En passant des Eglises aux Musées, les œuvres cultuelles deviennent les œuvres d’un public toujours à réinventer.

C’est par un recueil d’articles forts pertinents que Jean-Louis Déotte revient sur la scène de la théorie esthétique, si cette expression convient encore à un champ de pratiques et de notions fortement bouleversé depuis quelques années. De cet auteur, actuellement professeur émérite de philosophie à l’université Paris 8, la thèse est assez répandue. Elle concerne essentiellement la question du musée – lieu de la collection conservée et exposée –, ou plus exactement la manière dont le musée a été constitué à partir de l’esthétique classique, celle du sujet sensible des Lumières. Le musée – mettant en exergue, il faut y insister, la valeur d’exposition des œuvres – est inventé comme espace public au sein duquel le statut des œuvres change : ce qui était objet de culte auparavant passe au public, ce qui était quasi invisible dans un lieu de culte est livré à la lumière des débats, ce qui destinait les humains à la foi devient objet de contemplation et de parole échangée. Le musée, qui réalise la publicité (non la réclame) des œuvres d’art, suspend la destination cultuelle des œuvres (du moins des œuvres antérieures à sa fondation).

 

Dispositif ou appareil ?

Le musée, d’ailleurs, depuis les premiers travaux de Déotte (1993), est passé sous la notion de « dispositif ». Mais justement, cet auteur trouve désormais cette notion de « dispositif » insuffisante. D’où qu’elle provienne, Michel Foucault ou Giorgio Agamben, elle se contente de mettre au jour des fonctionnements. Or, il importe de capter aussi la puissance inaugurale d’une institution dès lors qu’elle se met en place. Notamment, concernant le musée, le pouvoir de légitimation qu’il exerce sur les œuvres. En vertu de quoi, l’auteur propose de substituer « appareil » à « dispositif ».

En effet, le musée est cette institution qui a eu la puissance de faire apparaître – notez l’assonance apparaître/appareil – un nouvel objet : l’œuvre d’art, mais aussi un nouveau sujet : le sujet esthétique. Et il a instauré entre eux une nouvelle relation : la contemplation désintéressée, telle qu’elle est par ailleurs légitimée par Immanuel Kant.

La notion d’« appareil » – ainsi en participent le musée, la photographie, le cinéma, la vidéo – semble donc mieux appropriée, si l’on suit l’auteur, à l’étude de ces questions. Cela relève de l’idée qu’un appareil est nécessaire pour faire paraître telle ou telle chose (ici, l’Art, l’œuvre d’art). Il réalise la médiation entre le corps (disons la sensibilité affectée) et la loi (la forme vide et universelle), dont la propriété est qu’elle met en œuvre, expose, dispose, théorise la chose dont elle s’occupe afin de lui donner le maximum de sa puissance et de sa légitimité.

 

Le musée et le public

Au cœur de ces réflexions, on repère rapidement un point crucial, développé chez d’autres auteurs, et ici synthétisé au plus court et au plus efficace. Dès que l’esthétique, au sens moderne du terme, et en lien avec la projection perspective, s’instaure, l’Art se déploie et le problème d’un public devient décisif, comme corrélat réflexif des œuvres. Ainsi que l’auteur le résume : chaque œuvre d’art nouvelle est comme déposée aux pieds d’un public qui n’existe pas et qu’elle devra sensibiliser pour qu’il la reconnaisse comme telle. Il y a là un cercle. La question de l’art entraîne celle du public, d’où une crise permanente de l’adéquation de l’art et du public.

En ce sens, le musée, chez Déotte, est l’appareil – conservation plutôt que collection, rationalisation plutôt que pragmatisme, temporalité de l’instant... – qui, au cœur des Lumières, confère leur assiette aux arts et leur impose leur temporalité et leur définition de la sensibilité commune. Il instaure une surface d’inscription de l’art, sur la surface de laquelle cohabitent des pièces d’origine différentes (provenant des églises, des temples, des tombes... et en ce sens le musée est un appareil qui engendre l’oubli) dans une sorte de paix esthétique. En quoi, précise l’auteur, le musée est le seul appareil à réaliser la « concorde universelle ».

Néanmoins, on peut s’étonner à la lecture de ces propos de ne pas voir paraître la question des œuvres « modernes » (et non plus des seules œuvres déplacées), celles qui ne proviennent d’aucun autre contexte que celui du musée, celles qui sont produites par et pour le musée, comme en littérature nait dans le même temps les œuvres qui renvoient à d’autres œuvres, aux bibliothèques, et non pas à des programmes différents de configuration du monde, donc à des appareils soumis à d’autres normes (l’incarnation, par exemple, ou le marquage sur le corps, etc.).

 

La paix universelle

À cet égard, pourtant, Déotte n’a pas tort de soulever un autre problème, peu envisagé habituellement en esthétique. Il écrit : « Il y aurait à chercher son empreinte (celle du musée) dans tous les projets de paix universelle depuis la fin du XVIII° siècle ». Il ne s’agit pas d’évoquer seulement le fait que le musée offre aux œuvres la pleine visibilité de la communication sans limites ; ni le fait qu’il atteste la permanence idéale de l’unité politique au sens où tout musée aurait tendance à affirme l’idée d’un peuple ou d’une nation. Il est vrai que les œuvres y sont conservées et perdurent pour l’avenir parce qu’elles sont détachées de toute identité ethnique, politique, sociale...

Il s’agit aussi d’autre chose que de cet engendrement de l’universel (abstrait, logocentré et occidental), mais qui lui est foncièrement lié. Cet autre aspect est partagé avec les bibliothèques notamment. Le musée, la bibliothèque, écrit l’auteur, sont « ces lieux d’une époque pour une part privée de destin, et qui pour cela, grâce à cela, laisse advenir ce qui dans la commande échappait à la commande », c’est-à-dire l’Art ou le livre. Ce sont des manifestes d’un savoir absolu et d’une esthétique générale qui englobe dans le savoir de soi toutes les époques et tous les secteurs.

Déotte approfondit cette idée en référence à G.W.F. Hegel, mais aussi à partir d’exemple de confrontation entre Occident et Orient, par exemple. La propriété du musée, dans son mode d’invention occidental, est le temps suspendu, mais aussi la civilisation suspendue, par la mise en correspondance des œuvres dès l’origine différentes et irréconciliables (par les civilisations irréconciliables qu’elles « représentent » dans le musée). Le musée ruine l’art de destination (aux dieux, au cosmos, à la communauté...) au profit d’un cosmopolitisme né d’un écrasement des différences par collage anachronique ou par nivellement dans l’uniformité de l’exposition, comme l’écrit Martin Heidegger à propos de la Madone Sixtine. Au demeurant, à l’encontre de cette facture du musée, Déotte propose, à partir d’une lecture des œuvres de Maurice Merleau-Ponty, une autre idée de l’institution reposant sur l’interpellation des hétérogènes, mais qui ne revalorise pas nécessairement le site originaire de l’œuvre (d’autant que cela ne vaudrait que pour des œuvres anciennes ou pour des travaux in situ de nos jours).

 

Que faire de nos musées ?

Le paradoxe actuel des musées est finalement celui-ci : les critiques à son égard ne cessent de se multiplier (Jean-Loup Amselle en donne un exemple, dans Le musée exposé) tandis que le nombre en est multiplié, chaque ville réclamant, en Europe (mais pas uniquement), son musée. Si le musée est bien une forme occidentale, on ne le voit même plus sur le seul terrain de l’Occident !

La critique des musées n’est cependant efficace que si elle s’appuie sur les rapports musée-esthétique, et Déotte peut référer ainsi – il faudrait préciser ce point – à la notion de « régime esthétique » élaborée par Jacques Rancière.

Reste que ce « passage du musée », qui est un passage par le musée et au profit du musée, aurait du aussi être questionné à la lumière des œuvres qui « sortent des musées » pour s’inscrire dans la rue et les lieux publics, ainsi qu’à la lumière des mutations des spectateurs dans le contexte contemporain.