nonfiction.fr : Quel est le rapport qu’entretient Commentaire à la politique ? Dans le premier numéro aucun homme politique n’apparaît dans le comité de patronage. Puis s’y ajoutent au fil du temps Jean Lecanuet, Valéry Giscard d’Estaing et puis, depuis un an ou deux, François Bayrou. Qui est à l’initiative de l’arrivée de ces personnalités centristes, ou de centre droit, et êtes-vous la revue intellectuelle des centristes ?

Jean-Claude Casanova : Non, nous ne sommes la revue de personne, nous sommes  la revue de nous-mêmes, si vous voulez, ceci dit sans présomption. Il faut insister sur deux choses simples : c’est que Commentaire appartient à la société Commentaire, que les actions de cette société sont réparties entre les 50 fondateurs de Commentaire, qui en sont donc les propriétaires, que tout actionnaire doit être accepté par les anciens et qu’aucune personne morale ne peut posséder ces actions qui d’ailleurs ne procurent aucun bénéfice et ne sont pas cessibles librement. Nous n’acceptons pas les subventions et nous sommes le plus souvent équilibrés dans nos comptes. Nous existons grâce à nos lecteurs et nos abonnés. Nous en sommes fiers et nous leur en sommes reconnaissants. Nous n’appartenons pas à un éditeur. Autrement dit, si nous avons envie de dire du mal ou du bien d’un livre et d’un éditeur nous le disons ; si nous avons envie de dire du mal ou du bien d’un homme politique, quelles que soient les fonctions qu’il occupe, nous le disons. Ça c’est le premier point.

Le deuxième point : les personnalités politiques appartenant au comité de patronage. À la création, Aron a été le professeur de Barre et de Giscard, donc il connaît bien les deux ; pour ma part je suis l’élève, le collègue, le collaborateur de Barre, je soutiens Giscard et je m’honore de son amitié. Mais, quand on créée la revue, pour les raisons que j’ai dites et qui n’ont rien à voir avec Barre et Giscard, même s’ils partagent nos idées et à l’époque nos inquiétudes, Giscard était président de la République, on n’allait pas demander à Giscard d’entrer au comité, Barre était Premier ministre, on n’allait pas demander à Barre d’en être ! En revanche, quand ils ont cessé leurs fonctions, ils ont été naturellement de cette revue, qu’ils lisent, et à la place d’honneur, puisqu'au comité de patronage figurent des hommes qui sont nos amis ou ont été ceux d’Aron, que nous estimons et qui nous estiment, à qui nous manifestons notre estime et qui acceptent de nous manifester la leur en figurant en page deux de couverture. J’ajoute que je suis corse et que dans mon pays nous affichons nos amitiés et que nous leur restons fidèles. Dois-je rappeler que Barre devait beaucoup à Liberté de l’esprit et qu’il m’a fait lire Preuves dans mon jeune âge. Giscard avait écrit dans Preuves, etc. Aron avait été le président du comité de soutien de Giscard en 74 et en 81, il  avait soutenu Lecanuet en 1965, moi aussi. Depuis il y a eu Bayrou. Bayrou a connu Commentaire au moment de sa création. Il travaillait à l’époque à France Forum, revue que dirigeait un professeur de philosophie qui s’appelait Etienne Borne, que nous aimions à Commentaire et qui était ami d’Aron. Bayrou est de notre famille depuis le début, il est, parmi nos premiers lecteurs, celui qui est devenu un homme politique important. Sa présence à notre comité traduit l’amitié que je lui porte et l’intérêt intellectuel qu’il nous porte.


nonfiction.fr : Est-ce que ça a froissé des personnes ? Est-ce qu’il y a eu un débat ?

Jean-Claude Casanova : Mais Barre est professeur des facultés de droit, Giscard est polytechnicien et inspecteur des finances, Lecanuet est agrégé de philosophie et Bayrou est agrégé de lettres classiques. Croyez vous qu’ils nous sont étrangers et que nous leur sommes étrangers ? Nous respectons les hommes politiques qui ont fait des études sérieuses, pour lesquels la vie intellectuelle est une réalité, et qui sont susceptibles d’écrire eux-mêmes. Nous ne publions pas les hommes politiques qui font écrire des nègres. Nous serions honorés que bien d’autres soient de notre comité : Balladur que j’admire beaucoup, Delors pour qui j’aurais volontiers voté, Fabius, esprit si distingué, Jospin dont j’aime l’intègre rigueur, Juppé, d’une droite élégante, Rocard, européen et régionaliste, nous honoreraient. Simplement nous les connaissons moins et peut-être ont-ils moins d’affinités avec nous. Ce comité n’est pas une académie, nous ne recrutons pas, ce sont les signes, les symboles, les saints-patrons, les vedettes, les voisins, les cousins, comme vous voudrez de notre vie aventureuse. On y appartient pour la vie. Mais nous n’oublions pas ceux qui en furent membres : Laloy, Soutou, Revel, Souvarine et d’autres. Ils y sont entrés pour des raisons diverses, ils sont proches de nous, nous les respectons, nous leur demandons de nous patronner, ils sont libres, nous aussi, jamais l’un d’entre eux n’a demandé quoi que ce soit à la revue. Ils nous donnent parfois des conseils ou des avis. Voilà quelles sont les mœurs de la liberté et de l’amitié. Ajoutez ce sentiment que recommandait le philosophe Alain : l’admiration. Sentiment ? Je dirai plutôt vertu. En tout cas ajoutait Alain : consolation des forts. L’envie étant la consolation des faibles.


nonfiction.fr : Comment est-ce que vous conciliez des personnes qui se situent plutôt à gauche, et d’autres personnes plus à droite parmi les rédacteurs ? Comment concilier Pierre Hassner et Norman Podhoretz ?

Jean-Claude Casanova : Norman Podhoretz et Midge Decter étaient des amis d’Aron ; Podhoretz figurait dans l’ancien comité de patronage qu’Aron avait organisé lui-même à la fin de la vie de Contrepoint pour tenter d’apaiser les tensions nées au sein de cette revue. Quand s’est produite la brouille entre Devedjian et Liebert, pour essayer d’arranger les choses, nous avons essayé de structurer l’organisation de Contrepoint, nous souhaitions un comité de patronage et un comité de rédaction. Nous avons avec Aron construit le premier. Cela n’a servi à rien, mais il y a eu translation, si vous voulez. Nous avons constitué le premier comité de patronage de Commentaire à partir de la liste préparée avec Aron pour Contrepoint. Le comité de patronage, il ne se réunit jamais ! Regardez plutôt le comité de rédaction…


nonfiction.fr : Comment concilier Pierre Hassner ou François Fejtö avec Armand Laferrère, par exemple ?

Jean-Claude Casanova : Chacun est singulier. Ce n’est ni une caserne, ni une école. Chacun diffère par l’âge, la formation, le métier, les opinions en tel ou tel domaine. Fejtö était là à l’origine, c’est notre doyen d’âge, il va avoir cent ans cette année je crois et Laferrère est un des plus jeunes, il doit être dans sa trentaine. Il sortait de l’École normale supérieure quand il est devenu des nôtres. Il y a des socialistes au comité de rédaction, avec des centristes, des gaullistes et des libéraux de droite à la française, des catholiques, des protestants, des juifs, des agnostiques, des matérialistes, des idéalistes, des homosexuels et des pères de famille. Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? Ils ont autant de ressemblances que de différences. Ils ne votent pas de la même façon aux élections. Ils ont des avis distincts sur l’Europe, sur l’Amérique, sur le Proche-Orient. Si on trace un axe droite-gauche ils se répartissent pour un tiers à gauche et pour deux à droite. Si on réintroduit le centre, je dirai un quart à gauche et le reste entre le centre et la droite. J’ajoute immédiatement que ce n’est pas la division essentielle. Celle des professions, des sensibilités philosophiques, des disciplines de formation ont sans doute plus d’importance que la répartition partisane ou politique.


nonfiction.fr : Y a-t-il des personnes musulmanes ? Dans un article du cardinal Lustiger, la présentation signifiait que ça n’engageait que lui et qu’il y avait toutes les confessions : juifs, protestants, catholiques, athées, agnostiques, etc.

Jean-Claude Casanova : Au comité de rédaction il n’y a pas de musulmans, à ma connaissance. D’ailleurs la différence est - plutôt qu’entre juifs, protestants et catholiques - entre religieux  et non-religieux, et ensuite à l’intérieur des religions on trouve ceux qui sont intensément religieux comme Laferrère qui est protestant ou Manent et Besançon qui sont catholiques, Besançon étant très attentif au protestantisme d’ailleurs. Beaucoup, je ne sais combien, sont laïques comme on dit en France, mais c’est une expression qui ne nous plaît pas beaucoup, en raison de sa connotation antireligieuse. Ceux qui ne sont pas croyants sont intéressés par la religion, troublés par l’inquiétude religieuse, rassurés au contraire, voire indifférents, mais jamais hostiles à la religion, dont Aron disait toujours qu’il fallait la traiter comme Pascal, c'est-à-dire dans son ordre propre. Commentaire n’est pas une revue antireligieuse, elle n’est pas areligieuse non plus. Ce n’est pas, cependant, une revue religieuse. Nous prenons les questions religieuses, comme celles des fins dernières au sérieux. À partir du moment où l’attitude religieuse conditionne ce que l’on pense de la nature et de la destinée humaines, on doit admettre que, pour ceux qui croient comme pour ceux qui ne croient pas, la religion est importante, et ce qui est important mérite l’attention, jamais le refus ou le mépris.


nonfiction.fr : Vous insistiez sur l’indépendance par rapport aux éditeurs, donc ça c’est un point sur lequel on pourra aussi revenir ultérieurement. Mais on est aussi frappé, à la lecture des différents numéros de Commentaire, d’une part par la diversité des approches et d’autre part, on voit qu’il y a toujours le souci de susciter un débat, c’est-à-dire qu’on n’aura jamais dans vos numéros une idée qui va nécessairement s’imposer. L’article sera toujours accompagné d’un débat, de réflexions diverses. Est-ce une volonté de défendre ce pluralisme et cette vitalité du débat ? On pourrait aussi évoquer le fait que vous avez une vraie interdisciplinarité. On parlait tout à l’heure des questions religieuses, mais vous avez aussi des gens qui viennent de la littérature ; par exemple dans le dernier numéro Antoine Compagnon a écrit. Donc il y a à la fois des penseurs de l’économie, des relations internationales, des philosophes…

Jean-Claude Casanova : Il y a beaucoup de choses dans votre question. Réglons tout de suite un problème assez simple, disons l’opposition littéraire-artistique versus politique. Commentaire souhaite se trouver sur les deux champs, mais nous sommes, je le regrette, plus politique que littéraire et artistique. Ce n’est pas aussi bien que je le souhaiterais. Les animateurs de Commentaire n’ont peut-être pas les talents et les compétences nécessaires. Nous le voulons mais nous ne le faisons pas assez. Je suis toujours à la recherche d’articles dans le domaine de la littérature et des arts. Cette volonté correspond, je crois, aux goûts de notre public. Nous nous adressons à des gens qui lisent beaucoup et qui ont à la fois une formation littéraire et éventuellement des formations juridiques, politico-économiques ou scientifiques. Vraisemblablement, pour de purs littéraires, ou de purs artistes, nous devons apparaître comme trop classiques. On ne peut pas trouver dans Commentaire une apologie constante de la littérature ou de l’art contemporains. Nous fréquentons les auteurs et les artistes reconnus et confirmés. Pas la "recherche" comme on dit drôlement. Nous n’avons pas l’impression - je me trompe peut-être - que l’on rencontre tous les jours, au coin de la  rue Sébastien Bottin, Pascal ou Chateaubriand, Rousseau ou Voltaire. Beaucoup d’entre nous sommes des professeurs qui ne prétendent pas au génie. Notre honneur consiste à mettre les jeunes gens, et donc les lecteurs, en relation avec les grands auteurs. Ceux-ci sont en nombre limité, il n’y en a pas beaucoup de vivants. Nous avons donc  cette attitude, un peu contraire à l’esprit du temps et qui doit un peu agacer. J’imagine qu’il y a un certain nombre de gens qui doivent se sentir mal à l’aise. Si vous vous adressez à des étudiants comme je l’ai fait, et que vous leur dites, je suis navré de vous dire qu’il n’y a pas de grands écrivains français vivant, comme Proust, Valéry, Claudel ou Péguy pour prendre l’exemple d’une génération littéraire ou de grands penseur comme Montaigne, Pascal ou Rousseau vous provoquez l’indignation embarrassée  de la salle de cours. Ce n’est pas que les étudiants aient à me proposer le nom du Proust, ou du Chateaubriand vivant. Ils n’essaient pas même de proposer de nom. C’est l’idée qu’on puisse distinguer les grands et les petits écrivains qui choque, comme l’idée de l’épuisement français, européen ou occidental. Nous ne voulons pas faire semblant comme dans les journaux que Rousseau et Kant sont au café du coin, en compagnie de Platon et d’Aristote. De ce point de vue, les esprits avancés qui fréquentent ces cafés avec les Platon du jour doivent nous trouver rétrogrades. Quand une époque est triste, ce n’est pas la première fois, mieux vaut en rire. C’est pourquoi Marcel Aymé et Sacha Guitry sont considérés à Commentaire comme plus importants que Sartre ou Derrida, non seulement pour le style, mais pour le bon sens.

Je nous trouve un autre défaut. Nous sommes au-dessous de ce que nous voudrions être pour la critique. Dans ce domaine, pour satisfaire, il faut renvoyer au TLS [Times Literary Supplement], et à la New York Review of Books, où l’on parle très bien pour un grand public d’Henry James, de Proust, de Dante, des grands livres d’histoire, de politique ou de philosophie. Je regrette beaucoup la disparition de ce type de critique en France - à la Sainte-Beuve ou à la Thibaudet, ou, en Amérique, à la Edmund Wilson, un grand critique peu traduit. J’ai aimé l’article de Compagnon pour cette raison. Compagnon s’apparente, dans ses livres, à cette tradition de critique savante. Nous essayons de  jouer un peu ce rôle, mais pas aussi bien que nous souhaiterions.

L’autre question, plus complexe, concerne la pluralité et la  diversité des points de vue. Je dirais que cette volonté de pluralité se confond avec la tradition de la revue, qu’elle est très profonde chez nous, comme elle l’était chez Aron. Dans L’introduction à la philosophie de l’histoire, il explique longuement que toute réflexion sur la politique et sur l’histoire exige la pluralité des points de vue. Toute réflexion sur l’action est problématique et interrogative, comme l’est l’action politique elle-même : une série de décisions incertaines dont on ignore souvent les conséquences. C’est pourquoi nous souhaitons souvent que la même question soit traitée par des personnes différentes et pas seulement pour marquer la différence des opinions mais pour montrer la difficulté du jugement et du discernement. Mais, bien sûr, il existe des domaines ou des questions pour lesquels on prend des positions simples. On a pris position en faveur des traités européens. Ici, il faut dire oui ou non. On dit oui, et pourquoi. Nous pouvons bien sûr, pour éclairer le lecteur, donner la parole à l’opinion inverse. Mais, sur beaucoup de questions, celui qui veut réfléchir, qui veut se former sa propre opinion, ne peut bien la former qu’en croisant les interprétations. D’où notre procédure de l’enquête, du débat.


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