W. G. Sebald explore les ambiguïtés de l’histoire de l’Autriche à travers les œuvres de plusieurs de ses écrivains.  

Avec la traduction d’Amère patrie par Patrick Charbonneau, Actes Sud poursuit la publication en français de l’écrivain allemand W. G. Sebald, décédé en 2001. Ce nouveau livre se range dans la même catégorie que La Description du malheur, traduit il y a trois ans. A chaque fois, il s’agit d’études portant sur la littérature autrichienne, publiées à l’origine en 1985   et 1991   . Si dans La Description du malheur, la perspective se voulait psychologique, avec Amère patrie, « il s’agît plutôt de se demander ce qui conditionne socialement la vision que l’on a du monde   », pour reprendre les propres mots de l’auteur. A l’occasion de cette nouvelle traduction, Actes Sud publie dans sa collection au format poche (« Babel ») Campo Santo, qui regroupe des textes en prose et des essais, dont une première version de La Destruction comme élément de l’histoire naturelle   .

 

Problématique Heimat

Amère patrie s’intéresse à « la thématique tournant autour des notions de Heimat – de (petite) patrie, de province, de pays frontalier, d’étranger, d’étrangeté et d’exil – [qui] revêt une importance prédominante dans la littérature autrichienne des xixe et xxe siècles.   »

Le terme serait une notion négative, n’apparaissant paradoxalement que lorsque le lien à la patrie disparaît, par exemple lors d’une émigration, qu’elle soit volontaire ou forcée. En conséquence, il émerge dans les écrits d’auteurs confrontés à des situations très différentes, mais, qui, compte tenu de l’histoire tragique des espaces germaniques dans la première moitié du siècle précédent, concernent en premier lieu les populations juives.

Le traitement de cette patrie est ambivalent. Ainsi, « Dans les œuvres des auteurs juifs autrichiens, critique et fidélité se rencontrent à parts égales, et il ne serait assurément pas faux de dire que cet équilibre est l’un des grands axes de la littérature autrichienne à l’époque où elle a été la plus productive.   » Le motif évolue avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’écrivains autrichiens, dont les plus visibles sont Thomas Bernhard et Peter Handke. Ils s’interrogent sur la persistance (inavouée) du nazisme dans la société autrichienne. Comme l’écrit en 1991 Sebald : « Visiblement, il est encore difficile aujourd’hui de se sentir bien en Autriche, en particulier ces dernières années où le malaise ressenti est plus souvent qu’on ne le voudrait renforcé par l’entrée en scène de divers avatars et fantômes du passé.   ».

Les différentes études d’écrivains et d’œuvres proposées ici interrogent toutes cette notion, traitée par des auteurs aussi différents que Charles Sealsfield, né Karl Postl, un autrichien émigré aux Etats-Unis, que par les auteurs d’histoires de ghettos (juifs) de langue allemande, oscillant « entre l’étude scientifique et la caricature grotesque   », ou encore Peter Altenberg, Franz Kafka, Joseph Roth, Hermann Broch, Gerhard Roth et Peter Handke. Chaque chapitre mêle analyse littéraire et portrait d’un écrivain, où Sebald n’hésite pas à souligner les parts d’obscurité. L’idée de dévoilement constitue un leitmotiv implicite et la narration est souvent construite autour de l’attente d’une forme de dénouement. Sebald se révèle parfois davantage intéressé par leur histoire personnelle que par leurs histoires fictionnelles. Amère patrie se situe à la lisière entre l’œuvre de l’universitaire et celle, à venir   , de l’écrivain, impitoyable lorsqu’il analyse l’œuvre majeure d’Hermann Broch   , ou, au contraire, émouvant, avec son essai très personnel consacré à un roman de Gerhard Roth   .

 

Jean Améry et le « mal du pays »

L’écrivain Jean Améry   se retrouve, avec Kafka et Handke, aussi bien dans Amère partie que dans Campo Santo. Ecrivain autrichien, résistant en Belgique puis rescapé d’Auschwitz, Améry illustre plus que tout autre la relation particulière unissant ces écrivains à leur pays. En effet, « L’Autriche et la nationalité autrichienne, c’était ce dont on l’avait dépossédé, une chose à laquelle il ne songeait plus, en raison des expériences qu’il avait vécues, l’exil, la torture et l’extermination de masse.   » La patrie n’était plus qu’une « chimère » pour lui et son regard sans illusion lui a permis de livrer des réflexions très acérées sur la notion de Heimat qu’il définit comme « ce dont on a le moins besoin dès lors qu’on l’a, ce qui veut dire que toutes les allégations émises à ce sujet sont d’emblée sujettes à caution et que l’on ne peut faire que par la négative, en exil, l’expérience de ce que signifie ou aurait pu signifier pour vous la Heimat.   »

Améry revient sur l’aveuglement des juifs autrichiens, désireux de s’assimiler, face aux errements de leur patrie, et, tout particulièrement, le fatalisme avec lequel ils auraient accepté l’hostilité dont l’Autriche les paya en remerciement de ce désir. L’écrivain est lui-même expulsé en 1938 : « Les circonstances firent que son amour du pays natal se mua en haine. Améry, qui savait ce que ce ressentiment voulait dire, savait aussi que la haine de sa patrie se mue finalement en haine de soi et la séparation en déchirure.   » Conscient de l’impossibilité du retour, Améry fut rongé par un étrange « mal du pays » toute sa vie durant. Symboliquement, celui qui était né Hans Mayer, finit par se suicider dans un hôtel de Salzbourg, en 1978, alors qu’il était en pleine tournée de lectures publiques en Allemagne.

Faut-il relier directement la fin tragique d’Améry à son expérience de victime de la barbarie nazie, telle qu’il la rapporte dans les textes analysés par Sebald dans Campo Santo   ? Améry y expose l’impossible oubli pour les victimes alors que leurs bourreaux ont bien souvent réussi à refouler le souvenir de leurs actions et repris le cours d’une vie normale. Pour les victimes, au contraire, ce souvenir est avivé par la culpabilité de celui qui a survécu.

 

Une collection sebaldienne

Campo Santo commence par les fragments d’un livre inachevé sur la Corse, dernier projet entrepris du vivant de l’auteur. L’on y retrouve des thèmes chers à Sebald ; il réfléchit à la destruction, l’histoire et la nature, au détour d’une visite de musée ou d’un cimetière. A la suite de ces quatre textes sont regroupés des essais, dont une préfiguration de De la destruction : « Si la capacité humaine à tirer des leçons de l’expérience, déterminée par l’histoire naturelle et la société, semble exclure que l’espèce puisse échapper autrement que par pur hasard à la catastrophe qu’elle a elle-même déclenchée, cela ne veut aucunement dire que tout examen rétrospectif des modalités de la destruction soit vain.   » La littérature est bien représentée au sein de ce recueil où sont évoqués des auteurs comme Günter Grass, Peter Weiss, Vladimir Nabokov ou Bruce Chatwin.

L’un des chapitres, consacré à son ami le peintre Jan Peter Tripp, est crucial pour comprendre le style littéraire si particulier de Sebald. Tripp serait en effet à l’origine de la vocation d’écrivain de Sebald et du dépassement de sa condition d’universitaire : « de nombreux textes que j’ai écrits par la suite remontent à cette gravure, y compris le procédé, le respect scrupuleux de la perspective historique, le patient travail de ciselure et la mise en relation, dans le style de la nature morte, de choses qui semblent fort éloignées entre elles. Depuis je n’arrête pas de me demander quels sont ces liens invisibles qui déterminent notre vie, par où passent ces fils   ». Cet extrait résume, comme nul autre, la poétique de Sebald.

Si Campo Santo, livre posthume, semble par moments hétéroclite, que cela soit en termes de thématiques (de la Corse à la littérature germanophone), de date de publication ou d’écriture (le plus vieil article date de 1975, le dernier de 2001) ou de style (universitaire, critique littéraire et écrivain), il offre néanmoins de belles et émouvantes descriptions, qui côtoient des articles parfois plus arides. Le regard sombre que porte Sebald sur l’Histoire traverse l’ensemble de ces textes très divers, leur conférant par là-même une unité. A cause de son histoire personnelle, celle d’un Allemand né à la fin de la guerre, W. G. Sebald, tout comme Thomas Bernhard, qui fut l’un de ses inspirateurs, scrute le refoulement de la culpabilité, ou plutôt l’absence même de culpabilité et de sentiment de « deuil », chez les Allemands après la Seconde Guerre mondiale. Ces textes témoignent de l’extrême sensibilité au monde de Sebald, qu’il s’agisse de relever la beauté, certes mélancolique, ou des horreurs dont il compose le décor