Le désaccord Mélenchon-Hamon n’est pas qu’une question d’ambitions personnelles. D’un point de vue collectif, il traduit l’opposition de deux modèles de pratique politique: celui des partis, et celui des conseils.

Dans ce nouveau JT de Socrate, Maryse Emel exhume les analyses du conseillisme formulées en leur temps par Hannah Arendt ou Simone Weil, et lit à leur prisme les pratiques du mouvement qui se déploie derrière la figure-écran de leur porte-parole charismatique.

 

    

(Hannah Arendt et Simone Weil.)

 

Non : malgré sa formation marxiste, Jean-Luc Mélenchon n'est pas communiste. Et c’est bien pour cette raison que la cohabitation avec le PCF a du mal à se faire. La France Insoumise organise du collaboratif horizontal et refuse la hiérarchie pyramidale. Elle revendique de prendre chacun en compte, et de congédier le culte de la personnalité… même si le candidat affiche ostensiblement son goût pour Robespierre. Elle œuvre pour une nation qu’on retrouve dans son nom, la France, marchant de ce fait sur le même terrain glissant que le Front National ; mais si les deux invoquent en effet le « peuple », c’est dans des sens et selon des usages radicalement différents.

Pour Jean-Luc Mélenchon, il s’agit d’organiser la mise en mouvement spontanée des «nuées humaines urbanisées». Il croit en la génération d’une insurrection collective spontanée, qui ne mette plus en avant le rôle moteur du parti, mais qui rassemble diverses propositions à la faveur d’une sorte de participation démocratique directe. Cette substitution puise en réalité dans une opposition structurante de l’histoire politique contemporaine, bien perçue par Hannah Arendt :

« L'opposition entre les deux systèmes, celui des partis et celui des "conseils" a surgi au premier plan dans toutes les révolutions du XXème siècle. Le conflit tel qu’il se posait était le suivant : représentation contre action et participation. » (Essai sur la Révolution, 1963)

Quelques années plus tôt, à propos de la révolution en Hongrie, elle précisait :

« Pour comprendre le système des conseils, il est bon de se rappeler qu'il est contemporain du système des partis lui-même; comme tel il représente la seule alternative à celui-ci, c'est-à-dire la seule alternative en matière de représentation électorale démocratique au système continental pluripartite [...] Dans le contexte moderne, les conseils sont la seule alternative que nous connaissions au système des partis et les principes qui les fondent tranchent à bien des égards par leur opposition aux principes du système des partis. » (Réflexions sur la Révolution hongroise, 1958)

Un rapprochement avec le PS de Benoît Hamon, figure du « parti » s’il en est, n'a pas de sens non plus, et ne peut pas avoir lieu. Hamon est en outre proche de cette « bienveillance » à l'œuvre dans les entreprises que défendit en son temps Martine Aubry sous le nom de « care » ; or la bienveillance est la traduction, dans les programmes, des logiques de soumission que refuse France Insoumise.

 

Articuler démocratie directe et représentation

Jean-Luc Mélenchon se présente comme le porte-parole de la France Insoumise. En 2016, ils étaient déjà plusieurs à réfléchir sur un projet de programme qu'aujourd'hui, le candidat présente en leur nom. Ils proviennent de toutes les régions de France et de diverses catégories professionnelles. Leurs travaux se prolongent encore à ce jour. Le programme politique du candidat aux Présidentielles ne cesse de se construire, et de demeurer collectif.

Cette manière de faire présente dans les faits une forte proximité avec ce qu'écrivait en 1934 la philosophe Simone Weil : « La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale).

L’action politique est source de l’idée, comme le pense Arendt, et comme le pensait avant elle une révolutionnaire comme Rosa Luxemburg lorsqu’elle disait : « Une bonne organisation ne précède pas l’action, mais en est le produit ». Ou encore Proudhon : « L’idée naît de l’action et non l’action de la réflexion ».

Jean-Luc Mélenchon aime se mettre en scène, et il met aussi en scène la France Insoumise. Ainsi en va-t-il du mystérieux symbole « φ » choisi pour représenter le projet, et qui a donné lieu à des questionnements multiples : car si la lettre grecque « phi » renvoie pour la plupart des exégètes au « F. I. » de France Insoumise, son sens abrégé est aussi une référence évidente à la « philosophie », tandis que sa graphie évoque le « 6 » de la 6e République.

La position théâtrale de Jean-Luc Mélenchon mérite qu'on s'y arrête. Lors de ses interventions publiques, il investit volontiers les théâtres, lieux par excellence de la représentation. Là, il se fait porte-parole de la France Insoumise et de ses collectifs, sur lesquels la presse donne bien peu d’informations allant au-delà des généralités et des banalités. Or ces mouvements locaux se présentent comme des forces innovantes, à la recherche d'interventions différentes de celles des partis traditionnels. La démocratie directe se combine avec le jeu représentatif de Mélenchon.

 

La pratique des conseils, ou comment produire de l’unité

Lors de la conférence de presse des candidats insoumis de Seine-et-Marne, Julia Killian soulignait : « Mélenchon, notre candidat à la présidentielle, n’est pas parti tout seul. Ce programme a été co-construit et est encore en co-construction. » Elle a évoqué trois phases : la construction du programme, le développement du programme dans des livrets thématiques et l’écriture de lois.

Difficile, cependant, de construire une unité dans cette diversité d’expériences. Certains font appel à des associations pour parfaire leur formation, comme par exemple la Coopérative citoyenne des militants de Lagny Thorigny en Seine-et-Marne. Ici on invente des actions qui se rattachent à l’éducation populaire pour aider à la prise de conscience politique. On interroge le quotidien. Par exemple, on prend de la ficelle qu'on attache entre deux arbres ou poteaux, on y accroche une grande feuille, et on y pose les questions les plus concrètes et les plus importantes : « C'est quoi, le travail idéal ? », « Qu'est-ce qui vous met en colère ? », « Être jeune, c'était mieux avant ? », etc. Puis on en discute, avec les passants qui prennent le temps de s’arrêter et d’écouter. Et on fait la synthèse de leurs réponses et de leurs discussions sur une autre feuille, plus petite cette fois, qu'on accroche sur la ficelle à côté des précédentes. Le but, c'est de partir du vécu des habitants – des citoyens, du « peuple » – et de construire à partir de cela une réflexion politique.

Les militants revisitent les pratiques et partagent leur expérience sur les réseaux sociaux, confortant ainsi le choix du numérique privilégié pour la campagne de Jean-Luc Mélenchon.

 

 

Sous cet angle, la France Insoumise se présente comme une inflation de projets, mais aussi comme un désir authentiquement démocratique de sauver la nation réalisée par l’unification d’un peuple souverain. C'est « une insurrection contre la monarchie » s'époumone Mélenchon, c’est-à-dire aussi contre une gouvernance par le haut qui aboutit au fragmentation du corps civique en communautés sourdes les unes aux autres. Bref c’est une sorte de remobilisation d’un Tiers Etat pour rédiger la constitution d'une République à venir, mais aussi pour définir perpétuellement les politiques à mener, sans s’en remettre à un nouveau pouvoir constitué qui ne ferait que prendre le relai du précédent.

Le moindre des paradoxes n’est donc pas que le France Insoumise se soit choisi un porte-parole si charismatique pour faire valoir un projet construit sur le rejet des hommes providentiels et autres représentants. Cette forme est du reste la traduction d’une conception selon laquelle la politique n'est pas affaire de professionnalisme – et donc de professionnels – mais de mise en accord des libertés, ce qu’elles seules peuvent négocier. Tout l’enjeu des programmes issus des laboratoires d’idées que sont les collectifs locaux de la France Insoumise est alors d’approfondir le sens de cette liberté, qui dans sa singularité doit formuler des réponses universelles ou au moins partageables aux questions formulées sur les feuilles suspendues dans l’espace public.

 

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