La République doit-elle retrouver sa puissance de faire peur ?

En bref : Pour le philosophe Yves Michaud, le monstre qui menace le présent a un doux visage : c’est la déresponsabilisation du citoyen qui se cache derrière la pseudo-bonne conscience, et à laquelle on donne le nom de bienveillance. Contre la paralysie politique à laquelle nous voue ce sentimentalisme, il convient de renouer avec la Raison des Lumières et refonder notre système politique sur une citoyenneté de contrat et d'engagement.

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Yves Michaud ne suit pas les effets de mode. Soucieux de comprendre la crise politique que traverse la France, il s’attache depuis plusieurs années à construire une solution qui ne soit pas un simple bricolage, et encore moins un discours universalisant détaché de toute appartenance à l’histoire et à l’action. Après avoir montré dans Contre la bienveillance (Stock, 2016) qu’aucune bonne conscience ne saurait se confondre avec la justice et que la politique n’est pas une question morale, il poursuit l’analyse dans Citoyenneté et loyauté (Kero, 2017) qu’il place sous l’égide de Rousseau et du Contrat Social. Avec pour parti-pris d’aborder les questions politiques en tenant à distance tout sentimentalisme déplacé et fossilisant, c’est-à-dire tout simplement à l’aune de la raison.

 

Une philosophie de l’enquête

Dans un entretien pour Philosophie Magazine, Yves Michaud qualifie ainsi sa démarche : « Je suis parti, comme tous les philosophes de ma génération, sur l’idée d’un système qui pouvait avoir nom marxisme, existentialisme, heideggerianisme, etc… et constatant l’impossibilité du système, je me suis tourné vers l’enquête, puis vers l’essai, comme Hume. (...) Se libérer du système est une liberté. J’y retrouve la tradition du scepticisme de combat, celui de Socrate et de Nietzsche. Et plutôt que de prétendre à un système, il me paraît plus essentiel de revendiquer un « style » de philosophe enquêteur ».

De fait, il y a un style Yves Michaud, qu’on reconnaît d’abord au choix des Lumières du XVIIIe siècle propre à sa réflexion : un choix qui prête à tous les contresens, si on ne fait pas l’effort de s’attacher à ses arguments. La philosophie doit s’engager au présent, se faire action sans négliger qu’elle s’adresse à un lecteur, à la manière de Socrate qui cherchait à libérer – à faire accoucher – son interlocuteur de la vérité. Il s’agit de poser des questions, avec toute l’ironie socratique, aux certitudes trop vite établies. Le risque est de choquer les « belles âmes », si aériennes et détachées du monde qu’Hegel les dénoncera en montrant que la bonne conscience peut parfois engendrer et laisser faire des monstres. Car on n’identifie pas toujours les monstres. Reconnaître celui qui menace notre présent est d’autant plus difficile qu’il n’a aucun air de déjà-vu : c’est la déresponsabilisation du citoyen, qui se cache derrière la pseudo-bonne conscience à laquelle on donne le doux nom de bienveillance : « Il ne s’agit pas de noircir le tableau mais seulement de décrire une situation à laquelle nous sommes malheureusement habitués, avec la conviction désormais banale qu’ils sont tous corrompus et qu’une oligarchie organisée tient les manettes du pouvoir sous les apparences d’une organisation démocratique. »  

La banalité engendrée par certaines habitudes de pensée, visant plus à se rassurer qu’à ébranler de fausses certitudes, nous conduit à reconduire des poncifs moraux, voire des théories du complot qui nous évitent surtout d’agir avec résolution et nous enferment dans la superstition.

 

Des questions qui fâchent

Ainsi faut-il repenser la question de la peine de mort, écrit Yves Michaud, non pas au hasard du clavier, mais parce que cette question est exemplaire de ce qu’il veut nous faire comprendre. La défense de la peine de mort est traditionnellement attribuée à un discours conservateur et qualifié de réactionnaire. Si l’auteur aborde cette question, c’est parce qu’il est sans concession avec un humanisme moraliste : « Que je sache, personne n’a encore argumenté contre la peine de mort infligée à Eichmann par l’État d’Israël, un pays qui ne pratique pourtant pas cette peine. »   Ce qui justifiait cette peine d’exception, c’était le crime contre l’humanité qui est un crime barbare, et qui ne se réduit pas à un moment historique : les attentats terroristes en font partie. Les terroristes ont-ils le droit à une retraite paisible, s’indigne Yves Michaud, renvoyant la morale à ses contradictions internes ?

La morale, quand elle se confond avec le politique, conduit l’État à la paralysie et nous met face à l’insupportable, ce qui aboutit à l’esprit de révolte. Pour que l’humanisme soit viable, encore faudrait-il que les individus y soient sensibles. Or l’humanisme des origines s’adressait à un public de doctes, pas à un peuple au système éducatif en crise. C’est ici qu’intervient Rousseau, qui exprime à quel point l’humanisme lettré n’a rien à voir avec le moralisme. « Dans un État bien gouverné, il y a peu de punitions, non parce qu'on fait beaucoup de grâces, mais parce qu'il y a peu de criminels : la multitude des crimes en assure l'impunité lorsque l'État dépérit. » (Le Contrat Social, II, 5).

Un peu plus loin dans le texte, Yves Michaud clarifie sa position : il s’agit de mettre en place des solutions proprement « exemplaires » – c’est-à-dire pourvoyeuses d’exemples – pour retrouver une République consistante et des citoyens dignes de ce nom. Si comme il l’écrit, « La peine de mort n’existant plus, il est raisonnable de compléter les châtiments prévus pour ces crimes par une peine de mort civile »   , c’est en définitive parce que la République a besoin de symboles forts pour marquer son autorité. En ce sens la République doit retrouver sa puissance de faire peur. Ce que constate Yves Michaud, c’est qu’elle est tout au contraire emportée dans une dérive à contre-sens, liée à l’idéologie moralisatrice de la bienveillance.

 

 

Une anthropologie au fondement de la réflexion politique

Le ton est décidé et clair. L’État de droit français va mal, et s’est transformé en un guichet, en un distributeur de droits. Si les français se plaignent des insuffisances de la démocratie, ou encore d’une crise de l’identité française, le problème que diagnostique Yves Michaud n’est pas là : l'essentiel n'est pas que la démocratie de la France de 2017 de convient pas, soutient-il, mais plutôt qu’elle ne « me » convient pas. Le problème, c’est qu’égoïstement, mon amour propre engage une critique de cette démocratie-là dans un esprit bien éloigné du souci de l’intérêt commun. L’Etat est devenu un prestataire de services. Quant à l’identité, c’est une invention figeant le mouvement de nos apparitions diverses dans une fiction aux raisons affectives. Ce rapide préambule fonde anthropologiquement l’analyse qu’Yves Michaud consacre ensuite aux défaillances de la citoyenneté. On se souvient combien la décision politique du gouvernement de faire déchoir le citoyen de sa nationalité avait ouvert une vaste polémique. Le philosophe la reprend, en l’éclairant sous un nouveau jour : dissocier la nationalité de la citoyenneté s’impose si l’on veut se libérer des impasses où conduit la question de l’identité nationale et ses relents affectifs sulfureux, pour repenser à nouveau frais le politique. Pour Michaud comme chez Hume, il s’agit de partir de l’expérience subjective de chacun (toujours changeante) tout en tenant compte des moments historiques (le nôtre étant marqué par la dissidence islamiste).

Pour le dire autrement, dans cette perspective, les citoyens sont tellement habitués à leur condition citoyenne que tout semble aller de soi. Les droits acquis sont devenus un dû, et rares sont ceux qui en supportent les devoirs. Le concept de citoyen est ainsi périmé du fait d’une universalité qui ne tient pas compte de son sens historique. Cette perte de sens du concept de « citoyen » se montre crument dans la confusion entretenue entre « citoyenneté » et « nationalité », deux notions apparues à des moments différents de l’histoire et parfois même opposées dans certaines de leurs implications. Si la citoyenneté nous renvoie à la Grèce antique et à l’organisation de la vie publique dans la cité, la nation est un concept né au XIXe siècle du fait du développement de l’Etat-nation, qui réfère à une population unifiée par le pouvoir souverain et renvoyée à sa « naissance » (les deux termes ont la même racine, « natus », né, qui est aussi la racine de « nature »). L’idée de « patrie » remonte bien au-delà de celle de nation, et se rattache à la sédentarisation, liée à la pratique agricole : il y a d’ailleurs un statut de l’« a-patride » qui, s’il ne possède pas les droits des citoyens du lieu où il se trouve, bénéficie d’un minimum de droits, au même titre qu’un touriste. Se rattacher à un sol n’est pas nécessairement lié à la notion politique de citoyen.

 

Les contradictions du droit du sol et du sang

Pour Yves Michaud, on se fourvoie ainsi en opposant le droit du sol et le droit du sang. Comme le disait déjà Rousseau : « Quand chacun pourrait s'aliéner lui-même, il ne peut aliéner ses enfants ; ils naissent hommes et libres » (Contrat Social, I, 4). Autrement dit, les droits du sol ou du sang s’articulent difficilement avec la liberté naturelle de l’individu, qui consiste à décider librement de ses engagements. Car qui est donné ne saurait être un acte libre de la volonté. Associer citoyenneté et nationalité pose un autre problème qui se révèle à la lumière de la binationalité : « La double appartenance nationale implique par définition et pour tout un chacun la double allégeance à des principes civiques qui sont distincts, parfois même contradictoires – sans parler, en profondeur de la différence des habitus politiques, de la « façon de vivre politiquement ».   Impossible, donc, de construire une citoyenneté consistante sur des notions aussi instables.

Le philosophe introduit alors la nécessité de renouer avec les philosophies du Contrat. Rousseau proposait le Contrat Social ; Yves Michaud parle d’engagement loyal. Il faut cesser de reconduire automatiquement le droit de citoyenneté. Devenir citoyen doit être un engagement : « Reconstruire la citoyenneté, c’est alors revenir aux idéaux d’engagement citoyen de la République, créer les conditions d’une nouvelle loyauté, d’une citoyenneté voulue, engagée et non pas passive, consommatrice de droits et de bénéfices »   .

Comprenons bien : l’engagement du citoyen n’est pas ce qui doit donner un nouveau souffle à l’Etat de droit actuel, il doit plutôt constituer la substance d’un nouvel Etat politique. Car que l’on fasse des concessions ou que l’on choisisse la répression à l’égard des actes qui portent atteinte aux citoyens, le résultat est le même, à savoir l’échec. « L’État de droit est destiné, en son principe, à garantir les droits des citoyens contre tous les arbitraires et tous les abus ». Or ces principes sont en crise du fait de leur impossibilité en raison de la nature même du mécanisme social : « Tout mécanisme social finit par connaître des dérives et faire l’objet de contournements, d’exploitation et d’abus »   .

Pour que la philosophie ne s’en tienne pas au registre du verbiage, le livre d’Yves Michaud s’achève sur une série de propositions politiques à l’attention de nos gouvernants, renouant avec la figure du conseiller dont Bacon, en 1605, soulignait l’importance auprès des monarques : « Si les Etats sont dirigés par des hommes d’Etat empiriques, sans alliance avec des hommes instruits, cela ne peut que conduire à des conséquences redoutables ». Il s’ouvre aussi sur un constat qui laisse songeur : si notre situation est proche de celle de 1786-1788, la révolution n’est pas pensable, quoique le délitement et la décomposition de nos équilibres politiques puissent et doivent être pensés.

 

A lire également sur nonfiction.fr :

Yves Michaud, Contre la bienveillance, par Maryse Emel

Augustin Landier, David Thesmar, La société translucide. Pour en finir avec le mythe de l'Etat bienveillant, par Guilhem Cassan