Comment les sociétés médiévales font face aux catastrophes et inventent de nouvelles formes de régulation.

L’histoire des catastrophes naturelles n’est pas nouvelle : dans la mouvance de l’histoire environnementale et de l’histoire culturelle, les études se sont multipliées sur ce sujet depuis les années 1990. Elles ont permis de montrer que la philanthropie et les premières formes de régulation étatiques s’étaient développées à partir du XVIIIe siècle. Mais qu’en est-il alors du Moyen Âge : comment les catastrophes étaient-elles vécues et gérées à une époque où les sensibilités collectives comme les actions publiques fonctionnaient selon des registres différents ?

A partir d'un corpus de plus de trois mille récits de catastrophes, qui couvrent quatre siècles et tout le continent européen, Thomas Labbe interroge les réactions des sociétés médiévales aux catastrophes naturelles – séismes, inondations, tempêtes... L'idée qui sous-tend tout l'ouvrage est que la façon dont les sociétés définissent et réagissent aux catastrophes en dit long sur les rapports entre l'homme et la nature.

 

Penser la catastrophe, entre le miracle et la nature

En latin ou en ancien français, le terme même de « catastrophe » n'existe pas : il n'apparaît qu'au xvie siècle. On parle à l'époque médiévale de « miracle », de « prodige » ou encore de « signe ».

Face à ces évènements extrêmes, la plupart des sources insistent sur la terreur – la catastrophe est avant tout une peur ressentie – mais, contrairement à aujourd'hui, très peu mentionnent les dégâts matériels et humains. Dans l'immense majorité des cas, les sources qui parlent d'une catastrophe n'en disent rien, se contentant de la citer. L'événement naturel s'inscrit dès lors dans une histoire normale.

Mais, parfois, la catastrophe demande à être expliquée. Elle est toujours ambiguë : en réfléchissant sur les comètes, les auteurs notent sans cesse que ces signes peuvent renvoyer à plusieurs choses, sans que l'on puisse vraiment trancher. Après une catastrophe, les auteurs se tournent souvent vers des explications religieuses, qui font du désastre un signe de la colère divine, en accord avec le texte biblique – l'ombre de Sodome et Gomorrhe ou des plaies d'Égypte plane lourdement sur la vision médiévale des catastrophes. La foudre punit les blasphémateurs, les séismes les sodomites. Les catastrophes ont alors une fonction purificatrice, et peuvent même conduire à des réconciliations politiques. Mais les auteurs savent aussi avancer des explications naturelles, qui cherchent la cause de l'évènement dans la météo, la géologie ou les étoiles. Cette pensée scientifique de la catastrophe, nourrie notamment des œuvres d'Aristote, ne caractérise pas que les milieux savants : en 1348, un séisme et à une inondation frappent la ville de Villach. Des moines tentent de faire de ces catastrophes le signe de la colère de Dieu, invitant les habitants à faire pénitence, mais ceux-ci restent sceptiques et soulignent que c'est le séisme qui, en bouchant le cours de la rivière, a provoqué l'inondation. Ces réflexions sur la culture savante des classes populaires sont importantes, car elles mettent en lumière un Moyen Âge curieux, ouvert, prompt à se dégager des explications religieuses pour avancer d'autres types de rationalités.

 

La naissance de la pensée environnementale

Cette volonté, encore assez rare, d'expliquer la catastrophe en lui donnant des causes naturelles conduit à une naissance de la pensée environnementale vers la fin du Moyen Âge. L'auteur souligne notamment très bien la conscience de plus en plus nette que la pression exercée par les activités humaines sur le milieu naturel accroît les risques de catastrophes : ainsi voit-on les autorités des Hautes-Alpes interdire les défrichements pour lutter contre les inondations ou, à Venise, chercher à protéger la ville de cette « mort lente » dans laquelle elle glisse inexorablement à cause de l’ensablement de la lagune. Plus généralement, c'est à ce moment-là qu'apparaissent les premiers textes consacrés exclusivement aux catastrophes naturelles, ce qui atteste d'une attention plus grande portée aux phénomènes naturels et à leurs dimensions socio-économiques.

Celle-ci participe d'une « réflexivité environnementale »   de plus en plus approfondie, et qui n'est pas, comme l'avancent plusieurs auteurs, l'apanage de la modernité. Au contraire, se construit dès l'époque médiévale un discours complexe sur les bouleversements climatiques, la fragilité de l'environnement, le rôle de l'homme dans la dégradation et la préservation de la nature. L'auteur livre, sur ce sujet, les meilleures pages de l'ouvrage, en rappelant que dès le XIVe siècle la nature en Europe est entièrement anthropisée, et en invitant notamment à réaliser une histoire de l'idée de bouleversement de la nature.

 

Réagir, reconstruire, compter : une histoire des sensibilités

Dans une deuxième partie, l'auteur interroge les réactions des contemporains. Celles-ci s'articulent en différents moments. D'abord les réactions immédiates, la fuite, la prière, mais pas l'entraide, absente des descriptions médiévales : l'altruisme et la solidarité sont des constructions relativement récentes. Et lorsqu’aide il y a, elle n’est le fait que de quelques particuliers, agissant plus pour un motif religieux que selon une logique humanitaire. Puis vient le temps de l’après-catastrophe, marquée par des reconstructions à la fois matérielles et symboliques, via des messes ou des processions. Il faut reformer la communauté, parfois aussi la réformer, en interdisant les divertissements, les blasphèmes ou les vêtements luxueux. Mais il s’agit d’une action spirituelle et non matérielle. En règle générale, les pouvoirs ne s'occupent guère des populations sinistrées, si ce n'est en abaissant la fiscalité, et il ne semble pas que la catastrophe entraîne la mise en place de dispositifs de gouvernement particuliers – pas avant les XVII et XVIIIe siècles en tout cas.

Se construit alors un discours médiéval très spécifique, qui change assez vite à partir de la Renaissance, notamment dans les façons de raconter l'événement : alors que les sources médiévales s'intéressent assez peu au nombre de morts, ou donnent des chiffres non réalistes, le chiffrement précis des victimes s'impose avec force à partir du XVIe siècle. Cette période est bien celle d'une « invention de la mesure », qui marque un nouveau rapport à la nature. L'auteur, pour expliquer cette rupture, avance une hypothèse passionnante : la redécouverte de la Poétique d'Aristote, qui influence profondément l'humanisme, pousse les auteurs à penser la catastrophe comme un drame, une tragédie, ce qui change complètement la façon de le raconter. Dans le même temps, l'attitude globale face à la mort change, la mort « de soi », puis celle des autres apparaît de plus en plus comme une rupture : la sensibilité au malheur des autres s'accroît en proportion. C’est une lente apparition de la notion de victime. De même, à partir du XVIe siècle, on va de plus en plus attendre du prince qu'il compatisse et réagisse à la catastrophe en prenant en charge les populations : la charité médiévale se sécularise, pour donner au XVIIIe siècle la philanthropie et au XIXe siècle les causes « humanitaires ». Cette nouvelle exigence se fait en partie par rapport à une redécouverte de l'Antiquité, peut-être en imitant la façon dont les empereurs romains géraient les désastres naturels.

 

Les risques d'une histoire des catastrophes

L'auteur passe très rapidement sur ce point alors qu'on aurait aimé en savoir plus. Il aurait été intéressant notamment de savoir quand, comment et pourquoi on sort de cette façon romaine de penser la catastrophe pour entrer dans la façon médiévale de le faire. De même, certains partis-pris sont parfois un peu frustrants. On aurait pu souhaiter une analyse de plus d’images qui représentent, ou ne représentent pas, les catastrophes, ce qui aurait permis à la fois de varier le corpus et de réfléchir à la construction de la mémoire d'un événement   . Un peu plus gênante est l'exclusion quasi-totale des « politiques du risque » que mettent en place les autorités, notamment municipales, pour tenter de prévenir les catastrophes : l'image qui se dégage est celle d'un monde relativement passif, qui subit les catastrophes sans jamais chercher à s’en prémunir, sauf en empêchant l’érosion. L'auteur ne se concentre quasiment que sur l'après-catastrophe, ce qui en soi ne pose aucun problème mais aurait pu davantage être explicité et justifié. En particulier, le titre aurait gagné à être plus proche de celui de sa thèse, en annonçant clairement qu’il se centrait sur « l'impact et les perceptions » des catastrophes. Mais il s'agit peut-être ici d'un choix de l'éditeur.

Par contre, la définition même de l'objet d'étude est marquée par une ambiguïté. En effet, les catastrophes retenues excluent par exemple les pandémies ou les panzooties : or on ne voit pas bien pourquoi la Peste, pour ne citer qu'elle, serait moins « naturelle » qu'une inondation – surtout que B. Campbell, que l'auteur connaît et cite, a récemment montré à quel point elle était liée aux variations climatiques du début du XIVe siècle, longuement évoquées dans l’ouvrage   . Il semble donc difficile de distinguer des catastrophes « naturelles » puisqu'elles ne sont des catastrophes, précisément, que lorsqu'elles impactent des sociétés humaines : comme le montre bien William Cronon, la « nature » elle-même est socialement et historiquement construite, tout comme, du coup, les catastrophes « naturelles ».

 

Ces deux petites critiques n'enlèvent rien à la pertinence de l'ouvrage. Rédigé dans un style agréable, brassant des exemples variés, appuyé sur une bibliographie riche et récente, le livre devrait en toute logique s'imposer comme un grand livre d'histoire sociale et culturelle, mais surtout comme un grand classique de l'histoire environnementale. Il invite notamment à remettre en question un grand nombre d'idées reçues : plusieurs attitudes que nous aurions tendance à imaginer comme atemporelles s'avèrent historiquement construites, comme l'altruisme ou la notion de souffrance des victimes, tandis qu'au contraire des raisonnements complexes sur l'anthropisation de l'environnement apparaissent dès le Moyen Âge. Les fréquentes ouvertures vers la sociologie de la catastrophe et de l’humanitaire sont particulièrement efficaces pour rappeler la double place du Moyen Âge, à la fois comme société distincte de la nôtre, rendue compréhensible par la comparaison, et comme société antérieure à la nôtre, liée à nous par une toile généalogique irrégulière. La conclusion, de haute volée, renoue les fils du raisonnement pour inviter à écrire une histoire attentive à l'évolution des émotions collectives : derrière le fracas des catastrophes se donnent à entendre les murmures des sensibilités.