La scène underground au Japon et aux USA, au service d'une circulation transnationale qui l'alimente et la fait vivre.

* Cette recension est la traduction, par Arthur Perini, d'un texte de Nana Kaneko initialement publié sur le site de la revue Ethnomusicology Review.

 

Lorsque l’on évalue les sujets pouvant potentiellement constituer une étude en ethnomusicologie, la Noise n’est sans doute pas l’un des premiers genres musicaux à nous venir à l’esprit. La Noise semble obscure, difficile d’accès, voire à certains moments, insupportable à écouter. Qu’est-ce que cet étrange mélange de feedback, de distorsion et d’autres effets musico-acoustiques peut-il bien nous dire à propos des relations entre cultures musicales et identité nationale ? . Au travers de ce livre, la musique Noise y est traitée comme un nom propre par différents acteurs. Elle sert à désigner la grappe de sonorités particulières, de lieux, d’événements et de personnes que l’auteur a rencontré durant cette enquête au long cours, établie selon un protocole multi-situé d’enquête de terrain entre 1998 et 2008, qui pour chaque occasion lui demandèrent d’en « reconnaître la présence culturelle » (p.5). 

L’un des sujets d’enquête les plus riche du livre de D. Novak trouve sa source dans une interrogation sur l’ancrage effectivement japonais du phénomène de la Japanoise (terme apparu dans la région nord-américaine dans la décennie 1990 généralisant sous une même étiquette nominale les productions de différents groupes japonais de Noise). Pour comprendre ce phénomène, il faut le replacer dans le réseau de media undergrounds de la Noise nord-américaine qui distinguera conceptuellement ce courant musical des représentations dominantes sur le « Japon branché » : les produits de la J-pop, de l’animation cinématographique, l’hyper-présence et le sur-développement des technologies dans la culture nippone, la plastique « mignonne » des canons de beauté féminine ou le fétichisme sexuel. Cette plateforme nord-américaine de la Noise japonaise créera une vision de cette scène artistique étrangère basée sur la croyance en son caractère à la fois meilleure, plus populaire et mieux définie en tant que genre musical que la leur. D. Novak présente ainsi l’idée que la Japanoise ne peut être considérée comme une entité produite depuis un seul ancrage local ou comme le simple résultat d’une mésappropriation de la part de communautés étrangères, mais plutôt que ce symbole illustre « l’intrication d’une relation historique d’avec les États-Unis, par laquelle la Japon a été construit comme l’antithèse de la modernité occidentale » (p.24). Il défend ainsi l’hypothèse que la Japanoise est intimement liée aux médiations et représentations culturelles de l’Occident sur le processus global de modernisation du Japon depuis sa résurrection économique d’après-guerre et que celles-ci se réalisèrent dans un contexte d’échange et de retours communicationnels entre le Japon et l’Amérique du Nord. 

D. Novak emploie stratégiquement la notion de « feedback » pour décrire les phénomènes de communication et les mouvements d’échanges sociaux transculturels, mettant en lumière l’altération que subit la matière de cet échange dans ces circuits communicationnels « récursifs ». Sur base de cette considération, il ouvre une nouvelle perspective d’analyse des enregistrements musicaux et de la performance dans l’étude des musiques populaires, détachée d’une vision centrée sur les phénomènes de réception et de notoriété publique. Il démontre, a contrario d’une représentation linéaire et unilatérale de la communication, que la récursivité des échanges sociaux peut donner lieu à de nouvelles configurations symboliques d’un phénomène culturel faisant de cette circulation l’objet d’une construction culturelle autonome. L’utilisation métaphorique du « feedback » trame l’ensemble de son argumentation pour laquelle la Noise repose, à ce point, au cœur d’une circulation médiatique globalisée comme lorsqu’il considère qu’une « donnée-sortante [output] est toujours connecté à une donnée-entrante [input] dans les cycles de transformation du feedback » (p.17), ou que « le feedback constitue un mode de circulation liminal, une manière particulière d’être-en-place qui marque la transition entre le « quelque chose » et le « rien du tout » (p.19), « où les répétitions, les retardements [« delays »], et les distorsions des médiations technologiques peuvent compliquer le récit historique des musiques populaires » (p.20). Chacun des 7 sept chapitres de l’ouvrage, comme autant d’approches d’analyse et de contextes empiriques distincts, explore une technologie musicale identifiée de la Noise pour donner à voir leurs manières de circuler et d’affecter toute une variété de réseaux de communication. Par ailleurs, le lecteur pourra découvrir l’annexe web à son livre développée par l’auteur, illustrant par des matériaux tangibles les sonorités « brutes » d’un tel terrain ethnographique.

La premier chapitre, intitulé « Scènes d’inaniméité et vivacité », décrit la place des représentations du jeu musicien en live dans l’espace de performance de la Noise, des pratiques incorporées des Noisiciens [sic] japonais, de la réponse affective des auditeurs individuels et des modes de production et de circulation médiatiques qui s’y inscrivent. L’auteur suggère « qu’en retour, l’inaniméité [médiatique] permet aux auditeurs de reconnaître la dimension affective de leur expérience d’écoute face à des enregistrements audio comme constitutive d’une nouvelle esthétique auditive et sonore dans la réception de la Noise » (p.30). Il déconstruit l’idée réciproque selon laquelle l’expérience vivante n’est pas juste l’affaire d’un « ici et maintenant » et d’une interaction en face-à-face avec une musique jouée en live/direct mais que cette vivacité repose également sur un ensemble individuant de pratiques et de savoirs progressivement assimilés, incorporés par les personnes du fait de leur sociabilisation particulière avec des morceaux enregistrés et par les séries de rencontres virtuelles via des technologies médiatiques (inanimées) (p.32). Les lieux de musique live (appelés « raibuhausu »), qui consistent en de petits clubs enfouis dans les sous-sols ou perchés sur les hauteurs de grands immeubles d’entreprises forment les principaux espaces d’occupation des performances Noise au Japon. L’aménagement intensif de ces espaces, aux tailles réduites et aux équipement facilement déplaçables, donnent à penser ces lieux de contact direct avec la musique comme des situations interchangeables d’où émergent un sentiment de proximité musicale. Ce dispositif matériel minimal et exigu ainsi que l’analogie conceptuelle d’une physique de la proximité avec la musique donnent aux personnes la possibilité d’en répéter l’exercice d’imprégnation corporelle ainsi que d’en réitérer l’expérience dans leurs quotidiens d’auditeurs. Ils nourrissent d’autant plus collectivement les formes esthétiques de la Noise qu’ils s’y replongent individuellement.

Les propos de D. Novak sur la virtuosité des performances vives de la Noise et l’association avec le caractère extrême, radical et insoutenable de la Noise japonaise en comparaison avec les contextes de performance nord-américains sont d’un intérêt incontournable dans cet ouvrage. Il se souvient, presque à contre cœur, de ce moment où il tenta de rejoindre par sa propre voix le cri du chanteur Hiroshige Juno du groupe Hijokaidan à l’occasion de leur concert au No Music Festival de Londres. Il dû admettre que son essai, d’un cri à la fois faible et complètement brouillé, faisait pâle figure face à l’intensité de celui du chanteur H. Junko. Il trouva là que cette habilité à produire des volumes sonores aux limites de l’intenable était une marque distinctive des performances d’artistes liés à la Noise japonaise par rapport à la scène homologue nord-américaine. Les lieux de concerts au Japon sont effectivement plus tolérants aux fortes intensités expressives et gestuelles des artistes pour lesquels les organisateurs et responsables de ces endroits se plient en quatre. Ils sont également mieux équipés avec des instruments techniques plus puissants que ceux des salles américaines. Ces différentes configurations fournissent ensembles des conditions optimales de l’émergence d’un sentiment de grande vivacité des performances où les spectateurs peuvent expérimenter d’intenses circuits d’énergie. 

Afin d’établir une connexion entre des conceptions de la vivacité du live aux autres contributions des chapitres sur la matérialité des médias d’enregistrement (aux chapitres 2 & 3) ou sur la culture des cassettes (chapitre 7), D. Novak défini l’inaniméité comme « l’incorporation immédiate de la reproductibilité technologique dans l’expérience individuelle de la musique » (p.49), qui opère un retour sur la vivacité des performances sociales. Pour l’auteur, l’inaniméité participe de la « fondation d’une subjectivité moderne de la musicalité » (p.58). De manière assez surprenante, l’article « Deadness : Technologies of the intermundane » de Jason Stanyeck et de Benjamin Pietkut (2010) ayant fait date sur le sujet n’est pas mentionné dans ce premier chapitre par D. Novak. Bien que le contexte de la notion d’inanimeité mobilisé par les deux auteurs soit celui de la revitalisation de célébrités, à l’occasion de performances posthumes, par l’intermédiaire d’outils technologiques, leur article pourrait certainement contribuer aux propos de ce premier chapitre en tant qu’un cas connexe des relations entre vivacité et inaniméité dans un monde de plus en plus en prise avec ces technologies.

Le second chapitre cartographie les lieux de circulation de la musique underground via la description des façons dont les japonais naviguent dans leur environnement et parviennent à trouver d’indétectables magasins de disques pourvoyeurs de ces obscurs enregistrements qui sont autant de portes d’entrée vers les scènes dissimulées de la Noise. Bien que l’engouement autour de « la recherche de ces introuvables enregistrements ait aidé la Noise japonaise à se placer au sommet des musiques underground » (p.84), les albums-compilations de cette production underground nationale donnèrent à voir la Noise nippone sous des airs plus accessibles, ce qui entrait en forte contradiction avec leurs perspectives locales des artistes et attisa la colère et la frustration de ceux-là même que ces compilations promouvaient. Ce second chapitre revient donc très utilement sur les défis et les contradictions entre les malentendus portant sur ces représentations médiatiques de la Noise japonaise et le caractère central de ces malentendus dans l’organisation transnationale de la cartographie de ses circulations.

« A l’écoute de la Noise de Kansai » (3ème chapitre) repose sur un article précédemment écrit par D. Novak, « 2,5 x 6 metres of space : Japanese music coffeehouses and experimental practices » (2008) où celui-ci décrit l’émergence de la Noise comme le vecteur d’une histoire de la réception médiatique du japon d’après-guerre. Ce constat apparaît par l’effet d’une comparaison entre les différentes modalités d’écoute développées dans les Jazu-Kissa d’après-guerre (des cafés/bars présentant des scènes de musiques alternatives) et celles qui prévalent dans les « libres-espaces », appelés drogueries [« drugstores »], qui furent prépondérants dans le déploiement de la Noise dans le Kyoto des années 1980. Cette séquence est sans doute la plus historique et descriptive du volume, faisant la démonstration de l’influence des formes d’écoute de musique enregistrée sur les circulations culturelles transnationales et la transformation des cadres des savoirs et de l’expérience musicale. 

Etablissant un clair contraste avec les logiques de description de ces lieux d’écoute, le chapitre 4 soulève l’une des interrogations les plus lancinante de cet ouvrage : la Noise constitue-t-elle un genre musical ? la Noise est un genre musical mixte « glorifié » qui rassemble un vaste ensemble de sonorités et de types de performances sous un même étiquette. Ces constituants présentent une hétérogénéité qui questionne cette synthèse nominale. La Noise est, selon l’auteur, « perpétuellement réémergente et infiniment renouvelée « (p.199), et alors qu’elle constitue un anti-genre, l’antinomie se voit captée par l’esprit d’une classification musicale. D. Novak stipule que la Noise « ne peut conserver sa différence qu’en cédant à une forme d’équivalence musicale par le biais de ses formats technologiques d’enregistrement. Ces enregistrements autorisent leurs auditeurs à penser que la Noise se range parmi le répertoire institué de La Musique, alors même qu’ils savent qu’il n’en est rien » (p.121). La Noise est présente dans la plupart des sonorités musicales, mais n’en obtient le titre qu’à la condition qu’elle en endosse les structures ; ainsi, comment la Noise peut-elle s’ériger en genre musical si tant est qu’elle repose sur une contestation, une mise-à-l’épreuve de ses formes et de ses structures-mêmes ? L’auteur illustre alors le développement de la Noise en tant que genre en retournant à l’émergence historique des modes de réception transnationale des enregistrements de deux groupes archétypaux du mouvement : le groupe canadien Nihilist Spasm Band et le groupe tokyoïte Merzbow. Il prolonge la question du genre en traitant les usages locaux de ces genres musicaux tels la J-pop en tant qu’ils produisent « une séparation culturelle par rapport à des centres de production globalisée » (p.130), là où la Noise « autorise les artistes japonais à mettre en valeur l’universalité de leur travail » (ibidem). En dernière instance, la Noise interroge les catégories musicales, mais « elle convoque constamment l’idée d’une pureté originelle de la musique tout en insistant sur le fait que les auditeurs continuent à rêver d’un décatégorisation absolue des sonorités aujourd’hui ensevelies sous la surproduction médiatique de la musique. » (138).

Le cinquième chapitre, « Feedback, Subjectivité et Performance » pourra apparaître plus complexe à ceux qui ne maîtrisent particulièrement le jargon des termes techniques liés aux technologies d’amplification et de distorsion sonore. On pense alors que cet objectif eut pu être atteint comme d’autres essais du genre l’on montré, comme dans « Wired for Sound : Engineers and Technologies in Sonic Cultures » publié en 2005 par Paul D. Green et Thomas Porcello qui soulève la question des relations entre le rôle des technologies d’ingénierie sonore et le façonnement des mondes musicaux contemporains. D. Novak introduit le feedback comme partie intégrante de la figure sonore électronique de la Noise mais aussi comme élément structurel des performances musicales. Il emploie également la notion comme une métaphore des échanges culturels et de la réciprocité des savoirs en sciences sociales mais aussi, à l’horizon de ses propos, comme une nouvelle source de créativité identitaire. Le chapitre s’ouvre sur une description d’Ikeda Keiko (a.k.a. Timisoara), première femme musicienne de Noise mentionnée par l’auteur. La brièveté du passage sur cette femme, son caractère presque anecdotique, comme celle accordée au développement d’une analyse sur le genre, à peine esquissée au chapitre 3 sur les Jazu-Kissa, donne peu de prises au lecteur qui aimerait se figurer l’impact du genre féminin sur les performances musiciennes et sur la réception qu’en font différents publics. Novak évoque bien le fait que ces lieux supportent clairement des privilèges masculins concernant par exemple l’expertise du jugement, malgré qu’ils aient été engagés dans l’essor de revendications féministes dès les années 1960. L’auteur rappelle cependant que la présence des femmes en tant que spectatrices autant que comme artistes est un fait établi qui jouit également d’une certaine visibilité sur la plupart des scènes de musique expérimentale au Japon. Mais il manque à ces description une analyse d’ensemble de ces phénomènes politiques autour du genre. 

La discussion autour des ratés du feedback, entre la sérendipité extraite du pouvoir créateur et disrupteur des technologies et l’inévitable facteur humain qui pèse sur ces relations aux machines, porte l’auteur à concevoir, dès le chapitre 6, la Japanoise comme une critique humaniste de la technoculture. L’ampleur existentielle de ce chapitre s’étend du fait qu’il mette en relation le désastre éco-social de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, les violences morales dans la science-fiction avec des considérations sur cette technoculture nippone comme une crise technologique essentielle dans l’espace politique globalisé des identités culturelles (p.173). Il s’interroge alors sur la capacité qu’à la Japanoise à porter un message politique et à s’accorder à ces desseins humanistes dans un pareil contexte culturel et technique. En tant que symbole d’une résistance personnelle à la technologie, la Japanoise « bouscule l’anxiété générale de la subjectivité post-humaine, qui ne parvenait avant à aucune résolution avec les autres moyens de penser la résistance culturelle » (p.175). L’apport constitutif de Novak dans ces problématiques des technocultures, en comparaison avec le « Music and Technoculture » (2003) de R. Lysloff & C. Gay par exemple qui centre son attention sur l’enjeu machinique et sur la puissance transformatrice de la technologie dans sa relation aux hommes, est justement d’en humaniser le propos et d’exposer les processus complexes d’incorporation de cette violence technologique dans la Noise. 

Au dernier chapitre « Le futur de la culture cassette », le principe d’inaccessibilité de la Noise comme étant un élément d’entraînement des relations entre Japon et Etats-Unis est une nouvelle fois remis sur la table et interrogée par l’observation de la résurgence anachronique des cassettes de Noise dans ses courants actuels de circulations. A l’époque des années 1990, la culture des cassettes avait véritablement permis l’émergence d’une production musicale indépendante basée sur le partage et l’échange entre utilisateurs et leur contrôle sur les canaux de distribution des enregistrements. Novak défend l’idée qu’aujourd’hui, les cassettes représentent une nouvelle cible d’imposition « de limites technologiques, sociales et esthétiques à l’omniprésence des nouveaux media, rendant à la Noise sa place originelle à la marge de cette circulation » (p.199). Les cassettes de Noise symbolisent la difficulté qui marque leurs propres circulations du fait de leur rareté, de leur inaccessibilité. Elles défient les espaces culturels en ligne et résistent à leur intégration en tant qu’objets intégralement absorbable par les nouveaux médias, leur système de distribution conservant son enracinement dans des rencontres interpersonnelles en face à face (p.222). Il sera à l’avenir intéressant de suivre l’évolution, sur les prochaines décennies, de cette culture de la cassette et de voir si elle tend à s’imposer socialement dans cette version contemporaine revitalisée face à l’hégémonie des media numériques d’internet, alors que les systèmes d’échanges en ligne deviennent semble-t-il de plus en plus nostalgiques. D. Novak réussi à synthétiser les implications culturelles de la Noise au travers d’une démarche d’ouverture des procédés d’enquête académique sur la musique et la culture. Son ouvrage est en ce sens inestimable et propose une contribution renversante pour l’ethnomusicologie car elle fournit des outils d’une grande variété à un large panel de disciplines académiques ayant pour objet les échanges transnationaux, les technologies et les phénomènes de globalisation. 

 

Cette traduction s'inscrit dans la collaboration avec la revue Ethnomusicology Review. Voici le lien vers la recension originale.