Tous les jeudis, Nonfiction vous propose un Actuel Moyen Âge. Cette semaine, mettons en perspective historique le Fillon-gate et les dénonciations en justice, au Moyen Âge et aujourd'hui... Et si les lanceurs d'alerte étaient les lointains héritiers de leus prédécesseurs Vénitiens ?

Le candidat François Fillon est en mauvaise posture : il doit répondre ces jours-ci à des accusations assez sérieuses de détournement de fonds publics, d'abus de biens sociaux et d'emplois fictifs, qui impliquent sa famille… et qui risquent fort d’impliquer aussi sa campagne. Tout cela parce que le Canard enchaîné a lancé des dénonciations qui ont ouvert la boîte de Pandore.

Des dénonciations ? Au XXIe siècle ? Tout cela a un fort relent de justice médiévale… Et d’ailleurs François Fillon sait s’en servir à merveille, en se présentant comme une victime de la vindicte populaire, qui attaque son honneur d’homme public.

Pourtant, si on revient aux sources, on constate que les dénonciations n’ont pas été inventées pour faire la révolution, ni pour mettre la tête des nobles sur des piques. En fait, les dénonciations servent juste à maintenir la justice.

 

Engraisser le canard

Au Moyen Âge, la justice est en général extrêmement faible. Au plus haut niveau, on fait et on refait des lois, mais en pratique on peine à les appliquer. La loi concernant l’interdiction des armes en France, par exemple, doit être réaffirmée à de nombreuses reprises tout au long du XIIIe siècle – et c'est encore pire pour l'interdiction du football ! Car on manque de sergents, d’officiers, de juges… et donc on n’identifie qu’une partie infime des délinquants.

Comment faire pour améliorer la justice à moindre frais ? En appelant aux dénonciations, tout simplement. Les dénonciations font alors partie du système normal de la justice. D'ailleurs beaucoup de lois se terminent par une petite phrase : « et si le crime est connu par voie de dénonciation, que la moitié de l’amende aille à celui qui aura dénoncé ».

Si on l’appliquait aujourd'hui, ça ferait beaucoup d’argent pour le Canard enchaîné, non ?

 

Dans la gueule du lion

Évidemment les dénonciations ne sont pas perçues au Moyen Âge comme nous les percevons aujourd’hui. L’expérience passée et présente des dictatures n’est pas encore venue ternir cette pratique, qui est donc valorisée par les autorités publiques. En fait, il s’agit simplement de permettre l’application des lois, et de faire progressivement passer dans le domaine de la justice toute une série de crimes, grands et petits, qui relevaient avant du domaine assez opaque de l’infra-judiciaire. Résumons : au lieu de se mettre d’accord entre voisins, entre familles, ou entre villages (je te donne un sac de blé, tu me rends mon cochon…) on aura de plus en plus intérêt à passer par la justice. On retrouve donc les dénonciations à tous les niveaux de la justice, dans la société laïque comme dans les milieux ecclésiastiques.

L’exemple le plus connu de cette pratique reste sûrement les célèbres « bouches de la vérité » ou « bouches du lion », qu’on retrouve à Venise, essentiellement aux abords du Palais du Doge. Instaurées au début de l’époque moderne, au XVIe siècle, elles permettaient de glisser des dénonciations, cette fois anonymes. Ce qui est remarquable, c’est qu’une fois de plus ce sont les autorités qui prévoient un mécanisme voué à faciliter les dénonciations.

Les dénonciations sont donc admises, et même sollicitées, parce qu’elles fonctionnent selon une logique verticale : elles sont appelées par l’État. La comparaison avec le Moyen Âge s’arrête donc ici : parce qu’aujourd’hui, la logique s’est inversée, et personne au sommet de l’État ne souhaite favoriser les lanceurs d’alerte

 

Les couacs de la justice

En effet, depuis quelques décennies, mais surtout depuis le développement d’Internet, les dénonciations viennent le plus souvent de la société civile.

Du canard enchaîné à Mediapart, les lanceurs d’alerte doivent passer par la presse, puisqu’aucune structure institutionnelle n’est prévue pour porter leur voix. Et encore, les médias qui leur donnent la parole sont rares. D’où de véritables risques personnels pour ceux qui rompent la loi du silence. Chelsea Manning ne sera pas libéré avant avril, Julian Assange et Edward Snowden sont en exil depuis des années, et personne ne parle de leur donner la moitié de l’amende prévue pour les crimes…

Cette constatation montre deux choses. D’une part, cela montre que la justice est toujours faible. Car au Moyen Âge comme aujourd’hui, lorsque l’on a besoin de dénonciations pour épingler les malfaiteurs, c’est que les accords infra-judiciaire et opaques sont encore trop répandus. Mais surtout, c’est un signe que les cercles du pouvoir sont de plus en plus puissants. Évasion fiscale, détournement de fond, dans certains cas viol... Les puissants n’ont plus peur de se retrouver dans la gueule du lion.

 

Pour aller plus loin :

- James Shaw, The Justice of Venice : authorities and liberties in the Urban Economy, 1550-1700, Oxford University Press, 2006.

- Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise triomphante : les horizons d’un mythe, Albin Michel, 1999

- Martine Charageat et Mathieu Soula (dir.), Dénoncer le crime du Moyen Âge au XIXe siècle, Pessac, MSHA, 2014.