Laisser affleurer les nervures de son passé, au gré de l'expérience et de la patience : telle est la condition d'une vie, non pas nouvelle, mais seconde.

Tout nous intime de « réussir » notre vie. Le souverain poncif manie à merveille l'anglicisme : performer partout, quitte à faire appel à un coach, relever les challenges, rester smart et fit. La philosophie sert parfois de caution morale à ces injonctions sociales et économiques : nos sophistes modernes se font charlatans pour l'élite – les « essayistes » médiatiques – ou pour la multitude – les livres de développement personnel. Est-ce à dire que la philosophie, pourtant essentiellement amour de la sagesse, doit renoncer à toute prétention éthique ? La quête du bonheur confine-t-elle fatalement à la mièvrerie, aux « banalités bien rabotées de la sagesse » ? Notre scepticisme en matière éthique s'appuie sur les échecs à lui trouver des fondations scientifiques : aucune démonstration dans ce domaine n'a convaincu. Quant aux arrières-mondes, les voilà mis au rancart de l'histoire : «  la connaissance, la morale, la croyance en l'immortalité ne se constituent plus en fins qui se croient universelles et d'emblée légitimes ». Une fois l'aporie constatée, ne convient-il pas d'emprunter la voie étroite ? C'est celle de « la seconde vie », comme l'indique le titre du dernier ouvrage de François Jullien : secondarité qui ne se déduit pas de la première, mais s'en « décante ». Entrons dans ce précis de décantation.

 

L'exigence éthique d'une décantation existentielle

L'ouvrage questionne la genèse de la seconde vie, qui n'est pas la deuxième vie. Deuxième et second disent certes la même chose, mais second indique l'originarité du deuxième dans le premier, sa réitération : secundus, c'est le suivant (sequi). Le second est ambivalent : d'une part il reste immanent au premier, d'autre part il rompt qualitativement avec ce dernier. Comment savoir que cette fois-ci, je prendrai une fois pour toutes mes bonnes résolutions, je réformerai pour de bon mon existence, sans pour autant sauter dans l'absurde ? On voit comme ces expressions sont malheureuses : on changerait de vie comme de vêtement, on se prendrait en main comme si on tenait ferme un objet. Or le propre de la condition humaine est de ne jamais s'extraire d'elle-même : « nous n'avons pas de vie de rechange ou de remplacement ». Procéder avec méthode, ce sera ne plus « céder à la tentation d'introduire quelque rupture d'expérience impossible à légitimer : celle-ci briserait la processualité qui fait le cours de la vie et à laquelle seule, par conséquent, je peux me fier ».

Or, le propre de la science est d'instaurer une rupture entre le temps de l'ignorance et celui du savoir, rupture que marque la compréhension. La dialectique du vivre demeure au contraire immanente : notre vie « s'est à ce point élaborée, s'est réfléchie et devient concertée, que quelque chose qui la restreignait encore, de soi-même, peu à peu s'est tranché ». La « décantation », à savoir le changement qualitatif qui s'opère momentanément – et imperceptiblement – à la suite d'une accumulation d'expériences, procède par « lucidité », qui tombe sur nous, malgré nous. Si la lucidité demeure dans l'immanence, c'est qu'elle a pour vertu de « dessin[er] tout autre chose que ce que l'on percevait au premier abord de la vie, s'étalant sous nos yeux, en même temps que [ses configurations] sont incluses – « comprises » – dans la matière même de la vie ». Ce réquisit d'immanence donne prétexte, les neuf chapitres durant, à de jolies références proustiennes : « c'est la littérature (le roman) qui d'ordinaire explicite [ces configurations], et non pas la philosophie ».

Aussi l'auteur évite-t-il tout écueil verticaliste, refusant le (gros) mot de « conversion » : nous ne sommes plus les héritiers du « scandale » de la crucifixion de Dieu. Quand bien même le serions-nous, « il n'y a pas de si grand Événement, surgissement, serait-ce sur le chemin de Damas, qui puisse changer radicalement la vie, tout au plus s'agira-t-il d'une inversion ». En d'autres termes : préférer à une « morale de la prescription » une « éthique de la promotion ». On parlera alors de dégagement – du tas grossier de nos expériences se dégage progressivement, sans qu'il n'y paraisse, une structure qui  s'autorise d'elle-même : la seconde vie. Non pas idéal prédéfini à atteindre, non pas possible préétabli à réaliser, mais nécessité qui s'impose rétrospectivement. Ce saut qualitatif n'est pas le passage du déterminisme à la liberté – opposition conceptuelle ici stérile, tenant d'arguties métaphysiques, sinon byzantines –, mais plutôt de la passivité à l'activité. Dans notre vie première, primitive, « si nous avons bien dût faire alors ce qui s'objectivait en des « choix » (de genre de vie, de métier, d'amour...), nous choisissions pour une si large par en aveugles ». Ce n'est que rétrospectivement, par résignation, que ces nécessités nous apparaissent comme des choix.

On comprend mieux pourquoi le titre de l'ouvrage n'est pas « une nouvelle vie ». Recommencer tout de zéro, faire table rase des naïvetés de l'enfance, « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait », bref, biffer d'un trait résolu le passé n'est que vue de l'esprit. « Le ''nouveau'' (''premier'') est utopique (le Début mythique) ; mais le second, se -calant de ce début qui, comme tel, n'a jamais existé, s'est, ce faisant, introduit en sous-main et comme inter-calé ».

Résolution au terme, non pas d'une mue, ni d'une mutation, mais d'une maturation d'autant plus sonore qu'on ne l'a pas perçu précédemment cheminer : telles sont les conditions d'une vie heureuse. Tout ceci est bien beau, mais qu'entend-on au juste par vivre ?

 

Que signifie « exister » ?

Exister ne va pas sans se libérer des entraves de la première vie. « Une liberté ne s'actualise, en effet, qu'autant qu'on se hisse peu à peu et se ''tient hors'' des conditions imparties, à la fois données et subies, ce que j'appellerai ''ex-ister'' ». C'est moins la sistance du sujet qui se fêle que sa cohérence, qui laisse apparaître d'elle-même sa limite et, par suite, appelle son dépassement. La thèse est de taille, puisqu'elle fait de la liberté non plus « une donnée première, comme l'a voulu la métaphysique en dédoublant le monde et rompant l'expérience ; mais elle est au contraire, par désolidarisation d'avec la primarité imposée, une acquisition et accession secondaire du sujet, celle par laquelle précisément il se promeut en ''sujet'' ». Libre à chacun de fermer les yeux sur ce qui s'est épuisé de cette première vie révélant son inanité, de s'enliser dans l'ornière des habitudes, des entours familiers. De la même façon, « le ''présent'' ne sera plus dès lors cette question épineuse de la philosophie », divisible qu'il est en soi, en tant qu'instant, à l'infini (Aristote) ; ou suspendu subjectivement à ma si fragile attention, pris comme il est entre mon attente du futur et ma remémoration du passé (Augustin). « Mais c'est le présent actif d'une second qui commence du fait que j'envisage sans plus d'atermoiement, ni non plus d'apitoiement, le terme non datable, mais non douteux, de ma vie ». 

Peut-on toutefois déterminer positivement ce en quoi consiste cette première vie ? Dissimulée sous les enseignements de la morale et de l'éducation, et d'abord « le besoin de puissance et de reconnaissance et la sempiternelle lutte au sein de rapports de forces plus ou moins maquillés », la second vie doit se départir de « la loi commune, primaire, de l'intérêt ». C'est la différence entre savoir et croire : je sais, par raison, que ce que les romans d'éducation m’apprennent, à savoir tourner le dos à toute vanité et perdre ses illusions, est vrai ; mais je n'y crois qu'avec le temps, par « dégagement ». « Je le savais auparavant, mais je ne ''réalisais'' pas ; c'est-à-dire que je le savais auparavant d'un savoir que je ne voulais pas savoir, par suite que je n'intégrais pas, tant tout résiste en moi, en tant que vivant, à ce savoir de ma mort et m'en fait dévier ». Apprendre à mourir afin d'apprendre à vivre : cette voie du cœur n'est pas énoncée, mais secrétée ; elle n'est pas d'entendement, mais de discernement.

Ce constat permet, incidemment, à l'agrégé de philosophie de se désagréger de son savoir ; et à l'auteur, facétieusement, de parler de lui à mots couverts. Soyez-en juge : « C'est qu'on introduit maintenant plus de jeu, de détour et de désinvolture, pour déjouer la posture théorique qu'on a mise en place – et qui déjà menace ; (…) non pas que, avec l'âge ou face aux critiques, on ait ''mis de l'eau dans son vin'', comme on dit, qu'on ait abandonné l'extrémisme théorique de sa jeunesse et que, la vie passant, il soit temps de revenir à du plus ''solide'', le fameux ''vécu'', renonçant à s'aventurer ». Il va sans dire que la seconde vie est la quête permanente du philosophe, qui cherche dans le savoir sa propre perte, à creuser sa soif de connaître. Cette exigence fait le fil conducteur de l’œuvre de Jullien, qui met en vis-à-vis les langues pensées de la Chine et de l'Occident pour explorer leur écart et sonder leur impensé. « Je me demande aujourd'hui ce qui, dans ce filet problématique tissé entre [la Chine et l'Europe], échappe encore : ce que j'y pourrais capter et dont je ne savais pas que cela pourrait aussi s'y déceler ». Reste à savoir si, dans notre présent, où la langue-pensée du monde tend à s'homogénéiser, penser dans la secondarité, c'est-à-dire exister, demeure une possibilité

 

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