Nos proverbes, censés véhiculer des bouts de sagesse ancestrale, sont souvent incompris, considérés obsolètes, de moins en moins usités quand ils ne sont pas simplement oubliés. Certains, pourtant, nous paraissent bel et bien faire sens aujourd'hui. Aussi la chronique L'âge de nos adages se donne pour objectif d'en dépoussiérer quelques-uns pour en raviver l'actualité. N'hésitez pas en commentaire à nous suggérer des proverbes qui vous titillent, notre équipe se fera une joie de les décortiquer pour vous!

Cette semaine: « L'argent n'a pas d'odeur » !

 

 

Historiquement, l'expression remonterait à l'empereur Vespasien (Ier siècle ap. J-C), quand il décida de collecter l'impôt sur l'urine des latrines (qu'on n'appelait pas encore les vespasiennes!). Les Romains travaillant le textile s'en servaient en effet pour tanner le cuir et nettoyer la laine, et Vespasien y vit une source de revenus potentiels. Il aurait alors eu une conversation avec son fils qui se serait offusqué de la nature d'un tel impôt, et Vespasien lui aurait répondu: l'argent n'a pas d'odeur (ou en latin, parce que c'est plus classe: “Pecunia non olet”). Dans ce contexte, il s'agit donc de favoriser la rationalité économique sur une forme de pudeur ou de coquetterie.

 

Nos contemporains en revanche utilisent plus souvent l'expression pour condamner des façons malhonnêtes de gagner de l'argent, liées au milieu de la drogue ou de la prostition par exemple, ou témoignant de pratiques de corruption patentes. Ainsi le journaliste de France Inter Thomas Legrand concluait un édito politique sur le budget de l'Elysée en 2008 par “Décidement, "Pecunia non olet", l'argent n'a pas d'odeur, sauf parfois peut-être, celle de l'arnaque de la communication politique.”

Un deuxième sens a émergé plus récemment, qui alerte sur l'absence de traçabilité des sommes d'argent qui circulent dans une société mondialisée: si l'argent n'a pas d'odeur, on ne peut effectivement pas le suivre à la trace! Un constat qui pousse certains pays, Scandinavie en tête, à accélérer le processus de disparition du cash: certains commerçants peuvent y refuser le paiement en liquide, tandis que les derniers "bastions du cash", églises et SDF, commencent à s'équiper de lecteurs de cartes bancaires ou d'applications mobiles permettant de recevoir des paiements dématérialisés   .

Paradoxalement, ce passage au “tout électronique”, s'il offre bien plus de traçabilité, finit en revanche d'enlever ses dernières traces olfactives à une monnaie privée de toute matérialité: exit l'odeur si particulière de la pièce de nickel, de fer ou de laiton passée par tant de mains (c'est en effet bien le contact avec la peau qui donne à la pièce de monnaie son odeur, le métal n'ayant pas d'odeur par lui-même).

 

Et si nous revenions au sens premier de l'expression? L'argent n'a pas d'odeur, pour les modernes que nous sommes, englués dans une anthropocène que trop souvent nous refusons de voir, cela voudrait dire, tout comme Vespasien, de faire fi des pudeurs superstitieuses et accepter d'aller chercher la richesse là où elle se trouve: dans les déchets organiques animaux et humains ou dans les gaz des ruminants, pour produire du biogaz ou du compost, enrichir nos sols, générer de l'électricité. Il semblerait pourtant que ce principe, techniquement relativement aisé à mettre en oeuvre, suscite chez nous le même malaise que provoqua chez le fils de Vespasien l'impôt sur les latrines. Quand la ville de San Diego, en Californie, a tenté un programme de recyclage des eaux usées qu'elle a intitulée “Toilet to Tap” (littéralement, “des toilettes au robinet”), cela a été un fiasco total. En revanche, Singapour, à l'origine d'un programme similaire mais portant un nom autrement plus sexy (NEWater) répond aujourd'hui à 30% des besoins en eau de la Cité-Etat grâce à ce dispositif. Ces deux exemples sont d'ailleurs développés dans l'ouvrage de William McDounough et Michael Braungart, L'Upcycle, à propos desquels les auteurs citent notre adage, pour bien illustrer l'importance du vocabulaire choisi:

“Arrêtons de penser eaux usées et commençons à penser gestion de nutriments. Arrêtons de penser handicap laid et malodorant, et pensons au vieil adage L'argent n'a pas d'odeur.  .

Certains vont encore plus loin, choisissant d'assumer pleinement l'origine du biogaz et en faisant même un argument marketing. Ainsi l'entreprise japonaise TOTO a mis au point une motocyclette fonctionnant au biogaz, dont le siège conducteur représente une cuvette de WC (mais fonctionnant en réalité à partir d'excréments animaux, pour une autonomie de 300 km par plein)! Quant à l'entreprise autrichienne KWB, leader européen en biomasse, elle a mis au point une chaudière raccordée directement à l'évacuation des WC, permettant d'utiliser la matière fécale humaine pour chauffer les habitations.

 

Dans tous ces exemples, l'obstacle de réalisation est beaucoup moins technique que culturel et psychologique. Bref, si l'argent n'a pas d'odeur, encore faut-il réussir à le débarasser de ses connotations culturelles quand il est passé par un système digestif, une évolution qui dépend largement des mots et images utilisés!

 

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