L’école républicaine encourt souvent le reproche, dans une société qui valorise la réalisation individuelle, de mouler les individus dans un cadre uniformisant impropre à répondre aux transformations économiques et à épanouir les individus.

 

Certains reprochent à l’école de manquer d’autorité et prônent un « retour à la discipline ». D’autres, au contraire, proposent des modèles alternatifs au modèle républicain de l’enseignement public : ils tentent de penser une école qui, moins centrée sur la discipline de groupe, arriverait davantage à penser les individus et à se penser à partir d’eux.

D’un point de vue théorique, en France, la question de la place de la discipline à l’école s’inscrit dans un débat ancien entre la tradition issue de la pensée philosophique de Rousseau et celle issue de la pensée philosophique de Kant ou de la sociologie de Durkheim. D’un point de vue historique, elle pose le problème du modèle scolaire qui se met en place en France au XIXe siècle, dans le sillage de la Révolution française.

 

L’école intègre l’individu dans la société

Rousseau pense l’éducation comme une relation privilégiée entre un maître, envisagé davantage comme un guide que comme autorité, et un élève : il n’est pas question d’école. De leur côté, Kant, qui exerce une influence majeure sur les pédagogues de l’école républicaine, qui se met en place dans les années 1880, ou Durkheim, père de la sociologie française, auteur d’un cours intitulé l’Education morale, prônent une éducation collective. Pour ces deux penseurs, l’école est un groupe moral (Durkheim parle d’une « petite société ») qui intègre l’individu dans le monde social. Pour Kant, l’individu ne développe son sens moral que dans l’acquisition d’une morale collective qui le dépasse. Chez Durkheim, qui mène une réflexion sur la fonction sociale de l’école, celle-ci fait incorporer (au sens propre du terme) aux individus les principes, valeurs et comportement légitimés par l’ordre social. L’école contribue au maintien de l’ordre social. A l’école, dans la conception de Kant ou de Durkheim, l’individu apprend donc à se conformer. La conformité ne se veut pas un conformisme. Elle n’est pas une fin en soi. Elle permet à l’individu de dépasser ce qui en lui, relève de l’animal, du primitif, de la pulsion, pour développer son humanité. Une société dont la morale est fondée sur la raison émancipe les individus à la fois de leur animalité et du pouvoir arbitraire.

Chez Rousseau, l’enfant est bien l’objet d’une éducation, car il est naturellement un produit inabouti, incapable de prendre soin de lui-même, mais aussi parce que, confronté à la société des hommes et à ses vices, il risque de perdre sa nature intrinsèque d’être moral. Le maître, chez Rousseau, est alors un guide pour l’enfant dans sa propre nature (qui l’éloigne naturellement du mal) et dans sa confrontation à la nature, c’est-à-dire à ce que Rousseau appelle l’ordre des choses, ou encore, la nécessité. Il lui fait prendre conscience de ses forces et de ses faiblesses, autrement dit, de ses limites naturelles. Une telle éducation a pourtant bien, chez l’auteur du Contrat social, une finalité sociale et politique : rendre l’humanité à la nature, pervertie par la société, construire un corps politique capable de penser les relations individuelles à partir d’un principe de liberté.

 

Un modèle scolaire républicain construit à partir d’une centralité de la discipline

La scolarisation de masse, en France, est le produit d’une évolution qui commence sous la Révolution française. Il s’agit alors de construire une éducation orientée vers deux finalités. La première est d’émanciper les individus, conformément aux idées du siècle des Lumières, en les libérant des autorités traditionnelles, principalement religieuses, et en faisant de la raison le seul guide leur action. La seconde, plus pratique, est de remplacer les réseaux éducatifs de l’Eglise catholique, volontairement démantelés par les révolutionnaires, mais encore sans équivalent à la fin de la Révolution, la tourmente politique rendant caduques les mesures éducatives successives.

Napoléon Bonaparte centre son action éducative sur le secondaire, le Lycée napoléonien étant destiné à former l’élite à partir des enfants de la bourgeoisie. Mais à partir de la monarchie de Juillet (1830-48) et de la loi Guizot de 1833, se développe la scolarisation primaire publique, des garçons, puis des filles (timidement à partir de la loi Falloux de 1850). La IIIe République, en instaurant, au début des années 1880, la gratuité, la laïcité et l’obligation scolaire pour les garçons et les filles de 6 à 13 ans, achève la démocratisation de l’école primaire. Les objectifs sont à la fois sociaux (éduquer les populations les plus défavorisées, en améliorant notamment leur niveau sanitaire), économiques (former une main-d’œuvre capable de relever le défi de la modernité industrielle) et politiques (former des citoyens conscients de leurs droits, mais également de leurs devoirs collectifs à l’égard de la patrie mise à mal par la perte de l’Alsace-Lorraine, de la république et de la démocratie). Il s’agit donc d’un projet idéologique d’inculcation aux individus d’une morale englobante qui prend en compte tous les aspects de la vie des individus : relations familiales, interpersonnelles, économiques. Dans cette école dite républicaine, la discipline est inséparable de la morale. Elle met en jeu une émulation par la récompense. Reniant les châtiments corporels hérités de l’Ancien régime et de son école catholique, la III e République pense la punition comme un rappel de la règle collective, et non comme une violence contre l’individu.  

 

Peut-on penser l’école par l’individu ?

Cette école, pensée pour le peuple par une bourgeoisie républicaine éclairée, est une école primaire. Mais les enjeux de démocratisation scolaire (au double sens de démocratisation du savoir et d’ouverture au plus grand nombre des chances de promotion sociale que confère l’éducation) s’élargissent, après la Seconde Guerre mondiale, à la scolarité secondaire. A partir de 1959, l’enseignement secondaire s’ouvre de manière croissante aux enfants des catégories sociales inférieures, jusque là cantonnées à l’école primaire : conversion des écoles primaires supérieures en collèges, transformation des collèges en établissements de premier cycle du secondaire (le lycée accueillant le second cycle), allongement à 16 ans de la scolarité obligatoire. Et voici la dimension éducative de l’école, jusqu’ici apanage du primaire, importée dans un enseignement secondaire qui se pensait jusqu’alors sur le mode de la transmission, entre gens de qualité, de la culture bourgeoise.

Un article célèbre de Jacques Testannière décrit, en 1967, la perte de la mémoire des savoir-faire ancestraux du chahut traditionnel et le développement, dans les écoles, d’un nouveau chahut, qualifié d’anomique et associé à l’individualisation croissante des comportements scolaires, qui accompagne l’arrivée croissante des publics scolaires non bourgeois. Les professeurs ne sont plus de simples transmetteurs de savoirs, forcés qu’ils sont désormais de faire l’éducation des « hurluberlus » issus de la classe ouvrière. La discipline scolaire perd de son caractère d’évidence tant devient claire la connivence entre discipline scolaire et mœurs bourgeoises. Parallèlement, les années 1960 et 1970 voient se développer une pensée critique qui remet en question les institutions comme étant des instances non d’émancipation, mais bien de domination des individus. L’école, comme la prison ou l’hôpital, est décrite comme une instance d’enfermement et de soumission des individus. Aujourd’hui, dans une société post-moderne qui valorise l’individu, aussi bien dans sa dimension psychologique et existentielle que dans sa dimension économique et sociale, l’école de la République apparaît de façon croissante comme un moule uniformisant qui prive les individus de leur personnalité et de leur originalité (pensée comme une puissance créatrice, sans que soit toujours bien élucidée la part de cette puissante créatrice qui relève de la plus-value économique). 
 

 

Les éducations nouvelles, qui se sont développées au lendemain de la Première Guerre mondiale, rejetaient, dans le système scolaire traditionnel, à la fois l’autorité, la discipline et l’enfermement de l’individu dans le groupe. Le système traditionnel républicain s’est lui-même transformé (en particulier face au choc, à partir des années 1960, de la massification scolaire), en intégrant des pédagogies nouvelles et en se centrant davantage sur l’élève et sur l’individu. Malgré tout, à l’extérieur de l’école publique de masse, se sont développées des écoles alternatives.

Les écoles démocratiques en sont un exemple. J’ai eu la chance d’assister à une présentation d’un de ces établissements, situé dans le Sud de la France, et dont le fonctionnement illustre une tentative de penser l’école comme une forme locale de démocratie par le bas. Dans cette école, qui relève du secteur privé hors-contrat et scolarise, moyennant des frais relativement élevés, une quarantaine d’enfants, les élèves évoluent librement, encadrés par un faible nombre d’adultes. Tous les âges sont mêlés, les activités sont libres et laissées à l’initiative et à la curiosité des élèves. Point de discipline de groupe, pourrait-on penser. Mais en réalité, il existe bien des règles, évidentes, de sécurité par exemple, et plus explicites, de vie en commun (notamment, chacun est tenu de participer à une équipe de ménage, et ceux qui ne le font pas encourent des sanctions). Des instances collectives de décision, de réglementation, mais aussi de jugement des infractions fonctionnent en permanence. L’école n’est donc pas sans discipline, mais la discipline se construit par le bas, par le groupe, et non dans une conformité à un ordre scolaire général institutionnalisé. Le collectif est en fait pensé à partir de l’individu. On fait confiance aux individus pour s’intégrer harmonieusement dans le groupe et au groupe pour intégrer harmonieusement les individus.

Le problème, souvent soulevé concernant ce type d’alternative scolaire au système républicain, est la difficulté de sa démocratisation, pas seulement pour des raisons d’effectifs ou de prix de la scolarité, mais à cause de la difficulté à penser la scolarisation d’une population entière à partir d’un modèle pensé pour et à partir des individus. L’incompatibilité ne relève pas seulement de l’opposition entre l’institutionnel et l’individuel. Elle renvoie également à une question sociale : la scolarisation de masse a été pensée par la bourgeoisie comme une éducation du peuple. Penser des éducations alternatives comme l’épanouissement des individus à partir de ce qu’ils sont avant toute éducation suppose qu’ils n’aient pas, en réalité besoin d’éducation.

Ces écoles alternatives, avec leurs petits effectifs d’enfants suffisamment autonomes pour ne pas avoir besoin d’être placés sur des rails pour « bien faire » ne sont-elles pas aussi des lieux à part ? Des endroits où les enfants des catégories sociales culturellement favorisées, qui ont intériorisé à la fois l’abstraction scolaire et les règles du (bien) « vivre-ensemble » (on pourrait presque dire, au sens d’Elias, les règles de la « civilisation »), peuvent enfin, parce qu’ils ne sont plus tirés en arrière par une forme scolaire encombrante, pensée pour d’autres qui ne peuvent pas s’en passer, laisser libre cours à leur individualité ? L’informel, l’euphémisation de la règle comme créée (et non subie) dans des processus démocratiques de décision collective qui ne font qu’entériner ce qui semble relever de l’évidence (que la sécurité va avant la liberté ou qu’il faut bien que le ménage soit fait), ne serait-il pas une forme de la civilité bourgeoise post-critique ?

Ce type de questionnement, certes, n’est pas nouveau et traverse l’histoire des éducations nouvelles. Dès les années 1920, le mouvement de l’éducation nouvelle connait une tension croissante entre des pédagogies de l’épanouissement individuel et des pédagogies davantage pensées comme point de départ d’une transformation sociale globale   . Il prend néanmoins une forme différente aujourd’hui. La Ligue de l’éducation nouvelle, créée en 1921 et rassemblant des pédagogues visionnaires du monde entier, péchait peut-être par excès de naïveté lorsqu’elle partait à la recherche de la nature de l’enfant. Malgré tout, le projet, dans sa globalité, était bien un projet de transformation de l’humanité, que l’éducation devait rendre à sa nature. Aujourd’hui, les écoles qui se réclament de formes d’éducation nouvelle relèvent plutôt d’une multiplicité d’espaces alternatifs et d’une multiplicité de parcours individuels qui coïncident bien souvent avec ceux des enfants des catégories sociales supérieures en recherche d’un épanouissement que ne leur offre pas la forme scolaire traditionnelle.

Il semble, dans tous les cas, difficile de penser l’école sans la discipline. Celle-ci est plus ou moins contraignante pour les individus, plus ou moins institutionnalisée et adossée à un ordre social global, plus ou moins explicite, mais elle est toujours présente. La question de la place de l’individu à l’école est davantage celle des modalités de son adhésion à la discipline, adhésion qui s’obtient par la conformation (voire le conformisme) ou par la participation à la construction d’un ordre collectif voulu par tous. Il est difficile en tout cas de ne pas constater que le souci, à l’école, des individus relève d’une critique de type libéral (au sens de mise en avant des libertés individuelles) qui émane, sociologiquement parlant, des catégories sociales les plus favorisées économiquement et les plus compétentes intellectuellement. La réduction à laquelle on assiste actuellement, dans les écoles alternatives, de l’éducation nouvelle à des principes et à des techniques pédagogiques, aboutit à transformer en éducations simplement libérales des éducations qui se voulaient libératrices. Le regain d’intérêt auquel on assiste aujourd’hui pour la pédagogie de l’opprimé de Paulo Freire, encore vierge de récupération, permet de repenser une pédagogie critique sur le plan social (et non seulement sur le plan formel) et émancipatrice de l’individu par le collectif.

 

Pour aller plus loin :

Jean-Jacques Rousseau, Emile ou de l’éducation, 1762

Emile Durkheim, L’éducation morale, cours de sociologie délivré à la Sorbonne, 1902-1903.

Annick Raymond, « L’éducation naturelle : une idée centrale mais controversée dans les congrès de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle (1921-1936) », Carrefours de l’éducation (n° 31, 2011/1).

Dominique Ottavi, « Discipline », Recherche et formation (n°71, 2012).

 

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