Grande déception devant ces Parisiens d'Olivier Py. Une dramaturgie d'idées qui néglige les nécessités de la création.

 

Les Parisiens est une pièce issue d'un roman intitulé Les Parisiens, rédigé par Olivier Py, tout comme le texte de la pièce, dont il est aussi le metteur en scène.

Il faut l'avouer, à regret : le roman tombe des mains. L'auteur s'y regarde écrire et ses personnages s'y écoutent parler. Il monte en épingle ce côté agaçant, parfois, des personnages de Gide. L'enjeu est qu'il se trouve au centre d'un labyrinthe de miroirs, et cela semble lui faire du bien.

Tout le monde, dans ce roman, s'y regardant soi-même, regarde aussi le regard des autres sur soi-même ; et le seul drame à raconter, c'est qu'au fond, même si le regard de l'autre se fait parfois doux à mon égard, ce n'est toujours que complaisance et intérêt, une ruse. Aucune dénégation n'y fait. J'aimerais tant que tu me regardes, mais tu fais semblant ! Tu ne le fais que pour me distraire, et me prendre au piège de détourner mon propre regard vers toi. Des regards qui se tiennent par la barbichette.

Ce jeu de miroirs offre deux issues : 1/ En lui je continuerai à ne regarder que moi-même. Tel est le pauvre triomphe des méchants de ce roman initiatique. 2/ Eh bien puisqu'il veut tant que je le regarde, je le regarderai jusqu'à ce que j'en crève (il me regardera alors). C'est le triomphe sacrificiel sado-maso du héros narcissique. Issue subsidiaire : 3/ On a bien compris que tout cela est de l'enfantillage, allez, mais on ne nous la fait pas, à nous. Il n'y a rien d'autre que l'amour propre, qui, comme le dit Rousseau, « se compare ». La voie est ainsi tracée : nous prendrons la solution 2, si belle n'est-ce pas? Et tellement mélo. En-dehors de cette voie, creuser le sillon du cynisme, serait : a/ effrayant, b/ exténuant.

Bref pour l'auteur, il semble que les autres ne soient pas la définition de l'enfer, mais la définition du néant. Pour l'auteur, mais pas pour Olivier Py lui-même, qui est une belle personne, dont on se demande pourquoi elle veut se cacher dans cet écrivain médiocre. 

 

Un détour littéraire de trop

Qu'est-ce, au fond, que se regarder écrire ? C'est d'abord « avoir une idée de roman », ensuite remplir cette idée de phrases, et enfin mettre là-dedans les dialogues savoureux de gens narcissiques. C'est une méthode d'écrivains inavertis, qui n'ont pas conscience des conditions de la création littéraire. Certes, il y a bien des romans sur les tables des libraires.

On a envie de dire à Olivier Py - qui est quelqu'un qu'on aime, encore une fois -, on a envie de lui dire : « Mais mettez donc tout ce fatras à la poubelle, revenez à votre ordinateur ou à votre stylo, tournez un peu en rond deux ou trois fois dans votre bureau, respirez du grand air, réfléchissez, cherchez un mot, un autre, alignez-les sur le papier ou l'écran, et regardez donc si cela tient debout ! Ignorez absolument où vous voulez en venir, et n'ayez pas peur de phrases auxquelles vous ne comprendrez rien vous-même, mais qui surgiront du fond de la caisse de cette guitare et qui ressembleront à une petite musique qui est là (et si elle n'est pas là n'écrivez pas, parce que les mots ne sonnent pas autrement que là) ! »

On voudrait aussi lui rappeler : « Vous savez bien que Céline, à Meudon, écrivait les pieds ensevelis dans un tas de papiers où ses écrits ébauchés, mourant, jetés à terre, étaient envoyés, sans pitié ! Il avait une corde à linge au-dessus de son nez, qui traversait le bureau. Et là, lorsqu'étaient sortis des mots à peu près mots, il mettait le papier sur le fil, tenu par une pince, comme à sécher. Vous savez bien quel travail de forçat il se réservait. Vous savez bien que Balzac comparait le quotidien du génie créatif au travail effrayant « d'un mineur sous un éboulement ». Vous respectez les artistes ? Alors pourquoi vous mettre du côté de ces gens qui croient qu'ils sont peintres, ou qu'ils écrivent, et qui ne fichent rien, et qui se regardent ? »

 

Une pièce en moins

Mais un mauvais roman ne préjuge pas de la qualité d'une pièce. Truffaut prenait grand soin de n'adapter au cinéma que des romans de gare. Ça lui donnait un espace libre pour sa propre création. Mais le metteur en scène des Parisiens, qui tout de même est ici à son affaire, n'a guère été créatif. Il est à craindre, au fond, qu'il ait trop de choses sur les bras. Et que, comme dit aussi Balzac, « l'œuvre ne meure au fond de l'atelier ».

Sur un grand plateau à damier paraissent un gros homme chauve en robe de chambre, et un jeune homme qui s'avère être son amant, vêtu d'un t-shirt et d'un pantalon de survêtement. Le gros est chef d'orchestre. Comme les couples de la Grèce antique, l'homme mûr aime et l'enfant se laisse aimer, ce qui conduit aussi l'un à initier l'autre à toutes sortes de choses : les choses de la vie. En l'occurrence, il s'agit des choses de la vie dite « parisienne ».

On est cependant très loin de Socrate et d'Alicibiade, qui ont tout de même le privilège d'avoir inventé l'amour platonique : une relation qu'on peut trouver un peu décevante, mais qui fonde le rapport amoureux ailleurs que dans le narcissisme, et qui n'empêche pas de coucher ensemble. Platon a résolu le problème de Py au IVème siècle avant Jésus-Christ.

Et chose encore plus étonnante, Platon, en résolvant ce problème (en amour, qui est l'aimé ?), a donné une valeur à l'art. Il a donné une valeur et du sens à cette espèce d'obsession de créer, à laquelle accède parfois le désir. On a été bien plus loin que Platon sur ces sujets. Mais enfin, Narcisse n'est pas poète. Un peu comme Hippolyte, c'est un chasseur, légèrement dédaigneux. Cocteau ne s'y trompait pas, lui qui suivait Orphée.

 

Loin de Charlus et Morel

Le gros grand-homme est un chef d'orchestre qui ne supporte plus la musique ni le succès. Il ne supporte plus l'art, comprenez-vous ? Et il cherche à compenser cela en pratiquant la sodomie chez les antiquaires, se faisant livrer un godmichet tout droit venu d'un temple priapique. Le gros grand homme débite alors aux Parisiens, dès son entrée en scène, leurs quatre vérités. C'est brillant, c'est Cyrano-de-bergeraquesque : c'est d'entrée, à froid, un moment de bravoure, et vous allez en recevoir d'autres, de ces belles leçons sans intérêt. Des millions. Pour le côté musique, on est loin de Gustave Mahler. Pour la subtilité humaine, on est très loin de Charlus et Morel.

Alors vous n'en croyez pas vos yeux, mais si, c'est bien ça : ce qui donnait des phrases creuses dans le roman, ce qui donnait à l'auteur la licence de se regarder écrire, et tendait au lecteur le piège de la complaisance volontaire, donne, cette fois sur le plateau, ces tirades indigestes et ces dialogues téléphonés, qui tendent au public, mutatis mutandis, le piège de la connivence volontaire. 

Autrement dit, on entend résonner un détestable : « On se comprend ». Or il n'y a pas pire, au théâtre, que de solliciter platement la connivence du public. Et pourtant ce metteur en scène averti, qui voit le beau comme le laid, fait dans l'insignifiant. Il ne le faisait pas l'an dernier lorsqu'il mettait en scène les tragédies d'Eschyle. C'est qu'ici, encore une fois, il a dû avoir « une idée de pièce de théâtre », au lieu de partir du matériau, au lieu de prendre le chemin patient d'un artiste.

 

Une dramaturgie du mouvement de bravoure

Une fois que le gros grand-homme a parlé, toute une narration se déploie. Et d'excellents comédiens se mettent à son service. Il est question de nommer un nouveau directeur de l'Opéra de Paris. Deux prétendants se font face, mais ce sont aussi d'anciens amants. L'un a quitté l'autre alors que ce dernier se trouvait à l'hôpital, dans le couloir de la mort des condamnés du sida. Mais il en a réchappé. D'où la haine de ce revenant, qui n'est que de l'amour contrarié.

Par ailleurs, le jeune protagoniste monte une pièce de théâtre, avec une comédienne souffrante, etc. (elle a perdu son fils, etc.). Le jeune homme est en colocation avec l'autre actrice de sa pièce, mais il a aussi un autre ami-amant de son âge, plus ou moins étudiant comme lui. Ce dernier, c'est avec son père qu'il a des soucis, etc. Il y aura donc de grandes scènes sur la paternité. Et c'est parti pour « une idée de scène tragique », qui nous emporte loin d'Eschyle.

La comédienne colocataire a une amie à la fois transsexuelle et femen, et les séances de leur groupe d'activistes pour défendre les prostituées et la prostitution sont censées être désopilantes. Il est vrai que les comédiens font tout ce qu'ils peuvent pour cela. Mais c'est encore « une idée de scène comique », et non du comique. Au fond, Olivier Py est un grand cérébral.

 

De la distanciation insensible

Les Parisiens, c'est finalement une dramaturgie d'idées de théâtre fantasmées. On se dit qu'il serait merveilleux de jouer telle situation, qui est désopilante ou tragique sur le papier, mais lorsqu'on la met sur le plateau, on se retrouve incapable de la soumettre à l'épreuve de la réalité. On pratique alors ce tour de force qui consiste à désamorcer la puissance qu'a le plateau de donner les repères qu'il faut. Un matériau, un morceau de bois par exemple, avec son fil dans un sens et pas dans l'autre, avec ses nœuds, son aubier, donne ses repères au sculpteur. Le plateau est le matériau premier du metteur en scène, avec ses quatre murs et la salle remplie de public.

Au lieu de revenir au réel du plateau, au contraire, le metteur en scène nourrit son fantasme. Il fait fausse route et s'obstine en aveugle. Il construit l'agacement des uns, la lassitude des autres, en déployant une dramaturgie de moments de bravoure. Alors le public, qui ne lui veut aucun mal, se réfugie dans la compréhension. Je vous comprends, je vois ce qui vous ronge, dit le public. Je ne peux rien pour vous mais je serai patient. Alors il accepte d'être un peu complaisant et connivent. On n'en meurt pas. Il inscrit son empathie non plus dans les personnages, mais dans les comédiens et leur metteur en scène. Py fait ici de la distanciation insensible.

C'est un tour de force : faire que le public vienne voir un art où tout est faux, où le second degré est élevé à la puissance quinze, et où il n'y a donc plus que des gens qui « se comprennent ». Pour résumer cette situation un peu triste : un public renvoyé à l'insignifiance et des comédiens sans personnages. Les comédiens, comme dans le théâtre bourgeois, ne sont plus que des comédiens.

 

Un non-sens idéologique

Et puis, du point de vue idéologique, il y a un message hallucinant. L'auteur nous dit que pour nommer quelqu'un à l'Opéra de Paris, il faut toute une cabale dégoûtante, et que personne n'en est dupe. Il représente même un personnage d'une autorité absolue, une sorte de parrain devant lequel, à Paris, tout le monde se coucherait, un personnage à clef dont on se refuse d'ailleurs à chercher l'identité réelle, tant c'est sans intérêt et poncif.

Ce qui est hallucinant, c'est que le directeur du festival d'Avignon, ex-directeur de l'Odéon, puisse ainsi disqualifier sa propre légitimité institutionnelle. C'est aussi qu'il puisse considérer que ce soit un noble geste, celui d'un enfant de la balle, d'un arlequin. On n'est pas un arlequin à de telles fonctions. Enfin, ce qui porte l'hallucination à son plus haut point, c'est qu'on puisse véhiculer aussi complaisamment le thème du « tous pourris », qui est un thème politiquement dangereux, et, de surcroît, extrêmement contestable.

Les nominations font l'objet de négociations, de marchandages et de co-optations inscrits dans un réseau de rapports d'intérêts et d'ambitions. Et alors ? Qu'il s'agisse de la direction de l'Opéra de Paris, ou de celle d'un proviseur de sous-préfecture, ou d'obtenir l'emploi de surveillant dans le lycée de ce même proviseur, « les gens en parleront, n'en doutez nullement ». Ne parlons pas de la direction des entreprises privées. Si l'on cultive alors le « tous pourris », on conteste de fait à toute personne inscrite dans une fonction d'intérêt général ou d'intérêt professionnel, non seulement son degré de compétence sur lequel on jette le soupçon, mais surtout l'intention vertueuse de faire de son mieux dans cette fonction. Et si l'on y réfléchit, interdire la vertu par principe, c'est une indignité.