A l'heure du Jihad international, retour sur les formes chrétiennes de la violence, du Moyen Age à la guerre en Irak.

A l’heure où une vague de violences commises au nom de l’islam déferle sur le monde, Philippe Buc publie Guerre sainte, martyre, terreur (Gallimard, 2017), une enquête ambitieuse sur « Les formes chrétiennes de la violence en Occident ». Embrassant l’histoire des sociétés chrétiennes de l’Antiquité au XXIe siècle, l’historien formé aux meilleures écoles française et américaine, et qui enseigne désormais à l’université de Vienne, entend mettre en perspective l’exercice de nos violences – de la Terreur à la guerre en Irak – en la confrontant aux racines chrétiennes de l’Occident sécularisé.

 

A. M : Avec ce livre, vous posez une question particulièrement large (les violences religieuses chrétiennes), pour y répondre sur une période qui s’affranchit largement des découpages qui façonnent les spécialités universitaires. Quelle est la genèse de ce livre pour le moins audacieux ?

La genèse est d’une part intellectuelle et d’autre part politique. C’est lors d’une conférence sur la Terreur organisée par Keith Michael Baker (professeur à Stanford) que m’est venue l’idée de parler d’une autre période que le Moyen Âge. En effet, je me suis aperçu que je comprenais la façon de parler de Saint Just et de Robespierre. Leur raisonnement m’était familier, non pas en tant que français, mais en tant que médiéviste : il y a dans leur exigence quelque-chose qui existe déjà dans le Moyen Age chrétien. Mais la genèse de ce livre est aussi politique, en rapport avec la guerre menée par les Etats-Unis en Irak. Dans le propos de George Bush en faveur de cette guerre catastrophique, insensée du point de vue géopolitique, et décidée dans l’urgence dés le lendemain du 11 septembre 2001, quelque chose qui avait à voir avec les raisonnements, les phrases et les images du Moyen Age se laisser entendre.

 

A. M : Dans le premier chapitre de votre livre, tout en insistant sur la distance qui sépare les époques et qui conditionne le sens des événements, vous comparez en effet cette guerre à l’idée de croisade : qu’ont-elles en commun ?

En 2001, l’Amérique s’est investie d’une mission mondiale. Cet universalisme m’a frappé : l’élection, le devoir de l’Amérique, the exceptional nation, comme le disent tous les présidents des USA, mais aussi la place accordée au motif de la liberté, l’idée messianique que cette guerre sur le point de commencer allait être celle qui mettrait fin à toutes les guerres, et qu’on entrerait, grâce à elle, dans le monde de la paix. J’ai senti dans ce discours une dimension eschatologique, aux résonnances très chrétiennes, même si tout le discours, toutes les motivations, toutes les idéologies qui se sont combinées pour faire cette guerre ne viennent pas du christianisme occidental.

 

A. M : Malgré les ponts que vous pouvez faire entre le présent et une sorte d’universel chrétien, vous prenez effectivement le temps de remonter loin pour mettre en perspective, dans un temps plus resserré, un « exceptionnalisme américain ».

Oui, parce que cette exception est très ancienne. Quand on regarde le littoral américain, toutes ces villes qui s’appellent « new quelque-chose, », cela rappelle l’Ancienne Alliance et la Nouvelle Alliance : la Jérusalem terrestre et la Nouvelle Jérusalem de la fin des temps. Et je crois que ce n’est pas innocent. Cette géographie de l’espace américain est symbolique. À mon sens, elle exprime aussi une vocation particulière.

 

A. M : L’analyse des universaux n’a pas toujours bonne presse à l’université, même si elle répond souvent aux interrogations les plus vives du public. Au-delà de l’intérêt du sujet, pensez-vous que la mise en perspective des périodes de l’histoire dans un temps plus long soit aujourd’hui une exigence pour permettre à l’histoire de redonner sens au monde et au présent ?

Avant toute chose, croiser les périodes fait partie de mon tempérament et de ma manière d’enseigner. Confronter les périodes, étudier les faits par la comparaison sont des réflexes qui me viennent naturellement à l’esprit. Plus jeune, je voulais être diplomate : j’ai donc un investissement certain dans le XXème siècle. A Stanford, j’avais la liberté totale d’enseigner ce que je voulais, du moment que mes étudiant sortaient formés en histoire médiévale. Et dans ce but, lorsque j’enseignais les massacres de la première croisade, je commençais en donnant à lire aux étudiants un petit livre de Christopher Browning (Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne) qui explique les différents tempéraments présents au sein d’un bataillon de soldats allemands. Ces hommes, originaires de Hambourg, se retrouvèrent en Pologne pour appliquer la solution finale. Entre cet événement et les croisades, les contrastes sont très forts : on peut notamment dire que l’idéologie nazie avait moins d’ascendant sur ces hommes que le christianisme du XIème. Mais en tant que point de départ, je trouvais la comparaison stimulante. A plus long terme, l’un de mes directeurs de thèse était Jacques Le Goff, qui s’acharnait à dire que le Moyen Âge s’arrêtait à la Révolution Française. Ce qui est vrai… mais pas pour tout !

 

A. M : Dans votre livre, vous vous affranchissez aussi de la règle, d’autant plus forte lorsqu’on embrasse une période longue, qui consiste à suivre l’ordre chronologique. Dans quelle mesure un spécialiste du temps (chronos) peut-il le mettre de côté dans son discours ?

En effet, le livre passe de dossier historique en dossier historique, ce qui peut être jugé comme un défaut. Mais il s’agissait de faire une démonstration. Si j’avais présenté les choses différemment – de manière linéaire, en passant d’époque en époque – cela aurait probablement suggéré un déterminisme plus puissant. Une dynamique temporelle ne m’aurait pas permis de faire ressortir les structures. Donc oui, la plupart des chapitres ne sont pas organisés de manière chronologique, car le but est bien d’échapper au déterminisme. Ce qui constitue en quelque sorte un réflexe très français, très foucaldien.

En règle générale, je n’aime pas suggérer aux lecteurs que « ce qui vient après » est déterminé par « ce qui vient avant ». Dans certains cas, c’est vrai ; mais pas dans d’autres. Cependant, ma thèse n’est pas non plus de dire qu’il y a des continuités du premier siècle jusqu’à Georges Bush ! Il y a des éléments de continuité, mais aussi des sauts. Il y a une continuité des livres qui sont toujours lus : c’est la continuité de la bibliothèque virtuelle. Elle explique notamment la réémergence périodique de certaines constellations d’idées au sujet de la violence. C’est l’existence de classiques : la Bible, les écrits des Pères de l’Eglise par exemple. Mais en Occident comme dans d’autres cultures, il existe aussi la tendance à fabriquer du futur en prenant des matériaux du passé, et ceci de manière consciente.

 

A. M : A quels moments de l’histoire l’Occident est-il parvenu à s’extraire de ce genre de traditions intellectuelles ?

A l’époque des années 1900, en pleine sécularisation, on observe incontestablement une manière nouvelle de s’emparer du passé. Avant cela, au moment où Robespierre a créé le culte de l’être suprême, il bricole déjà avec des éléments catholiques pour créer du neuf. Mais si cela a marché, c’est parce qu’il y avait un continuum culturel néo-catholique préexistant.

 

A. M : Une grande partie de votre analyse se fonde sur cette notion de « continuum culturel » : qu’entendez-vous par là ?

Le continuum culturel est présent dans ce que j’appelle, en introduction, la « culture postchrétienne ». Je la définis comme un élément (ou un ensemble d’éléments) de la culture occidentale qui n’est plus essentiellement chrétien – dans le sens où les institutions chrétiennes ne sont plus aussi fortes et où la croyance n’est pas nécessairement là – mais qui façonne encore le monde. De même que l’on comprend le terme de « postmoderne » par rapport au « moderne », on ne comprend l’Occident postchrétien que si on comprend l’Occident chrétien. C’est l’idée que la Chrétienté a formé – a « donné des formes » – à l’Occident. Pour comprendre ce qui se passe dans notre présent plus ou moins laïc, on ne peut pas faire l’économie d’une explication du christianisme.

 

A. M : Prenons un exemple un peu « anecdotique ». Dans votre livre, vous dites par exemple que la bande à Baader – cette association terroriste formée à la fin des années 60 – est postchrétienne. Qu’entendez-vous par là ?

Je veux dire que dans un sens, on peut traduire les actions et écrits de cette Fraction armée rouge athée au prisme d’un discours théologique -- les retraduire dans un lexique religieux. La bande à Baader ne croyait pas en Dieu ; mais sa manière d’agir est imprégnée de références à la culture chrétienne ! Ses actions démontrent ainsi de manière probante que la violence, dans le monde occidental, peut être profondément formée – au sens de moulée – par le très vieux christianisme, même chez des gens qui se considèrent comme des athées. J’ai pu aussi développer l’exemple de Boukharine, qui croyait en la providence historique, mais pas en Dieu.

 

A. M : L’une des catégories principales de la violence chrétienne que vous étudiez est celle du « martyre », dont le sens chrétien est assez différent du sens musulman – ne serait-ce que parce qu’il oppose mort subie et mort recherchée, ou renoncement à sa vie et renoncement à la vie des autres. Au sujet du martyre chrétien, vous évoquez notamment une rupture dans les conceptions au XVIIIeme siècle. Quelle est la nouvelle forme du martyre chrétien qui émerge alors ?

Entre la fin du XVIeme et le XVIIIeme siècle, on a tendance à placer le terroriste religieux – le régicide à la Jacques Clément ou le martyr – dans le domaine du fanatisme et de la folie. C’est le moment où l’on commence à séculariser le martyr. Alors que se construit l’Etat moderne, on commence à regarder ces violences comme celles de « fous ». Pour autant, lors de ce seuil de la modernité que représente la Révolution, on pense encore l’action et le discours de Robespierre ou de Marat comme ceux de martyrs. Pour prendre un exemple plus récent, quand Ben Laden parlait à l’Amérique, on a identifié ces paroles à un langage religieux. Il disait : « vous êtes une terre de pêchés, etc. » Mais il disait aussi que le capitalisme américain opprimait le monde. Cependant, dans la presse américaine, cet aspect-là des choses a été traité a minima. Attention ! Ben Laden était un criminel de guerre, je ne dis pas le contraire. Mais il faut bien voir que son discours, au-delà de ses dimensions religieuses, était aussi un discours de révolution anticolonialiste et de justice.

 

A. M : L’histoire comparée demeure une discipline à laquelle on se mesure avec prudence, si ce n’est avec difficulté. Quelles en sont les principales caractéristiques ?

Il faut d’abord accepter que l’on ne peut pas systématiquement retourner aux sources. Embrasser de vastes périodes implique de travailler avec des sources secondaires. Il faut aussi au moins trois pôles de comparaison, car avec seulement deux pôles, on n’arrive pas à tester la comparaison. Il faut ensuite arriver à identifier les grands livres et les grands débats.

D’un point de vue pratique, l’Europe permet de travailler en commun entre spécialistes. Il existe en effet des financements européens pour monter des groupes de recherche, ce qui n’existe pas vraiment aux USA. Par exemple, au mois de mai dernier, j’ai organisé un workshop d’histoire comparée ou j’ai invité trois spécialistes d’histoire chinoise, un d´histoire japonaise, deux d´histoire de l´Afrique dite noire, etc.

L’histoire comparée n’est pas très bien quotée, car elle impose de prendre le risque de se faire tirer dessus par les spécialistes. Cependant je crois qu’elle est essentielle pour tester de nouveaux modèles. Par exemple, les grands modèles wébériens sur la ville et les libertés bourgeoises, qui sont importants et pour la science historique et pour la décision politiques, doivent être testés. Il faut donc oser et prendre le risque de se tromper.

En ce sens, j’encourage mes étudiants à se lancer dans cette voie. Nous avons par exemple travaillé de manière comparatiste la guerre civile au Japon et en Europe médiévale, en lisant des sources japonaises et occidentales, et cela donne des travaux vraiment intéressants.

 

A. M : Dans la version française de votre livre, les notes ont disparu, mais vous proposez une postface intitulée « Vers une histoire comparée du rapport entre religions et guerre ». Cette suspension de l’appareil de preuves est-elle aussi une manière de renforcer la chance que vous souhaitez donner au prolongement de la réflexion comparatiste ?

En l’occurrence, cette question des notes est surtout une question éditoriale. Mais il faut aussi voir les limites posées dès le départ à cette entreprise comparatiste. En dépit du contexte dans lequel nous vivons, je ne parle pas beaucoup de l’Islam dans ce livre, car je n’avais ni les compétences, ni le temps de faire une histoire aussi comparée. J’évacue également les Orthodoxes, et on peu juger ce choix problématique, car la « Rome de l’Est » partage avec l´Europe occidentale les écritures saintes. Cependant je ne pouvais pas traiter de tout cela. J’ai donc préféré me concentrer sur mon intuition initiale, à savoir souligner quelques parallèles frappants entre le Moyen Âge, la Révolution française telle que je la percevais et l’Amérique militante dans laquelle je vivais en partie.

 

A.M : Dans tous les cas, ce livre ambitieux et qui fait fortement écho au présent est un bel hommage, et un bel encouragement à l’étude du passé même très éloigné. De votre côté, qu’est ce qui est à l’origine de votre goût pour l’étude des Saintes Ecritures ?

J’ai découvert, grâce à Guy Lobrichon, qui était l’assistant de Duby à l’époque, l’importance des gloses de la Bible. Je me suis aperçu que si l’on comprenait les gloses de la Bible, on comprenait beaucoup de choses. Les clercs citent la Bible, mais ils la citent souvent à travers le prisme des commentaires. Les protestants américains aujourd’hui ne lisent pas la Bible, quoiqu’ils puissent croire, de manière sola littera. Ils la lisent à travers le prisme de leur culture. Au Moyen Âge, on a des commentaires qui font autorité (toute la Patristique par exemple). Ma thèse était à une tentative de retrouver le débat sur la nature du pouvoir dans les commentaires de la Bible produits en France du nord (écoles parisiennes et Université) entre 1100 et 1350. Les questions que je posais étaient les suivantes : n’y aurait-il pas eu le péché, y aurait il eu une gouvernance au paradis ? Y aura-t-il une gouvernance après le retour du Christ ? Y aura-t-il une hiérarchie dans la Nouvelle Jérusalem ? Quelle est la nature du pouvoir ? Est ce qu’il existe un droit de résistance ? Quel est le droit du prince ? J’ai donc travaillé à partir des passages dans les manuscrits de l’époque qui parlaient de ça.

 

A. M : Ce travail de dix ans clôt un moment de votre recherche : quels nouveaux chantiers vous ont-ils ouvert ?

Des chantiers d’histoire comparée, incontestablement. Je cherche à mettre en parallèle d’autres sociétés. La Chine constitue un terrain d’étude intéressant en ce qu’elle n’est pas idéologiquement une société guerrière, mais je m’intéresse aussi à l’Afrique noire. En outre, dans l’hypothèse ou ce livre serait traduit en arabe, je réfléchis à une préface spécifique qui parlerait de l’autre aspect de la dialectique que j’ai étudiée, à savoir la paix. Car le Dieu chrétien est un dieu de la guerre et de la paix. C’est un janus bifrons.

J’aimerais aussi me lancer dans la rédaction d’un nouvel ouvrage qui viserait non pas à montrer que la religion cause la guerre (une question peu intéressante), mais plutôt à voir comment une religion donnée donne son empreinte à la guerre dans la société dans laquelle elle s’inscrit, mais aussi à la paix.