditeur : La Fabrique